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Le drame de Cabrera

Cabrera l’île de la mort, l’île de l’enfer

 

« Les prisonniers de guerre n’appartiennent pas à la puissance pour laquelle ils ont combattu ; ils sont sous la sauvegarde de l’honneur et de la générosité de la nation qui les a désarmés. » Napoléon

Dédié à la Mémoire des « Cabrériens »

(Les photos – sauf mention contraire – sont de mon ami M. Jaimey Ruiz, que je remercie bien vivement)

Battu le 24 juillet 1808, à Bailén, le général Dupont signe, le jour même, une capitulation, aux termes de laquelle les troupes françaises devront être rapatriées en France, plus précisément sur les côtes du Languedoc ou de Florence, ou au port de Lorient (article 1er des articles supplémentaires de la Capitulation de Bailén).

Mais cette capitulation est en fait loin de plaire aux Anglais, qui vont n’avoir de cesse de ne pas la respecter. Par ailleurs, la Junte de Séville refuse de ratifier les conditions admises par Castanos. Les articles de la Capitulation ne seront donc pas ou peu exécutés. Sans le moindre secours de la France, les prisonniers français [1] sont ainsi dispersés  dans différentes localités du sud de l’Espagne, avant d’être conduits à Cadix, pour y être enfermés, aux côtés des marins français déjà capturés au début du soulèvement, sur les pontons de sinistre mémoire. Ce sont des vaisseaux français qui ont été capturés dans la baie de Cadix, durant les mois précédents, et sur lesquels, entassés par plusieurs centaines sur chacun d’entre eux, les Français vont mourir rapidement, de dysenterie, de typhoïde et de scorbut, au rythme parfois de 15 à 20 par jour [2]. Leurs cadavres sont jetés à la mer, mais reviennent au rivage, où ils se décomposent au soleil, infestant l’air des environs et, en particulier du port.

Il y a là, pour les autorités, un risque épidémique manifeste [3]. De plus, en cette deuxième moitié de 1808, les troupes napoléoniennes gagnent de plus en plus de terrain en Espagne. Nul doute que, arrivés en Andalousie, ils se préoccuperont du sort réservé à leurs malheureux compatriotes.

Mais les commandants anglais reçoivent de Londres des ordres pour bloquer le rapatriement des prisonniers français dans leur patrie. [4]

La Junta de Cadix demande donc, plusieurs fois, à la Junta Central de Sevilla de faire procéder, pour des raisons sanitaires, au transfert des prisonniers.

La décision est finalement prise de transférer ce qui reste de l’armée de Dupont et la mettre ainsi hors de portée des forces françaises, en dehors du territoire continental de l’Espagne, plus précisément aux Baléares, dans les îles de Majorque, Minorque, Ibiza et Formentera. Cette décision est fort mal accueillie par les autorités de Majorque : elle s’insurge de l’arrivée dans l’île, le 5 mai 1809, après un pénible voyage de 36 jours, de quelques 4.500 prisonniers, alors que la population n’est alors que de 150.000 habitants, dont 30.000 dans la capitale.

La Junta Central trouve rapidement (le 22 mars 1809) une solution à ce problème[5] : pourquoi ne pas débarquer ces prisonniers sur le petit îlot de Cabrera, ce qui, tout en rendant la garde et la surveillance des captifs, protégera la population de Majorque des épidémies et même de la « pernicieuse influence » des idées révolutionnaires que les prisonniers, on n’en doute pas, ne manqueraient pas de propager parmi les habitants ![6]

Ce qui est fait le 5 mai 1809 : après avoir séjourné quatre mois sur les pontons de Cadix, 2979 sous-officiers et soldats français (selon Gille) débarquent  sur ce « désert de cailloux » de 17 km2 de surface. Il s’agit de soldats des 1e et 5e Légions de réserve, de marins de la Garde, de dragons et de soldats de la Garde de Paris, de représentants du 122e de ligne (dont 83 vont mourir en l’espace de huit jours !). [7]

Vue aérienne de Cabrera
Vue aérienne de Cabrera

Ils seront suivis, entre le 9 et le 12 mai 1809, par un deuxième contingent de 1248 hommes (selon Ducor, qui fait partie de cet « arrivage »). Cette fois, il s’agit de 40 officiers (demeurés à Palma), de 381 officiers (demeurés à Mahon), le reste étant constitué de sous-officiers et soldats.

