[ed-logo id=’7324′]

Latest Posts

Napoléon, un héros face aux romantismes ?

(Texte de la conférence de M. Raphael Lahlou, journaliste à RCF Radio que nous remercions ici bien vivement)

 

Introduction.

Évoquer Napoléon en le plaçant face à la littérature, peut sembler la réalisation d’un exercice évident, le suivi d’un principe facile, la concrétisation d’une affaire, somme toute : banale.

Avant d’entrer au plein cœur de mon sujet, qui ne se limitera pas à un face-à-face entre Napoléon et Victor Hugo ou uniquement avec des écrivains français et du dix-neuvième siècle exclusivement, pour des raisons que j’essaierai dans un instant de vous expliquer logiquement, je tiens à exprimer à Monsieur Salasca ainsi qu’à Monsieur le maire Xavier Lacombe, mes remerciements très sincères et les plus chaleureux pour ne m’avoir pas finalement, malgré les apparences que je viens de vous signaler, offert ce qu’il serait convenu d’appeler: « une tâche aisée ou facile».

En effet, l’évidence, la facilité, la banalité, tout ce dont je vous ai parlé dès l’abord, ne sont que des critères, des qualificatifs insuffisants en ce qu’ils n’ont manifestement, après un examen attentif, rien à voir ni avec Napoléon, ni avec la littérature.

Disons-le, un peu brutalement: même en maniant le romantisme au pluriel, même en interrogeant la dimension de héros de Napoléon, le recours à la littérature, il conviendrait d’indiquer immédiatement: les littératures, s’impose. Il est, ce recours, inévitable. Mais il n’a rien d’évident, ni de commode. Pourquoi ?  Parce qu’il faut envisager et Napoléon et la littérature si vaste qui le concerne avec un souci net de nuances, dont certaines sont finalement imprévues.

Nuance initiale.

La première nuance, fondamentale, que je voudrais tenter de vous préciser, c’est que Napoléon est, pour quiconque l’examine et l’envisage, et les écrivains n’y échappent pas, un objet ou un sujet de fascination. Cette fascination, je voudrais la situer immédiatement, par deux citations, l’une venant d’un romancier difficile à étiqueter mais qui n’est pas absolument sans romantisme, l’autre d’un génial touche-à-tout, homme de théâtre, romancier et cinéaste.

Le premier est donc Gustave Flaubert, et l’autre : Sacha Guitry.

Gustave Flaubert
Gustave Flaubert

Flaubert, donc, exprimait ceci :

« Ce qu’il y a de beau dans l’Empire, c’est l’admiration de l’empereur, amour exclusif, absurde, sublime, vraiment humain.»

Guitry, dans son scénario du film  »Napoléon », en 1955, mettait dans la bouche de Talleyrand qu’il incarnait, apprenant la mort de l’exilé de Sainte-Hélène, ces mots :

«Il exista naguère un être fabuleux, qui avait pourtant l’aspect d’un homme, qui naquit dans une île, rêva toute sa vie de conquérir une île, se retira dans une île, et qui contre son gré trépassa dans une île…» !

Sacha Guitry
Sacha Guitry

Ce résumé, exprimé entre Flaubert et Sacha Guitry, du destin de Napoléon et de ce qu’il a représenté comme force d’admiration et d’amour, tout autant que le destin d’un homme écartelé et finalement foudroyé par les îles, c’est incontestablement une double image romantique ; celle qui tient de l’ordre ou de la passion du sentiment amoureux, à un degré en partie inexplicable mais fascinant pour Flaubert ; celle de la fabulation, de l’obstination d’un homme et d’une cristallisation admirablement obstinée, ayant l’île pour objectif et pour miroir autant que pour tombeau, pour Guitry, donc.

On le voit bien, pressé et pris ainsi, entre les lignes par Flaubert ou face caméra par Guitry et son étrange théâtre animé et coloré, Napoléon dépasse, déjà, incontestablement le dix-neuvième siècle, celui où s’exerça son pouvoir.

Un sujet à limiter ou bien à élargir ?

Doit-on, en conséquence, limiter nos réflexions ce soir, celles que je partage avec vous, au seul siècle traversé en météore par Napoléon Bonaparte, entre 1769 et 1821, comme aux seuls auteurs qui l’ont su escorter ou pu suivre, à distance plus ou moins respectueuse mais encore relativement proche après sa mort ? J’ai employé le mot de fascination. Il nécessite, exige même probablement, un peu d’explication. En user ici, dans une réflexion qui cerne Napoléon littérairement, c’est fixer l’homme tel qu’il a été vu, tel qu’il a été suivi, tel aussi qu’il a manié ou mené les peuples, tel qu’il a voulu bâtir et exercer son pouvoir. En ce sens, Napoléon, littérairement envisagé, appartient à une époque, mais il a continué après sa mort à régner sur ce vaste domaine étrange : l’imagination. Qu’il ait été aimé ou combattu, il n’a cessé d’interroger, de s’imposer en énigme.

De ce fait, littéralement, exactement : il fascine. Il tient en effet d’une triple dimension, unique en son temps, et restée sans doute dans sa personne, indépassable depuis : il est un homme, dont le portrait est difficile pour toutes les formes d’arts ou d’analyses qui cherchèrent à le retenir, à le tenir, à le saisir ; il est par ses actes et sa présence, un héros.

Par ces derniers et par son autorité pour tenter de fixer et de marteler sa postérité, par sa légende immédiate, organisée aussi par lui et tout au fil de sa carrière, Napoléon est, pleinement sans doute, un mythe. Un mythe, aussi, parce qu’il ne concerne pas que son île natale ou que la France. Réfléchir sur la dimension littéraire de Napoléon, c’est réfléchir sur une dimension non pas du romantisme, mais bien : des romantismes qui s’emparèrent de lui, autant qu’il les a marqués dans toute l’Europe, même celle coalisée contre sa puissance, rétrospectivement, de l’Angleterre à l’Autriche, des Allemagnes à l’Espagne, de l’Italie à la Russie.

