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Cabrera – Henri Ducor – Le Consulat et le Premier empire

Relation du timonier Ducor

3 avril 1809 – 9 octobre 1811.

(Aventures d’un marin de la Garde impériale- Henri Ducor – Paris, 1833)

 

Henri Ducor, né en 1789, s’engage comme marin dès 1801. Il est fait prisonnier à Cadix en 1808 (il faisait partie des équipages français retenus prisonniers en rade de Cadix, sur les pontons, quand l’armée de Dupont y fut conduite) et déporté à Cabrera en 1809, d’où il s’évade en 1811. Il entre alors dans le corps des marins de la Garde Impériale et fera la campagne de Russie. Prisonnier des Russes, puis des Autrichiens, il ne sera libéré qu’en 1814.

 

Le 3 avril, nous mîmes à la voile sous l’escorte de plusieurs navires de guerre anglais.

En moins d’un mois, nous fûmes devant Palma. Mais nos espérances de débarquement furent déçues : il vint un nouvel ordre d’appareiller, et on nous con­duisit à Cabrera, île d’épouvantable mémoire. C’est au pied de cet amas de roches que, le 9 mai, nous arrivâmes au nombre de cinq mille cinq cents.

Cabrera, la plus petite des Baléares, est à sept lieues au sud de Majorque.

Dans son pourtour, qui est assez dégagé, Cabrera a deux baies principales: l’une au nord, l’autre au sud.

Son port pourrait contenir une quarantaine de bâtiments marchands et quelques-uns de haut bord. Il offre un refuge assuré durant les orages. Son entrée est placée entre deux montagnes escarpées. Au sommet de celle de gauche, en regardant l’île, est une espèce de château-fort, vieil édifice en ruines. A peine pourrait-on y loger une tren­taine de soldats.

Rien de si rare à Cabrera que la terre végétale; cependant ça et là elle présente entre les rochers quelques lambeaux de sol qui semblent susceptibles de culture.

Le débarquement s’effectua sans tumulte, et c’est à peine si d’abord on s’occupa de l’aspect de ce désert.

Les colonnes, en tête desquelles étaient les sous-officiers, s’écoulèrent dans plusieurs directions ; mais les masses que formaient les première et cinquième, ainsi que le 121e régiment, campèrent au fond du port. Bientôt après on se mit en quête par petits pe­lotons; les cris de ralliement se croisaient, et de loin en loin, dix échos les multipliaient à l’infini. Au bout d’une heure, ce ne fut plus qu’une procession d’hommes, portant des broussailles ou des fagots: chacun se préparait un abri.

Le soir, mille feux brillèrent de tous les points du camp.

Le lendemain on se mit à faire de plus amples explorations; on parcourut l’île: ce n’étaient que pierres, sable, cailloux, sapins ou broussailles; et pourtant, au milieu de ce désert, il y avait un champ de blé. Quelle ne fut pas notre sur­prise en le voyant : Cabrera n’est donc pas inha­bitée, nous disions-nous; il y a ici quelqu’un, peut-être un ermite. L’idée de Robinson vint aux marins, et chacun de chercher, d’appeler le solitaire… On ne le trouva pas… Un âne se montra: u Ah ! voilà son lama, » dirent les marins, qui pensaient toujours à Robinson; « puisque la bête est si près, il est probable que le maître n’est pas loin.. ». La bête était un âne, ou plutôt l’ombre d’un âne, tant il était étique: il n’avait que la peau et les os… Il secoua sa queue, se prit à braire, s’ap­procha de nous avec un mouvement affectueux de ses longues oreilles, et vint successivement poser son front sur la poitrine de plusieurs. Sa voix avait retenti d’un bout de l’île à l’autre; tout le monde accourut. « Un âne ! » criait-on, « et un champ de blé ! », on n’en revenait pas. On garda l’âne, qui n’avait pas de maître, et l’on en prit soin. Les uns le nommè­rent Martin; pour nous, nous l’appelâmes Robinson.

Les officiers se logèrent auprès du château. Quant à moi, ce fut près de la grève et au fond de la baie que je fixai mon séjour, en compagnie d’un nommé Turpin, qui était aussi marin, et de trois autres prisonniers.