Le 15 mars 1810, 54 officiers et 12 hommes arrivent sur l’île. Jusqu’à la fin de cette année, 2.500 prisonniers supplémentaires sont débarqués.

Mais d’autres arriveront, dans les 5 années qui vont suivre, portant le total à 11.800 (d’après l’historien canadien Denis Smith).

En 1810, 800 officiers et sous-officiers seront rapatriés en Grande-Bretagne, sur intervention de Marie-Adélaïde, veuve de Philippe-Égalité. Par ailleurs, 600 hommes (surtout des Suisses, Allemands, Italiens sont débauchés pour servir dans l’armée espagnole). Enfin, un certain nombre de prisonniers réussirent à s’évader [8].

Mais il n’est rentré en France, en 1814, que 3.389 de ces prisonniers ! [9]

 

Lorsque les prisonniers (il y a là des Français, des Polonais, des Suisses et des Italiens) débarquent sur l’îlot de Cabrera [10], à environ 10 miles marins dans le sud-est de Majorque, et d’une superficie de 17 km2, ils ne découvrent qu’aridité et solitude. Le sol est argileux et rocailleux, la nature sèche et inféconde.

Vestiges à Cabrera
Vestiges à Cabrera

Ce n’était partout qu’aridité et solitude. Le terrain argileux et rocailleux pa­raissait, en quelque sorte, étonné d’être foulé par des êtres qu’il ne pouvait ali­menter. À peine trouvait-on, çà et là, quelques mousses grises, quelques arbres rachitiques ; partout une nature sèche et inféconde ! (Froger).

La roche est couverte d’une fine couche de terre en friche. La végétation, méditerranéenne, est constituée de myrtes, de romarins, de caroubiers, de genêts, d’iris, de cactus, d’arbousiers et de chèvre-feuille. Il n’y a là, bien sûr, ni arbres fruitiers ni plantes vertes, ni rien qui puisse apaiser, dans une certaine mesure, les besoins de la vie humaine. Seuls quatre misérables pins fournissent quelques feuillages. Quant à la faune, elle est pratiquement inexistante : quelques chèvres sauvages [11], qui seront bientôt la proie des prisonniers [12], quelques lapins sur un îlot voisin, des lézards, quelques oiseaux, des goélands, des cormorans, auxquels s’ajoutent des poissons et des coquillages.

De maisons, point, et la seule construction est celle d‘un ancien château fort, où les officiers vont d’abord se loger, puis qui servira, après le départ de ces derniers, d’hôpital.

Cabrera vue de la mer
Cabrera vue de la mer

Deux fontaines vont être découvertes sur l’île, un « puits d’eau saumâtre » et « une fontaine d’eau douce ». Mais la première fournit une eau malsaine, utilisée pour cuire la ration quotidienne, mais qui, si elle n’a pas longtemps bouilli, cause des diarrhées chroniques, voire mortelle. La seconde, offre certes de l’eau limpide, mais ne couvrira qu’un quart des besoins, et s’asséchera pendant la première sècheresse. La soif, bien plus que la faim, sera ainsi la grande souffrance des prisonniers pendant la période estivale et la principale cause de mortalité.

On comprend que, lorsqu’ils arrivent sur l’îlot, après les mois qu’ils viennent de vivre sur les pontons, souvent sans voir la lumière du jour, les prisonniers ressentent une « certaine satisfaction ». Mais elle est de courte durée !

Dès le point du jour, chacun s’en fut à la découverte ; mais imaginez quel dut être notre désappointement et notre désespoir, en voyant que nous étions sur un petit îlot désert et aride ! (Froger).

Les prisonniers vont, tant bien que mal, s’installer, se regroupant par « unités », sur la « Colline des Dragons », celles « du 14e de ligne » ou « du 121e de ligne ». Les gendarmes sont vers la plage.