Cette dimension, d’ailleurs, concernerait encore l’Orient et les Amériques, mais vous comprendrez, Mesdames et Messieurs que je me bornerai ce soir à l’ouverture de belles pistes et non pas à toute leur exploration. C’est donc un sujet néanmoins large, vous le comprenez, que celui qui installe Napoléon devant la littérature, et non pas une forme de divertimento facile, léger, rapide. Un sujet d’autant plus difficile qu’entre les diverses définitions du romantisme, ou de la Romantique à l’allemande, il y aurait bien des nuances à esquisser, entre le groupe dit de Genève et les travaux de Sismondi. Les nuances aussi seraient nombreuses : celles de la perception du héros, modèle d’énergie vitale et sentimentale, un être absolu en action, admirable, à la Stendhal (son De l’Amour et les généraux corses qui y sont cités, sa notion de cristallisation sentimentale avec l’image des cristaux de sel de Salzbourg, en donne une définition ; il a pour le romantisme répondant à la Romantique allemande si critique pour la France via Schlegel s’en prenant à Racine et au prestige classique français), avec les idéalisations de la gloire, chez Stendhal, Byron et Hugo, avec la notion du Héros analysée par Thomas Carlyle en Angleterre. Pour saisir les nuances de ces débats et définitions, il faut se pencher en Angleterre sur le poète Wordsworth et d’autres, à la naissance du romantisme anglais vers 1760, sur les débats analysés son Histoire de la littérature française si subtile, par Albert Thibaudet (via les courants catholiques allemands, sur les groupes protestants de Coppet et de « l’échancrure de Genève », sur le romantisme de l’est européen, de la Russie, de toute l’Europe centrale, sur les liens enfin du Risorgimento italien et le romantisme péninsulaire entre 1770 et 1870, par exemple. Cela nous entraînerait très loin…)

Entrée en scène prématurée de Victor Hugo.

Victor Hugo
Victor Hugo

Lorsqu’on considère la littérature du dix-neuvième siècle, celle de l’espace temporel où s’inscrit aussi Victor Hugo, que je n’oublie pas, entre 1802 et 1885, Napoléon Bonaparte et le romantisme sous toutes ses formes s’imposent et se considèrent avec une netteté rigoureuse et vigoureuse.

La complicité entre Bonaparte et ce dix-neuvième siècle naissant également incarné et traversé passionnément par Victor Hugo qui revendique son parallélisme propre et tout personnel avec Napoléon, on la trouve dans cette évocation poétique célèbre, pour saluer 1802, naissance du poète et dans le même temps, celle du Consulat à vie pour Bonaparte ; je vais bien sûr citer, incomplètement, le poème, mais vous savez que l’entrée en scène de Victor Hugo, comme le poète le sait aussi, face à Bonaparte, reste quelque peu prématurée. Voici donc quelques-uns des vers fameux :

«Ce siècle avait deux ans !
Rome remplaçait Sparte, Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
[…]

Et le poète ajoute :

« Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur
Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,
Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,
À tous les vents de l’air fit flotter mon enfance.
[…]

Hugo poursuit encore :

« D’ailleurs j’ai purement passé les jours mauvais,
Et je sais d’où je viens, si j’ignore où je vais.
L’orage des partis avec son vent de flamme
Sans en altérer l’onde a remué mon âme.
Rien d’immonde en mon cœur, pas de limon impur
Qui n’attendît qu’un vent pour en troubler l’azur !

Et il conclut, ce poème qu’il a daté de 1830, et qui est publié dans Les Feuilles d’automne en 1831, dix ans après la mort de Napoléon, par ceci:

« Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,
À l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,
Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;
Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine
Mon père, vieux soldat, ma mère, vendéenne ! »

 

Le personnage Napoléon.

Mais : puisque, Mesdames et Messieurs, nous venons de saluer la naissance d’un poète, celle d’un consul à vie et la mort aussi de Napoléon, et cela grâce au même élan poétique, tentons de voir à présent, en paraphrasant Jean Giono la naissance d’un personnage. Comment est né littérairement le personnage Bonaparte ? Cela nous ramènera à la réalité historique, à la légende et à l’ensemble de ce qu’on pourrait nommer ici : les totalités littéraires. Car si l’on admet Napoléon Bonaparte comme héros, il faut le concevoir comme un personnage total. Napoléon est un mélange de culture classiques et baroques, multiples (française, bon connaisseur du dix-septième, admirateur de Louis XIV et de son siècle, mais aussi pré-romantique – Volney et ses  »Ruines », Rousseau, Voltaire et divers auteurs et poètes du dix-huitième, son siècle. Il a aussi une solide culture classique et baroque italienne.)

Romantique, Bonaparte l’est tôt : ses proclamations ardentes et frappantes en Italie dès 1796 signent un ton qui n’est qu’à lui – l’ardeur de ses lettres amoureuses à Joséphine aussi. L’Egypte y ajoutera. Il a une emphase certaine mais aussi un sens du raccourci et de l’acidité, une franchise sèche, qui lui font railler les proclamations de ses généraux puis maréchaux plus tard, dont Murat.

Personnage total, disons-nous ? Or, avant Victor Hugo, Chateaubriand, avec diverses visions paradoxales, nous en avertissait longuement.

Francois-René de Chateaubriand
Francois-René de Chateaubriand

Avant pourtant de considérer Chateaubriand – celui que Hugo lui-même revendique comme modèle, avec ce cri fameux : « Être Chateaubriand ou rien ! », pour entrer dans la carrière littéraire comme Napoléon, prenant Paoli pour modèle à Brienne même, entrait lui dans la carrière des armes, il faut justement faire une nouvelle nuance.

Si Napoléon Bonaparte est devenu un personnage, un sujet ou un objet littéraire, c’est d’abord à sa façon de bâtir sa propre légende, sa propagande prodigieusement littéraire, essentiellement littéraire ou propre à enflammer l’image et l’imagination littéraires, et donc à lui-même en tant que personnage intrinsèquement, essentiellement et profondément autant que directement romantique, qu’il le doit. Par les journaux militaires et politiques qu’il suscite ou rédige aussi en Italie dans ses campagnes de 1796 à 1800, par ses journaux et publications réalisés en Égypte, entre 1798 et 1799. Par les Bulletins de la Grande Armée, qui fascinaient Chateaubriand voyant en eux une assurance de la Victoire et Balzac, qui étonnaient Goethe et ulcéraient l’Angleterre.

