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Du Niémen à l’Elbe : la manœuvre retardatrice de la Grande Armée

Campagne de Russie - Faber du FaureCampagne de Russie - Faber du Faure

(Cet article est repris et remis en forme à partir de celui publié, sous la plume de Jean-François Brun, par la Revue Historique de Armées, dans un numéro spécial consacré à 1812 – Les illustrations ont été ajoutées par la Rédaction)

 

La retraite de Russie
La retraite de Russie

Trop fréquemment, l’évocation de la retraite de Russie s’achève sur le franchissement tactique de la Bérézina, qui permet à la Grande Armée d’échapper à la tenaille russe. Mais les survivants ne s’égaillent pas dans la nature pour joindre, dans la deuxième quinzaine d’avril 1813, les régiments nouvellement levés qui entament la contre-offensive contre les coalisés à partir de l’Elbe. En réalité, une manœuvre retardatrice est menée du Niémen à l’Elbe, de décembre 1812 à avril 1813. Ce mouvement rétrograde continu constitue le « chaînon manquant » qui permet de lier la campagne de Russie aux campagnes de Saxe et de France, faisant ainsi un tout des guerres menées par l’Empire français contre un nombre toujours plus important d’adversaires européens, de juin 1812 à avril 1814.

Le maréchal Étienne Macdonald (Antoine-Jean Gros)
Le maréchal Étienne Macdonald (Antoine-Jean Gros)

Fin novembre 1812, le dispositif de la Grande Armée peut se décrire ainsi. L’aile nord (23 000 combattants formant le 10e corps d’armée de Macdonald) manœuvre entre Riga et le Niémen. L’aile sud (40 000 soldats du corps autrichien de Schwarzenberg et du 7e corps d’armée de Reynier) couvre le grand-duché de Varsovie. Au centre, les rescapés de l’expédition de Moscou ont aggloméré, au fur et à mesure de la retraite, les diverses unités qui assuraient la sécurité de leurs arrières. Ils représentent désormais un groupement de 35 000 hommes, suivis de 10 000 à 15 000 traînards. Les Russes tentent alors de piéger cette portion centrale au niveau de la Bérézina grâce à une tenaille formée par les 28 000 soldats de Tchitchagof, qui tiennent la rive occidentale, les 25 000 de Wittgenstein et Steinheil, qui arrivent du nord, et les 50 000 de Koutouzov, qui poursuivent l’empereur. Prenant ses adversaires de vitesse, Napoléon traverse du 24 au 29 novembre, avant que les forces ennemies aient pu effectuer leur jonction et l’écraser. Au matin du 29, la Grande Armée brûle les ponts derrière elle, laissant seulement sur la rive orientale une partie des blessés et des traînards.

Sur la rive droite de la Bérézina (Pfoto R. Ouvrard)
Sur la rive droite de la Bérézina (Pfoto R. Ouvrard)

 

L’abandon du Niémen

 (Note : la correspondance de Napoléon pour décembre 1812 est à voir ici)

Joachim Murat
Joachim Murat

L’empereur quittant ses troupes le 5 décembre 1812, après avoir confié le commandement à Murat, a la certitude de les avoir sauvées du piège adverse. Il résume d’ailleurs ainsi la situation dans une lettre du 29 novembre [1]Lettre de Napoléon à Maret, duc de Bassano, 29 novembre 1812, no 19 362.  :

« L’armée est nombreuse, mais débandée d’une manière affreuse. Il faut quinze jours afin de la remettre au drapeau. »

Le 4 décembre [2]Lettre de Napoléon à Maret, 4 décembre 1812, no 19 373. , il estime que

« dix jours de repos et de vivres en abondance remettront la subordination ».