Mieux avisés que la plupart de nos compagnons, durant la traversée nous avions obtenu, au moyen de misérables échanges, une partie des vivres de quelques soldats malades qui ne pouvaient consom­mer leur ration. Nous étions donc possesseurs d’une certaine quantité de galettes de biscuit, que nous avions trouées par le milieu, et enfilées avec une corde. Munis de ce précieux chapelet, nous fûmes bientôt entourés de flatteurs qui offraient leurs services.

La faim ne devait pas être notre premier besoin; c’était d’abord la soif, comme à bord des pontons.

Or, dans l’île, il n’existe qu’une seule fontaine dont l’eau soit douce et propre à la cuisson des légumes; mais elle est très peu abondante et sujette à tarir. Chaque compagnie y envoya des hommes de cor­vée. On fut étonné de ne pas les voir revenir : c’est qu’en arrivant près de la fontaine, ils l’avaient trou­vée assiégée par une foule haletante, et que, pour prendre leur rang, ils avaient été obligés de faire le coup de poing. On n’entendait de partout que gé­missements et imprécations. Un filet d’eau pour environ six mille hommes !

Force fut de préposer un gardien à cette fontaine pendant le jour; pendant la nuit, ce n’était qu’une procession d’hommes attendant leur tour de boire.

Leur première idée fut qu’en les déposant à Ca­brera on avait eu l’intention de les faire périr de faim. Aussi quel ne fut pas leur étonnement lors­qu’ils virent venir de Majorque les barques qui ap­portaient des vivres ! On donna à chacun à peu près vingt-quatre onces de mauvais pain et quelques poignées de fèves : c’était là notre provision de qua­tre jours. Les officiers furent mieux traités. Quant à nous, la hiérarchie ne permettait pas que l’on fût aussi libéral : nous dûmes nous arranger de façon à ne pas manger plus de six onces de pain toutes les vingt-quatre heures. Six onces ! Il y avait là tout au plus pour un coup de dent.

Il est vrai qu’il restait les fèves; mais comment en tirer parti ? Les uns essayèrent de les faire gril­ler sur des charbons : elles étaient détestables ; d’autres, ayant conservé de petits bidons en fer-blanc, s’avisèrent de faire macérer leurs gourganes dans de l’eau, espérant les attendrir; mais cette eau, ils ne pouvaient la prendre à la fontaine : ils allèrent la puiser à une source saumâtre qu’on avait inutilement cherché à rendre potable. Il fal­lait voir, quand une fois les fèves étaient dans le liquide, avec quelle impatience, découvrant et re­couvrant le bidon à toute minute, ils en pressaient la cuisson, et quand, après de longs intervalles, ils portaient à leur bouche quelques-unes de ces fèves, et qu’ils les trouvaient toujours aussi dures :  » C’est donc l’âme du diable !  » s’écriaient-ils en les jetant avec dépit. Plusieurs eurent la constance de les faire bouillir pendant quatre heures, et lorsqu’ils les retirèrent, elles étaient tout aussi coriaces.  Enfin, on prit le parti de les croquer dans leur état naturel, et de laisser à l’estomac délabré la peine de cuire cet aliment.

Six onces de pain ! murmuraient les prisonniers, autant nous tuer tout de suite. Et beaucoup d’entre eux consommèrent en une seule fois ce qui était destiné à les sustenter pendant quatre jours. On avait beau leur recommander de modérer leur ap­pétit : « Tant pis ! » répondaient-ils, « nous en serons quittes pour nous serrer le ventre. »

Une distribution quotidienne aurait mis à l’abri de cette voracité, qui les laissait ensuite dans la plus déplorable pénurie : on les sollicita d’y consen­tir; on les pressa de se former par escouades de 12 à 15 hommes qui vivraient en commun; les sous-officiers seuls adoptèrent ces mesures d’ordre, et s’en trouvèrent bien. Les autres persistèrent à vou­loir vivre isolément.

 

« Mourir aujourd’hui, mourir demain, quand il n’y a plus qu’à souffrir, le plus tôt est le mieux », disaient-ils. Ily avait là des officiers dont les avis auraient pu diriger cette masse; mais l’excès d’in­fortunes avait presque détruit toute subordina­tion, et l’on refusait de s’associer. C’est ainsi qu’un des soins les plus importants, celui de nous con­struire des retraites, fut longtemps négligé; et lors­qu’on s’en occupa, l’on ne mit pas dans le choix des lieux toute l’attention qu’il eût été convenable d’y apporter.