Un écrivain au pouvoir. Son pouvoir sur les écrivains.

Ne perdez jamais de vue que pour comprendre la fascination exercée par Napoléon sur les écrivains, il y a aussi un caractère large et singulier à la fois : il retient et fascine ces derniers parce qu’il est aussi, et précocement, un écrivain. Et ces derniers se rêveront contre lui, par sa nostalgie ou après lui, comme capables eux-mêmes d’exercer ou de méditer sur ce qu’il incarne le plus : le pouvoir. Il est pour eux une existence absolue, Napoléon. Pourquoi, encore ?

Parce qu’il est, au moins autant que Hugo, que Chateaubriand et tous leurs successeurs, en France et à l’Étranger, un précurseur ou un créateur du Romantisme. Et qu’il en donne au moins l’un des tons, comme Paris donnait le la et le ton virulent en matière politique à la Province depuis 1789 et 1793. Comme il imposera un certain ton à l’Europe et au monde et également à son siècle. Même posthumement, d’ailleurs. Cela implique à nouveau un recours à divers textes, et surtout un souci des nuances. Et je vais essayer de procéder par des explications et des extraits rapides. Car, vous le savez, Napoléon Bonaparte est l’exemple même et accompli, complet comme un cavalier ou un athlète, de l’Homme pressé.

Chateaubriand considère Napoléon comme l’exemple même du poète en action et dans l’action.

Goethe et Hegel le verront également selon cette idée du poète en action, de même mais de façon assez ouvertement critique, dans son récit : Le lys rouge, le romancier subtil, mort, en 1924, à peine plus d’un siècle après lui et prix Nobel français de Littérature, Anatole France, qui note ceci :

Anatole France
Anatole France

« Il eut lui-même les illusions qu’il donna au peuple. Ce fut sa force et sa faiblesse, ce fut sa beauté. Il croyait à la gloire. […] Il garda toujours cette gravité enfantine qui se plaît aux jeux des sabres et des tambours, et cette sorte d’innocence qui fait les bons militaires.[…] Il fut l’homme des hommes, la chair de la chair humaine. Il n’eut pas une pensée qui ne fut une action, et ses actions furent grandes et communes. C’est cette vulgaire grandeur qui fait les héros. Et Napoléon est le héros parfait. Son cerveau ne dépassa jamais sa main, cette main petite et belle, qui broya le monde. Poète, il ne connut que la poésie de l’action. […] Sa jeunesse ou plutôt sa sublime adolescence dura autant que lui parce que les jours de sa vie ne s’étaient ajoutés les uns aux autres que pour former une maturité consciente. »

Si Anatole France doutait de l’âme et de la religion de Napoléon, Chateaubriand et Léon Bloy plus tard, n’en doutaient pas. Leur sens de la poésie et de l’action ne dérive pas vers une forme de naïveté ou de niaiserie enfantine soupçonnée chez Napoléon. Ce sérieux religieux agacera Stendhal, interrogera Musset, questionnera l’Italie, sera jugé comme une hypocrisie par l’Espagne révoltée. Elle sera plus nuancée et plus réceptive à l’ensemble napoléonien après sa mort et dans les crises de la monarchie et de la République espagnole, entre 1821 et 1939. De cet intérêt hispanique croissant les Amériques centrale et latine témoignent.

L’Espagne, elle, cultivera un regard ambivalent, ambigu, restant critique mais marqué pour Napoléon comme symbole romantique ou tragique, comme objet de rejet et de fascination mélangés ; des romanciers et poètes espagnols s’en feront l’écho. Des Français aussi, de Stendhal à Claudel, mais aussi Maurice Barrès, François Pietri – ce dernier, autour de la figure de son frère Lucien Bonaparte et de Joseph – , Victor Hugo (via son enfance et son père), Balzac et Dumas, et jusqu’à Péguy et Bernanos ou Léon Daudet et Jacques Bainville, mais aussi : le Polonais Jean Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse, Nerval et Stendhal, Musset et Chateaubriand, et Théophile Gautier et enfin Paul Morand et son Flagellant de Séville au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et de son Épuration, témoigneront à leur façon diverse, en mosaïque pour reprendre un mot mériméen.

L’historien et essayiste Saint Paulien, également spécialiste de Balzac face à l’Empire, marquera aussi, au milieu du XXème siècle le romantisme tragique de l’Espagne sous la marque impériale. Arturo Perez Reverte, immense écrivain actuel conserve en Espagne cette dimension vivante dans son expression romanesque. Mais l’image romantique ou noire de l’Espagne napoléonienne, c’est bien sûr un autre art qui l’a fixée : le pinceau et le dessin de Goya. Celui aussi, un siècle plus tard , de Dali, enfin.

Éxécution des rebelles, ou le Tres de Mayo – Goya

Les Amériques du Nord et du Sud et le domaine caraïbe se souviendront de Bonaparte et de Napoléon, via notamment Nathaniel Hawthorne, Jorge Luis Borges et le Cubain et Breton Alejo Carpentier. On pourrait aussi s’interroger sur l’ensemble des auteurs se consacrant à Haïti, à certaines pages des romanciers se penchant aussi, enfin, sur les épopées bolivariennes et leurs liens napoléoniens. Sur certains épisodes argentins et mexicains.

 

Un mot de l’Angleterre.

Toute l’épopée napoléonienne inspire largement, de manière critique, le père du romantisme romanesque anglais : Walter Scott. Il portera aussi une part de l’œuvre poétique et de prose de Thomas Hardy comme celle de Jane Austen, de Thackeray, celle de Dickens. Enfin, hors de Sherlock Holmes, encore : celle de Conan Doyle dans les trois volumes de son cycle de L’épopée impériale : La Grande Ombre, L’oncle Bernac et les Aventures du Brigadier Gérard. Elle marquera encore la poésie de Rudyard Kipling, via une subtile et longue, très belle, Berceuse de Sainte-Hélène.