La plage de Cabrera
La plage de Cabrera

Mais bientôt, la dénutrition, les maladies (dysenterie, scorbut, galle, typhus [13], ophtalmie) vont décimer les rangs des prisonniers, dont la santé morale aggrava les conséquences. Le ravitaillement, dont les Espagnols ont la responsabilité, vient par la mer : lorsque le temps ne le permet pas, les prisonniers sont sans nourriture. Lors d’une interruption de 4 jours, on enregistre 400 morts !

Certains prisonniers arriveront même à regretter que les flots ne les aient pas engloutis avant d’être débarqués sur ces rochers. Rapidement, les cadavres peuplent l’île autrefois déserte, attirant des milliers d’oiseaux prédateurs.

L’îlot va rapidement devenir un cimetière, un « royaume des morts ».

Un royaume où, hélas, l’homme va atteindre, bien des fois, les limites du soutenable. On se vole mutuellement, et, ce qui est pire, ces vols concernent la vie de tous les jours : un morceau de pain[14] ou une feuille de choux. Our tenter d’y remédier, un « Grand Conseil » et un « Petit Conseil » sont organisés. Certaines femmes (car il y en avait une vingtaine parmi les prisonniers de Bailén, femmes d’officiers, cantinières ou autres [15]), ont recours à la prostitution. Des compagnes, ou épouses, sont vendues pour quelques francs.

Le pire fut même atteint : deux cas de cannibalisme apparaissent dans les Mémoires des rescapés ! Les auteurs (qui n’étaient pas Français, préciseront avec force les témoins) furent condamnés à mort par leur compagnons de misère.

Cabrera fut bien l’île de la mort, l’île de l’enfer. Et l’un des prisonniers va même jusqu’à écrire :

Nul doute que ceux qui la choisirent pour le lieu de notre captivité, n’aient eu l’intention de la voir devenir notre tombeau ; car comment penser que des hommes puis­sent longtemps résister aux maux qui nous y attendaient. (Wagré)

 

De nos jours, le souvenir persiste. Aucun guide touristique ne mentionne cette île sans l’associer à ce terrible « génocide »[16]. Parc national maritime et terrestre depuis 1991, Ca­brera restera à jamais une île déserte à la nature inculte avec pour seuls monuments un fort en ruines marqué par les inscriptions des prisonniers de l’armée napoléonienne et une pierre commémorative en mémoire à leurs morts[17].

Cabrera, le monument
Cabrera, le monument

De 1815 à 1853, une dizaine d’entre eux voulurent laisser un témoignage écrit de ces longues années de malheurs, un « récit des souffrances et des privations de toutes sortes endu­rées par les prisonniers pendant plusieurs années»:

Dubuc (Relation circonstanciée de la si­tuation des prisonniers français détenus dans l’île de Cabrera, depuis le 5 mai 1809 jusqu ‘au 16 mai 1814, 1815),

J. Quantin et Paul Saint Aubin (Trois ans de séjour en Espagne…, 1823),

Martial-Joseph Delroeux. Souvenirs. Paris, 1964

C. de Méry (Mémoires d’un officier français, 1823),

Robert Guillemard (Mémoires, 1826),

Louis-Joseph Wagré (Les adieux à l’île de Cabrera…, 1833),

Henri Ducor (Aventures d’un marin de la Garde impériale, 1833),

Bernard Masson (L’évasion et l’enlèvement de prison­niers français de l’île de Cabrera, 1839),

Gabriel Froger[18] (Souvenirs de l’empire: Les Cabrériens…, 1849),

Louis Garneray (Mes Pontons, 1851)

Abbé C. Turquet (Cinq ans de captivité à Cabrera ou Soirées d’un prisonnier d’Espagne, 1853).

Pierre Pélissier – Jérôme Phelipeau. Les Grognards de Cabrera, 1809-1815. Paris, 1979.

Pierre-Antoine Husson – Journal de la campagne que j’ai faite en Espagne et des malheurs que jai éprouvés pendant ma captivité dans les années 1808, 1809 et 1810, jusqu’à mon arrivée en Angleterre, le 29 septembre 1810.