Décidé à faire hiverner sur place les rescapés, il donne en ce sens des ordres très clairs [3]Brun (J.-F.), L’économie militaire impériale à l’épreuve de la VIe coalition, thèse de doctorat, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 1992, p. 193 à 195. : établir un dispositif cohérent sur le Niémen, appuyé sur Vilna et Kovno, afin de permettre aux survivants de se regrouper et de se réorganiser tout en amalgamant les renforts venant d’Allemagne. De fait, les réserves de Vilna contiennent près de quatre millions de rations, 30 000 paires de souliers, un nombre considérable de fusils et d’effets. De plus, la garnison vient d’être renforcé de 12 000 hommes parfaitement entraînés et équipés. À condition d’établir quelques batteries d’artillerie, des palissades et une quinzaine de redoutes, la place peut servir de camp retranché tout l’hiver. Parallèlement, en deuxième ligne, le dispositif s’appuiera sur Koënigsberg, Posen et Dantzig puis, en troisième ligne, sur les places de l’Oder et le grand-duché de Varsovie.

Maison où Jomini habita à Vilnius
Maison où Jomini habita à Vilnius

De plus, Napoléon est persuadé que les Bavarois du général de Wrède arrivent au-devant de lui et que Schwarzenberg n’est plus qu’à trois marches de sa gauche, soit moins de 100 km. Bref, en additionnant les forces des ailes nord et sud, les présents du groupement central et les renforts venant d’Allemagne et mis en route antérieurement à la retraite, il pense pouvoir disposer, en quelques jours, de plus de 170 000 hommes ce qui, avec l’appoint du 5e corps polonais (qui refera ses forces dans le grand-duché), est suffisant pour attendre le printemps en sûreté. À cette époque, à la tête d’unités venues de France, d’Italie ou des pays alliés, il sera en mesure d’entamer une nouvelle campagne.

Or, la réalité est toute autre. Dans les rangs des rescapés, sitôt connu, le départ de l’empereur provoque une véritable crise morale. L’aggravation des conditions météorologiques suscite, par ailleurs, des pertes énormes. De Moscou à la Bérézina, il n’y avait eu que trois jours de froid extrême et 65 000 hommes avaient disparu. Après la Bérézina, on comptera 22 jours de gel continu, avec des nuits, voire des journées, où la température descend en dessous de -30°C ! [4]Larrey, Mémoires, t. IV, p. 104 à 107 et La Barre De Nanteuil (H. de), Le comte Daru, p. 206. Les trois étapes qui séparent Smorgonie de Vilna ont ainsi probablement causé la perte de plus de 20 000 hommes. Enfin Murat s’avère incapable de gérer fermement la situation. Dès lors, le groupement central se délite tandis que Koutouzov, à deux ou trois jours de marche, organise la poursuite de façon à encercler Vilna, où les fuyards ne peuvent manquer de s’arrêter, afin de réaliser là le gigantesque coup de filet qui a échoué sur la Bérézina

Michail Illarionovich Kutuzov
Michail Illarionovich Kutuzov

Les survivants se présentent en masse à Vilna. Sourds à tous les appels à la raison, ils forment une foule inorganisée et incommandable. Le 10 décembre, les derniers arrivent, les Cosaques sur leurs talons. Cédant à la panique, Murat ordonne l’évacuation après avoir enjoint aux ailes nord et sud de retraiter sur Tilsitt. Le désordre entraîne la perte de tout le matériel, dont 100 à 120 pièces d’artillerie, et du trésor de l’armée. Le moral est au plus bas et Koutouzov note, le 14 décembre [5]Reboul, Campagne de 1813, t. I, p.74 :

« Tous les jours, les détachements en reconnaissance font des centaines de prisonniers qui ne se donnent même plus la peine de se défendre. »

Ce phénomène de panique collective empêche tout regroupement à Kovno et les rescapés continuent leur route, munis de vivres et parfois de nouvelles armes, attirés par le Niémen comme par un aimant. Finalement, en incluant retardataires et isolés, 20 000 à 25 000 soldats (dont 2 500 combattants organisés entourant Murat et l’état-major) franchissent le fleuve.

References

References
1 Lettre de Napoléon à Maret, duc de Bassano, 29 novembre 1812, no 19 362.
2 Lettre de Napoléon à Maret, 4 décembre 1812, no 19 373.
3 Brun (J.-F.), L’économie militaire impériale à l’épreuve de la VIe coalition, thèse de doctorat, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 1992, p. 193 à 195.
4 Larrey, Mémoires, t. IV, p. 104 à 107 et La Barre De Nanteuil (H. de), Le comte Daru, p. 206.
5 Reboul, Campagne de 1813, t. I, p.74