Un siècle plus tôt, dans son poème fameux Childe Harold, plus admiratif et moins critique que ne le fut chez nous Anatole France, c’est le poète aussi en Napoléon, que saluait déjà l’Anglais courageux Lord Byron :

Lord Byron« Si, extrême en toutes choses, tu avais gardé le milieu, Ton trône t’appartiendrait encore, ou bien n’eût jamais été ; Car l’audace fit ton ascension comme ta chute ; tu cherches même à reprendre la figure impériale, Et à ébranler encore le monde, O Dieu tonnant de ce théâtre! » ;

Byron le défendra à la Chambre des Lords d’Angleterre, en 1812, par un discours retentissant. Fasciné, il verra aussi en Napoléon l’homme ayant : « Une fièvre au fond du cœur. »

 

Napoléon, sincère ou joueur d’un rôle ?

Poète, acteur, c’est encore comme cela, dans son Journal, en 1833, que Vigny considère Napoléon, dans une note brève :

« Bonaparte, c’est l’homme. Napoléon, c’est le rôle. Le premier a une redingote et un chapeau. Le second une couronne de lauriers et une toge. »

Il approfondira son sens du personnage Napoléon, plus tard, dans ses nouvelles militaires. Musset aussi, dans ses Confessions d’un enfant du siècle, lequel mériterait de grands développements. Mais nous serions trop longuement engagés. On pourrait aussi tenter un parallèle entre Napoléon et le Richelieu de Dumas père, dans le Cycle des Mousquetaires, ou avec Mazarin, l’autre homme d’Etat en rouge, face à l’homme Napoléon au pouvoir. Un Napoléon aimant Talma et son théâtre, l’utilisant, comme Richelieu se savait tragédien et dramaturge !

Voyons plus loin, avançons :

Maurice Barrès l’admirera dans Les Déracinés et fera ce beau portrait :

« Aux heures du Consulat et quand s’élargissaient les premiers feux de sa gloire, on voyait encore un Bonaparte songeur, farouche, avec le teint bleuâtre des jeunes héros qui rêvent de l’Empire. Monté au rôle de César, ce capitaine de fortune adoucit sa fierté amère, il garnit en quelque sorte le dur, le coupant de ses traits, il prit l’ampleur, la graisse de l’Empereur romain. Puis ce furent les dégradations du martyre. Mais quand on eut sur son visage essuyé les sueurs de l’agonie, on vit réapparaître l’aigu de sa jeunesse, l’arc décidé des lèvres, l’arrête vive des pommettes et du nez. »

Pour comprendre Napoléon face à la littérature, il faut toujours tenter un portrait de l’homme. Chateaubriand fut à la fois son ennemi et son admirateur le plus fasciné ; il note ainsi quelques traits de l’homme qui fut Napoléon Bonaparte ; il nous dit, par exemple : « Son sourire était caressant et beau. » Il notera encore :

« Domination personnifiée, il était sec. Cette frigidité faisait antidote à son imagination ardente ; il ne trouvait point en lui de parole, il n’y trouvait qu’un fait, et un fait prêt à s’irriter de la plus petite indépendance : un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté. »

Cette vivacité de l’imagination, tous la notent, la retiennent : les ennemis, de Chateaubriand à Walter Scott malgré lui, de Tolstoï à Marx, les poètes admiratifs ou critiques – Vigny, Hugo, Musset, Pouchkine et Lermontov, Leopardi ; Chateaubriand encore.

Des romanciers, de Stendhal à Conan Doyle donc, Thomas Hardy et son Tambour-Major, de Balzac à Dumas père, de Madame de Staël à Stendhal dans ses Mémoires d’un touriste, tous admettent, parfois à contrecœur, son pouvoir sur les imaginations, des peuples et des chefs ennemis, dont le tsar Alexandre de Russie, tous conviennent de son don de deviner les hommes, de Goethe à Stendhal. Dostoïevski est saisi par Napoléon et médite sur lui et sa dimension spirituelle inquiétante, comme Joseph Conrad aussi. Dostoïevski l’évoque notamment dans Crime et Châtiment. Joseph Conrad, dans sa longue et étincelante nouvelle ‘Le Duel’, a écrit :

« Napoléon dont la carrière eut le caractère d’un combat singulier contre l’Europe entière, détestait les duels entre officiers de son armée. Le grand empereur militaire n’était pas un spadassin et n’avait que peu de respect pour la tradition. »

(le texte anglais original est intéressant dans certaines nuances: “Napoleon I., whose career had the quality of a duel against the whole of Europe, disliked duelling between the officers of his army. The great military emperor was not a swashbuckler, and had little respect for tradition.”

(Notons ici que, dans un sens plus exact, le mot swashbuckler devrait se traduire mieux par un mot vieilli mais précis : bretteur) ! Si l’illustre écrivain polonais de langue anglaise signalait probablement ici, essentiellement, la méfiance de l’Empereur face aux duels qui survenaient dans son armée et parmi ses officiers, on doit cependant contester ou nuancer le mépris ou le manque de respect pour la tradition en forme peut-être plus générale et massive que Conrad affirme chez Napoléon. Ce portrait inspira néanmoins un film superbe : Les Duellistes. Il ne fut pas sans écho non plus sur un récit étrange et subtil d’Anthony Burgess, La Symphonie Napoléon ; Burgess n’est pas que le romancier d’Orange Mécanique.

Entre France et Amérique : Napoléon et Faulkner et Penn Warren, un romantisme sudiste en commun ? Waterloo et Gettysburg. Un double romantisme, insulaire et sudiste. Nostalgie de la cause perdue et de la bataille engagée.

À l’étonnement nostalgique de Dumas, de Vigny, de Musset, à leur angoisse et à celle de Hugo autour de Waterloo, à la surprise du canon saluée par Chateaubriand, répond en partie en Amérique du Nord, face à la Guerre de Sécession ou guerre civile, ou encore guerre entre les États, la nostalgie du Sud, saluée par William Faulkner, en particulier via Gettysburg, cette immense défaite sudiste en Pennsylvanie, en juillet 1863, laquelle vaut Waterloo et son spleen futur en juin 1815. Cette nostalgie des enfants du Sud, de tout garçon de 14 ans, c’est l’équivalent de tout ce qui emporte la poésie et le roman européen dès qu’il s’agit de Napoléon et de son épopée. Dès qu’on évoque l’immense bataille perdue de Waterloo. On peut considérer que Gettysburg ouvre une dramatique vision d’un même monde, d’un même changement du monde pour l’Amérique du Nord.