A. Lardier. Histoire des pontons, etc. Paris, 1845.

Anonyme . Relation d’un officier

 

Cabréra est, 200 après, une anse accueillante et paradisiaque pour les bateaux de plaisance, aux eaux merveilleusement bleues et claires. Mais les touristes ne peuvent se déplacer sur l’île qu’en empruntant le sentier qui mène aux ruines du château, toujours présentes. D’ailleurs peu sont ceux qui savent ce qui s’est passé ici, de 1809 à 1814.
Pourtant, la beauté de ces lieux ne doit pas faire oublier qu’ils furent les témoins d’un des plus poignants évènements de l’époque napoléonienne

NOTES

[1] Seuls les généraux sont rapatriés en France, à Toulon ou à Marseille.

[2] Les Espagnols eux-mêmes nomment le ponton „Vieille Castille“, où sont enfermés les officiers français, le « bateau de la mort »

[3] En 1800, la peste bubonique a fait plus de 10.000 victimes à Cadix.

[4] Il faut voir là les conséquences de la controverse déclenchée en Angleterre après la signature de la Convention de Cintra.

[5] La Junta admettra qu’il s’agit là d’une solution « un peu cruelle » !

[6] Les Anglais acceptent de mettre à disposition des autorités locales un bâtiment de guerre pour garder les prisonniers.

[7] La majorité des premiers arrivant sont des conscrits de 1808, et le plus âgé n’a pas 40 ans.

[8] Notamment les Marins de la Garde, qui s’emparent, au début de leur captivité, de la « barque au pain » et réussisse à rejoindre les lignes françaises.

[9] Le 12 juillet 1810, le général Morand, commandant la 23e division militaire, avait proposé à l’Empereur « les moyens de rapatrier les Français faits prisonniers à Baylen par les Espagnols, et qui sont dans l’île de Cabrera « . Napoléon avait répondu : « Renvoyé au ministre de la marine pour voir s’il y aurait un moyen, sans faire sortir l’escadre et sans s’exposer à un évènement majeur, de faire sortir trois frégates bonnes marcheuses qui pourraient gagner la Corse ou faire toute autre navi­gation, se diriger sur cette île (Cabrera), et en retirer les prisonniers. Ces frégates auraient 100 hommes cha­cune de bonnes troupes; ce qui, avec la garnison, ferait une force de 600 hommes à mettre à terre. On pourrait joindre à ces frégates une flûte de 800 tonneaux, qui, pour une si petite navigation, pourrait porter le surplus de prison­niers. Je ne suppose pas qu’ils soient plus de 2.000. Cela pour­rait débarquer sur un point quel­conque de la Corse. »

[10] Pour la plupart c’est la première fois depuis 4 mois qu’ils mettent le pied sur la terre ferme !)

[11] Elles donnent leur nom à l’île de Cabrera.

[12] Ainsi qu’un âne, longtemps utilisé par les prisonniers, qui sont hélas conduits, après un retard de livraison du ravitaillement, à l’abattre et à se le partager, chaque prisonnier recevant 25 grammes de viande ! Tous les mémorialistes gardent un douloureux souvenir de cet évènement tragique !

[13] Durant le seul premier mois, on enregistre 62 décès, soit un taux annuel d’environ 20%, et, de mai à décembre, ce sont environ 1700 prisonniers qui périssent.

[14] Dont le vol est puni de 25 coups de savate.

[15] La plus connue s’appelle « Rosa la Polonaise, dont la tête et la poitrine sont couvertes de cicatrices, plus honorables que jolies ». Mais il a aussi « la Mère le Vent », en réalité Mme Daniel, nommée ainsi parce qu’elle est guère vêtue, et qui se prive de tout pour son fils.

[16] Smith écrit : „Cabrera ne peut certes être comparé à la brutalité de l’Holocauste, mais on peut le comparer aux évènements d’Andersonville (durant la guerre civile américaine) ou aux camps de concentration de la Guerre des Boers »

[17] En 1847, une escadre française recueillit les restes des Français morts sur cet îlot pendant les guerres de l’Empire et les inhumèrent, dans une même tombe, sur laquelle fut placée une pierre commémorative comprenant l’inscription suivante: «À la mémoire des Français morts à Cabréra». (voir « Les lieux »)

[18] En fait un simple „copiste“, qui a recueilli les souvenirs du soldat Sébastien Boulerot (voir Geisendorf des Gouttes.)