Faulkner porte Gettysburg comme Dumas ou Hugo portent en eux et hors d’eux, vers leurs lecteurs, Waterloo. Il y a dans la phase finale de la geste militaire de l’Empire une équivalence avec la sympathie sudiste instinctive des Français que notait déjà Alexandre Dumas pendant la Guerre de Sécession, que redoutait Victor Hugo, mais que soulignait aussi, en 1950, lucidement Marcel Aymé. On peut souligner, en revanche, des liens entre la guerre civile et révolutionnaire considérée par Chateaubriand, entre sa vision de l’Histoire et la perception de la Guerre civile américaine de Robert Penn Warren, immense écrivain du Kentucky, mort en 1989, dont l’œuvre a été splendidement comprise en France par le romancier Michel Mohrt. Le poids de la guerre civile américaine, c’est l’équivalent de Waterloo. Aux États-Unis, la Guerre civile est un événement… si j’ose dire: magistral. Il est le moment essentiel de l’Histoire américaine, et comme le note Robert Penn Warren (écrivain remarquable, né en 1905, mort en 1989), auteur de L’Esclave libre, des Fous du Roi, poète, romancier, essayiste et historien majeur originaire du Kentucky: « l’unique événement de notre Histoire, le grand événement pour l’imagination américaine… » (il écrivait cela en 1961-1962, mais ni le Vietnam ni l’Afghanistan n’ont pu remplacer l’importance historique et générale de ce que l’on nomme aux U.S.A.: « la guerre entre les États »)!
Assurément, Penn Warren a raison d’aller bien plus loin dès les premières lignes d’un essai que les Français ne connaissent pas assez:

« Sans exagérer, on peut même dire que la Guerre civile est l’Histoire américaine. Avant la Guerre civile, nous n’avions pas d’histoire au sens le plus profond, le plus intime du terme. Il y avait, naturellement, la noble vision des Pères Fondateurs traduite dans la Déclaration des Droits et dans la Constitution – un rêve de liberté incarné dans une parfaite harmonie. Mais la Révolution n’avait pas créé de nation, sauf sur le papier; et, au cours des années suivantes, la vision des Pères Fondateurs, pour laquelle des hommes avaient souffert et donné leur vie, n’avait que trop souvent servi à étayer des espoirs fumeux et des rêves de victoires faciles et automatiques, à répandre l’illusion d’un destin tout tracé, à entretenir la conviction que le peuple américain était élu par la divinité pour vivre de lait et de miel à peu de frais. »

Homme du Sud, poète majeur, esprit lucide et profond, prosateur remarquable, écrivain majeur, Penn Warren avait été très connu en France, notamment grâce à l’amitié et aux efforts de Michel Mohrt. Dans l’essai capital, de 115 pages environ, dont nous parlons, L’héritage de la Guerre civile, publié chez Stock en 1962, il décortique avec éclat en essayiste passionné par l’Histoire, l’importance de cette War between the States. Les éditions Stock seraient décidément bien inspirées de rééditer Penn Warren de manière large, ses romans, ses poèmes superbes et ses essais, et particulièrement celui-là!

Avec moins d’ironie que Balzac, on peut aussi, comme l’a fait Saint-Paulien, méditer sur une épopée américaine de survivants de la Grande Armée de Napoléon sous la Restauration : c’est toute l’aventure malheureuse mais étonnante du Champ d’Asile, tentative d’installation bonapartiste aux Etats-Unis à partir de 1815.

Laissons de côté cette parenthèse américaine, revenons à Napoléon lui-même vu par la génération qui l’a servi et celle qui a suivi sa mort. On pourrait rapprocher Faulkner, Dumas et la fascinante nostalgie du regret chez Musset et Vigny, dont Aragon, en 1958, se fait encore l’écho dans sa somptueuse Semaine Sainte. De même que toute l’œuvre romanesque partagée entre France et États-Unis d’Yves Berger, notamment Le Sud.

Bref, pour les écrivains toutes frontières, pays ou cieux considérés, Napoléon est un monarque autant qu’un nuage fabuleux qui passe ; Napoléon est une exception irritante et séduisante : il est doté d’une sorte de magnétisme ou de fluide aussi lucide que romantique.

 

Du pouvoir.

Tous enfin, et Balzac tout particulièrement, mais aussi Musset et Stendhal, Dumas aussi, reconnaissent qu’un portrait ressemblant de lui, tant statuairement et picturalement que littérairement, est impossible.

Mais Balzac le fixe, en images essentielles, Mesdames et Messieurs, pour deviner son prestige et sa dimension d’initiateur de tous les romantismes, de la France à l’Angleterre et aux Allemagnes, de l’Italie à l’Autriche, et jusqu’en Russie. C’est Balzac probablement qui saisit le lien absolu, romantique, fascinant de Napoléon et du pouvoir : il le fait mieux que Hugo, lequel admirablement, lui, rend le souffle de l’épopée de Napoléon dans toutes ses évocations des batailles, poétiques et romanesques pour chanter Waterloo à divers tons, jusque dans les pages extraordinaires et qu’il faudrait citer sans les couper, des Misérables.

Citons, sur cette idée du pouvoir, Balzac, sans attendre :

« Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon ? Un homme qu’on représente les bras croisés, et qui a tout fait ! Qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs ; singulier génie qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part ; un homme qui pouvait tout faire, parce qu’il voulait tout ; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et qui cependant devait mourir d’une maladie dans un lit après avoir vécu au milieu des balles et des boulets ; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l’action ».

Il faut compléter Balzac, ici, par Chateaubriand, et le pionnier du romantisme français en 1802, avec le Génie du Christianisme, retrouvait dans ses Mémoires d’Outre-tombe un Bonaparte qu’il n’avait pas vraiment aimé ni longuement servi, mais qui agissait à distance et d’un prestige posthume au romantisme absolu :

« Bonaparte n’est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l’amour des libertés qu’il n’a jamais eu et n’a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l’Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d’orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claque-dents de tribune, de clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d’une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets à l’époque où aucune illusion n’environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées quelle qu’ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre. »

Stendhal, alors qu’il s’appelait encore Henry Beyle, avait été un jeune officier critique envers Bonaparte et plus encore envers Napoléon, son Journal et sa Correspondance en font foi ; mais, chez lui aussi, du Conseil d’État à l’Allemagne, de l’Italie à la Campagne de Russie, le prestige de Napoléon devait devenir non seulement un objet de fascination, mais un véritable attachement sensible, le seul homme qu’il eût finalement aimé et respecté. Citer les exemples romanesques de Stendhal et jusqu’à l’épitaphe qu’il se composa lui-même sont des faits trop connus pour que l’on n’y insiste ce soir. Il faudrait d’ailleurs, du goût de la gloire et de l’héroïsme infusé chez Stendhal par Napoléon, donner en fait une autre conférence, sans être certain que l’on parviendrait avec lui à épuiser notre sujet.

 

Importance de Dumas.

Dans les Compagnons de Jéhu, et dans quelques pages de ses Mémoires, Alexandre Dumas offre plusieurs réflexions utiles sur Napoléon. Sur l’autorité subtile de son regard. Il en sera fasciné, de même que, dans son Journal et sa Correspondance, l’un de ses amis superbes, le génial peintre Eugène Delacroix, au romantisme complexe, aux goûts classiques. Cette importance de Dumas, souvent négligée dans la création littéraire napoléonienne au profit de Victor Hugo, je crois qu’il faut y insister.

Nous aborderons ensuite, si vous le voulez bien, les derniers tournants de ce qu’il est convenable ce soir d’appeler notre Route Napoléon, une trop brève exploration des romantismes. Dont on pourrait donner bien des exemples, russes, italiens, de l’Europe centrale, du cadre polonais ou anglais – de Wordsworth à Joseph Conrad, de Zweig – et son Fouché, d’Adam Mickiewicz à Hoéné Wronski. De Robert Browning et Dante Gabriel Rossetti à Conan Doyle, de l’Allemagne de Hegel à Henri Heine puis Nietzsche. La réalité, c’est que Napoléon, homme, soldat, écrivain, hante la littérature depuis son entrée en scène, via Rivarol, jusqu’à nos jours, dans une forme de romantisme complet, aux multiples formes artistiques, sous la dimension d’une légende favorable ou d’une légende noire. Hugo a chanté Waterloo, Napoléon , même Baudelaire l’a placé dans ses Paradis artificiels, Léon Bloy a médité sur son âme, Vivant Denon a peint en belles pages son Égypte ; Napoléon via Gautier et Vigny, Musset et une large part poétique de Nerval, qu’il faudrait citer, mais nous serions trop long, est créateur du spleen romantique français. Il le portera jusque dans l’œuvre de Proust, méditant sur l’Empire et son mobilier, il escorte toute la poésie nervalienne, des fragments de l’œuvre de l’historien d’art Élie Faure. Et jusqu’à Malraux et De Gaulle, qu’il s’agisse des pages de La France et son Armée ou de l’étrange livre malrucéen : Ces chênes qu’on abat. Reste aussi via Malraux une étonnante Vie de Napoléon par lui-même, parue au début des années 1930, chez Gallimard et sans signature.

Henri Heine, dans ses Tableaux de voyages, inscrit Napoléon dans une franche fascination. Dans ses romans, divers mémoires, une vie aussi de Napoléon, Stendhal a évoqué avec quelque sécheresse qui en font un romantique à part, mais avec une vivacité unique toute l’épopée, l’homme et sa dimension totale, tout l’ensemble de l’Empire et des États associés, ainsi que sa propre carrière. Pour lui, Napoléon, c’est un personnage aimé et irritant, respecté et parfois incompréhensible, mais unique, qui a surtout à son goût comme pour Chateaubriand régénéré l’Italie ; il évoquera aussi bien l’entrée dans Milan en 1796 que Waterloo en 1815. C’est tout le cadre de La Chartreuse de Parme – mais cela nous fera glisser dans un cycle de conférences, comme, envisageant toute la province française, Le Rouge et le Noir. Ou toute l’œuvre aussi de Balzac ; enfin, Waterloo, le duo d’Erckmann-Chatrian l’a aussi évoquée, aussi fortement peut-être que Victor Hugo : mais justement, Mesdames et Messieurs, retrouvons ce dernier.

Car c’est Hugo, surtout, qui, dans le prestige populaire de sa poésie puis de son roman tardif des Misérables, achevé en 1862 a salué cette bataille suprême. Ne nous privons pas d’un extrait poétique :

« Et cette plaine, hélas! où l’on rêve aujourd’hui,
Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui!
Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants!
Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
Hommes, chevaux, tambours, drapeaux;- et dans l’épreuve
Sentant confusément revenir son remords,
Levant les mains au ciel, il dit : – Mes soldats morts,
Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ?
Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
Il entendit la voix qui lui répondait : non! »

Enfin, retrouvons Alexandre Dumas et ses Mémoires restituant sa jeunesse de 1815, les 12 et 20 juin, précisément, à Villers-Cotterêts, sa ville natale :

« Ce fut un merveilleux spectacle que nous donna toute cette vieille garde, type militaire complètement disparu de nos jours, et qui était la vivante personnification de ces dix années impériales que nous venions de traverser, la légende vivante et glorieuse de la France.
« En trois jours, trente mille hommes, trente mille géants passèrent ainsi, fermes, calmes, presque sombres ; ces hommes qui marchaient d’un pas ferme vers Waterloo, c’est-à-dire vers la tombe, c’était le dévouement, c’était le courage, c’était l’honneur ! c’était, non pas la noblesse française, mais la noblesse du peuple français! »
« Je les vis tous passer ainsi, tous jusqu’à un dernier débris de l’Égypte, deux cents mamelouks avec leurs larges pantalons rouges, leurs turbans et leurs sabres recourbés. Il y avait quelque chose non seulement de sublime, mais encore de religieux, de saint, de sacré dans ces hommes, qui, condamnés aussi fatalement et aussi irrévocablement que les gladiateurs antiques, comme eux pouvaient dire : Caesar, morituri te salutant ! « Seulement, ceux-là allaient mourir, non pas pour les plaisirs, mais pour la liberté d’un peuple ; ceux-là allaient mourir, non point forcés, mais de leur libre arbitre, mais de leur seule volonté. Le gladiateur antique, ce n’était que la victime. Eux, c’était l’holocauste. »
« Ils passaient un matin ; le bruit de leurs pas s’éteignit, les derniers accords de leur musique moururent ; cette musique jouait, je me le rappelle, l’air de Veillons au salut de l’Empire… »
« Napoléon suivait toujours le chemin qu’avait suivi sa garde ; Napoléon passerait donc par Villers-Cotterêts. Tout le monde se précipita sur la voiture de l’empereur.
« Je me trouvai naturellement un des premiers.
Il était assis au fond, à droite, vêtu de l’uniforme vert à revers blancs, et portant la plaque de la Légion d’honneur. Sa tête pâle et maladive, qui semblait grassement taillée dans un bloc d’ivoire, retombait légèrement inclinée sur sa poitrine ; à sa gauche, était assis son frère Jérôme ; en face de Jérôme, et sur le devant, l’aide de camp Letort. Il leva la tête, regarda autour de lui et demanda :
Où sommes-nous ? A Villers-Cotterêts, sire, dit une voix.
– A six lieues de Soissons, alors ? répondit-il.
– A six lieues de Soissons, oui, sire.
– Faites vite. Et il retomba dans cette espèce d’assoupissement dont l’avait tiré le temps d’arrêt qu’avait fait la voiture. Les fouets claquèrent ; l’empereur fit un léger mouvement de tête qui équivalait à un salut. Les voitures partirent au grand galop et disparurent au tournant de la rue de Soissons.
La vision gigantesque était évanouie. »

Cette vision se répétera, le 20 juin 1815. En sens inverse, naturellement. Sur le climat entourant Waterloo, Dumas note encore ceci :

« C’était le 18, jour de la bataille de Waterloo, que nous avions appris le résultat des journées du 15 et du 16. On attendait avidement d’autres nouvelles. La journée du 19 se passa sans en apporter : l’empereur, disaient les journaux, avait visité le champ de bataille de Ligny et fait donner des secours aux blessés. Le général Letort, qui était en face de l’empereur dans sa voiture, avait été tué à la prise de Charleroi. Jérôme, qui était à ses côtés, avait eu la poignée de son épée brisée par une balle . »

Il poursuit encore :

« La journée du 20 s’écoula lente et triste : Tout à coup le bruit se répand que des hommes portant de sinistres nouvelles ont été arrêtés et conduits dans la cour de la mairie ; ils disent, assure-t-on, que nous avons perdu une bataille décisive, que l’armée française est anéantie, et que les Anglais, les Prussiens et les Hollandais marchent sur Paris.

« En effet, dix ou douze hommes, les uns encore en selle, les autres à terre et près de leurs chevaux, sont entourés par la population, qui les garde à vue ; ils sont tout sanglants, tout couverts de boue, en lambeaux. Ils se disent Polonais.
« A peine si l’on peut comprendre ce qu’ils disent ; ils prononcent avec difficulté quelques mots de français : selon eux, Napoléon en serait venu aux mains, le 18 avec les Anglais. A midi, la bataille aurait commencé ; à cinq heures, les Anglais étaient battus ; mais, à six heures, Blücher, qui avait marché au canon, serait arrivé avec quarante mille hommes et aurait décidé la bataille en faveur de l’ennemi ; bataille décisive, comme ils disent : l’armée française est non pas en retraite, mais en déroute ; ils sont l’avant-garde des fugitifs: en quarante-huit heures, ces hommes sont venus de Plancenoit. C’est plus d’une lieue et demie à l’heure qu’ils ont faite. Ainsi les courriers de malheur ont des ailes.
« A sept heures, un courrier arrive ; il est couvert de boue, son cheval frissonne de tous ses membres et est prêt à tomber de fatigue. Il commande quatre chevaux pour une voiture qui le suit, puis il saute à cheval et se remet en route. On l’a interrogé vainement : il ne sait rien ou ne veut rien dire. On attend la voiture. « Un grondement sourd et qui se rapproche rapidement annonce qu’elle arrive. On la voit apparaître au tournant de la rue, elle s’arrête à la poste. Le maître de poste s’avance et demeure stupéfait. En même temps, je le prends par le pan de son habit : C’est lui ? c’est l’empereur ?- Oui. C’était l’empereur, à la même place où je l’avais vu, dans une voiture pareille, avec un aide de camp auprès de lui et un autre en face. C’est bien le même homme, c’est bien le même visage, pâle, maladif, impassible. Seulement, la tête est un peu plus inclinée sur la poitrine. Est-ce simple fatigue ?
Est-ce douleur d’avoir joué le monde et de l’avoir perdu? Comme la première fois, en sentant la voiture s’arrêter, il lève la tête, jette autour de lui ce même regard vague qui devient si perçant lorsqu’il le fixe sur un visage ou sur un horizon, ces deux choses mystérieuses derrière lesquelles peut toujours se cacher un danger. – Où sommes-nous ? demande-t-il. – A Villers-Cotterêts, sire. – Bon ! A dix-huit lieues de Paris ?- Oui, sire. – Allez. Et, comme la première fois, après avoir fait une question pareille, dans les mêmes termes à peu près, il donna le même ordre et partit aussi rapidement. Le même soir, Napoléon couchait à l’Élysée. Il y avait jour pour jour trois mois qu’à son retour de l’île d’Elbe il était rentré aux Tuileries.
Seulement, du 20 mars au 20 juin, il y avait un abîme où s’était engloutie sa fortune. Cet abîme, c’était Waterloo ! »

Et ce sera plus tard Sainte-Hélène, jusqu’en 1821, avant l’étonnant retour des Cendres de Napoléon en 1840 à Paris.

 

Un romantisme franco-russe : 1840?

Victor Hugo note

« 15 décembre 1840. Ciel glacé, soleil pur. Oh, brille dans l’Histoire du funèbre triomphe impérial flambeau ! Que le peuple à jamais te garde en sa mémoire, Jour beau comme la gloire, Froid comme le tombeau. « 

Nerval, qui salue ce jour dans ses premières strophes, achève avec ces vers :

Puis les badauds iront le voir aux Invalides,
Mais sans pensée au cœur, avec des airs stupides,
Comme ils vont le dimanche, à la barrière, au bal ;
Et les provinciaux de la place Vendôme/
Iront voir le grand homme, enterré sous le dôme,
Puis dîner au Palais Royal.

Lermontov, lui dans son poème La dernière heure, va dans le même sens :

« Le voilà de retour au pays. Quel accueil ! Comme jadis, on court à lui, le peuple grouille, et Paris délirant dans un riche cercueil, Regarde passer sa dépouille. Souhaits tardifs enfin couronnés de succès ! Mais demain, changement brusque, autre enthousiasme ! Ceux que sa cendre avait tant émus, ces Français La fouleront avec sarcasme. »

Tolstoï, de son côté, bâtira un monde critique, dans les années 1840 et 1860, face au souvenir de Napoléon. Ce sera: Guerre et Paix, exploration d’un véritable monde romanesque et méditatif à lui seul.

Aujourd’hui ?

Constatons aujourd’hui que Lermontov et Nerval, malgré Dumas et Musset saluant les héros et non pas les gladiateurs, dans les soldats de la Grande Armée, ont probablement raison, si l’on considère le retour, très politique et peu solide mais bien matraqué, notamment via M. Lionel Jospin dans un livre, ou plutôt un complexe dont il est charitable d’oublier jusqu’au titre, et qui n’a même pas le souffle hostile et superbe de Lamartine refusant Napoléon et la « religion du bonapartisme posthume. »

On peut préférer le regret de n’avoir pas connu Napoléon du gentilhomme accompli qui fut Barbey d’Aurevilly. On peut aussi s’étonner toujours, avec Hugo, de la vie de cet homme étrange « qui avait comme enivré l’Histoire. » Hugo, fidèle à sa jeunesse, à sa promesse d’entrée dans la carrière littéraire, rejoignait la surprise de Chateaubriand.

 

Mesdames et Messieurs, constatons que les poètes, Russes ou Français, ont provisoirement raison.
Face à Napoléon, le sarcasme a remplacé l’enthousiasme. Mais achevons sur une note moins noire. Évoquer Napoléon aujourd’hui encore, c’est toujours saluer la littérature, et son complément romantique : le théâtre puis le cinéma. Celui de Rostand et de L’Aiglon, le cinéma de Gance et de Guitry, dans des expressions différentes. Abel Gance, venu en Corse, héritier historique, littéraire et poétique du romantisme – Hugo Dumas, précurseurs du cinéma.

Qu’offre Napoléon ? L’acteur, le réalisateur et l’auteur d’un romantisme multiple et permanent, en France comme dans le reste de l’Europe et même à échelle mondiale…

Napoléon n’est pas seulement l’ inspirateur des romantismes et des romantiques, des poètes et des romanciers, des essayistes et des écrivains des diverses passions : il est l’incarnation d’une totalité de romantismes, il est l’Homme du destin et du Spleen.
Depuis sa mort, tous les écrivains que nous avons évoqués en témoignent, il les a laissés avec une sensation étrange, celle d’habiter un monde vide, comme le remarque Dumas père, où ils seraient face à Napoléon comme s’ils se cherchaient en lui, de Hugo jusqu’à Jean-Paul Kauffmann, du Nerval des Élégies nationales et politiques, du Théophile Gautier de La partie carrée, de Pierre Larousse à Michelet, modèle historique de Dumas, de Vigny à La Varende, de Byron à Pouchkine et de Lermontov au Claudel de l’Otage et jusqu’à l’acidité de Jean Anouilh.

Sans Napoléon, Mesdames et Messieurs, sans le plus grand souffle animant l’argile humaine selon la teneur du mot de Chateaubriand, les écrivains et leurs lecteurs sont comme Alain Delon vu par Michel Audiard : « Beau comme le Narcisse. Et malheureux comme les pierres. » Cette dimension belle et tragique, triste comme la grandeur, évoquait pour De Gaulle la certitude que Napoléon n’était pas une âme commune ; il tranchait là avec Anatole France et rejoignait Chateaubriand, cette dimension d’un spleen complet, pour les écrivains français et de l’Europe, c’est au fond l’une des plus assurées définitions des romantismes. Mais, s’il fut lui-même, en quelques occasions porteur du redoutable spleen, il se caractérise par l’énergie : il est une force qui va. Comme Hernani, chez Hugo. C’est un ennemi politique, et un grand critique, flamboyant mais non pas romantique, Léon Daudet, qui, peut-être, a le mieux défini le style de Napoléon Bonaparte, écrivain et orateur.

On comprend mieux, cette complicité Mesdames et Messieurs entre Napoléon et les écrivains de son siècle et qui le suivirent après sa mort quand on lit ceci :

« Le don du récit et celui de l’allocution emphatique sont très remarquables chez Bonaparte. Emphatique, mais concentrée. Dans les adieux de Fontainebleau, comme dans certaines pages du Mémorial, il y a ici un élan et un don de clarté, là une irritation impérative, partout une vivacité et une brièveté qui n’appartiennent qu’à lui »

Venant d’un royaliste convaincu qui considérait stupide le dix-neuvième siècle, vous conviendrez que le compliment de Daudet à Bonaparte et à l’inspirateur du Mémorial n’est pas mince. Je crois qu’il explique simplement et très efficacement ce que j’ai mis trop longtemps à essayer de vous faire saisir ce soir.

Enfin, il y aurait eu à faire image, littérairement, dans toute l’Europe, avec le sens du décor napoléonien : ce que permet de comprendre un immense historien de l’art, l’Italien Mario Praz, dans sa belle étude des écrivains romantiques et des poètes et romanciers ou essayistes, du volume : Une voix derrière la scène : « Le style Empire », cela vous ferait voyager de Henri Heine à Flaubert et Proust et bien d’autres. Avec maestria. Mais ceci, comme le disait Kipling, c’est une autre histoire, un complément que je vous indique néanmoins en terminant.

Je vous remercie de votre attention. RL.

Note:

Il y aurait eu un long développement à faire sur les rapports de Napoléon et l’Antiquité et sa culture… Sur aussi les rapports et réponses entre Mémorial de Sainte-Hélène et Chateaubriand, leurs rapports devant l’Antiquité, la Grèce, l’Italie ou l’Egypte ou la Russie et l’Amérique aussi. Le romantisme sudiste et celui des îles est lié aussi à l’Amérique vue par Faulkner…