Sous nos frêles cabanes en branchages, nous étions garantis de l’humidité de la nuit, et le jour nous pouvions défier un soleil dont les ardeurs sont rarement tempérées par des nuages. Mais d’abon­dantes pluies survinrent; elles transpercèrent la feuillée qui nous couvrait, et il fallut songer à bâtir des habitations plus solides. Les apathiques trou­vèrent plus commode de se réfugier dans des grottes humides, où presque tous périrent. Ceux à, qui il restait quelque énergie, se mirent en devoir de rassembler des matériaux, afin d’élever les nou­velles demeures. La pierre ne manquait pas : nous l’avions sous la main ; il n’en était pas de même des pièces indispensables pour la charpente; nous ne pouvions les tirer que d’un bois de sapins qui, situé à l’extrémité est de l’île, était assez éloigné de l’endroit où nous voulions asseoir notre camp. Jus­qu’alors nous étions allés y chercher des fagots pour la cuisson de nos aliments : maintenant il s’agissait de faire un abattis de gros arbres, et de les transporter à bras; les plus entreprenants et les plus robustes donnèrent l’exemple. Nous n’avions pas d’outils, nous en fîmes : avec des cercles de vieilles barriques on parvint à fabriquer des scies; la nécessité fit improviser des coins en pierre; nous tressâmes des câbles avec tous les brins de chanvre que nous pûmes rassembler; nous nous forgeâmes des cognées, et quand tout cela fut prêt, nous par­tîmes pour notre expédition.

Ce fut la moindre besogne que de jeter bas quel­ques troncs de sapins, et de les débarrasser de leurs branches; pourtant, durant cette fatigante opéra­tion qui dura plusieurs jours, que de sueur s’amon­cela sur nos fronts et sur nos poitrines ! que de ha! ha! il fallut pousser ! Des travailleurs qui sont à jeun et qui n’ont pour se restaurer que quelques gouttes d’une mauvaise eau panée, sont de bien tristes travailleurs. Les arbres abattus, il s’agissait de les enlever; ce fut là le moment critique : com­ment mouvoir ces pesants fardeaux ? Les petites forces font les grandes quand elles sont habilement dirigées; malheureusement, nous étions si faibles ! Il était tout naturel que les marins fussent les chefs de la manœuvre; ils la commandèrent. Allons, du courage ! et ensemble : oh hisse!

Et l’on se décidait à gravir une montagne si escar­pée, qu’elle en était presque verticale ; à force de haltes, de reprises, on arrivait à la cime, où, tout hors d’haleine, l’on soupirait, en se reposant, un énorme : nous n’en pouvons plus. A la descente, il suffit de retenir : on respirait.

Mais il y avait une seconde montagne, puis une autre, et encore une autre; c’était désespérant. Cependant on en gravit plusieurs… la plus élevée res­tait à franchir… Oh ! pour celle-là on ne la voyait jamais qu’avec effroi, on hésitait : « Eh bien ! En­fants, demandaient les marins, espérez-vous cou­cher là ? Voyons, il faut appareiller. »

Alors on se passait la main sur le front, et on abordait avec une mollesse bien pardonnable le tronc qu’il fallait soulever : « Ferme ! Ferme ! » Criaient les marins, les autres sur la corde, et ne larguez pas. „

Le tronc restait immobile, ou bien le mouvement d’ascendance se ralentissait : « Misère de Dieu ! Tenez bon dessous ! Il faut qu’il monte, ou qu’il dise pourquoi ! Eh ! vous reculez, vous autres ! — Il nous en­traîne. »

Passent dix, vingt hommes au bout pour le sou­tenir avec les épaules : « Mais, encore une fois, ça nous échigne, ça nous coupe les doigts ! — C’est égal, allez, allez toujours… Soutenez, soutenez, gar­çons ! Vite, embecquetez vos bouts de bois et sou­lagez !… Empêchez-le donc de dévaler. Eh ! en bas, vous ne faites donc rien ? — C’est vous, plutôt. Sont-ils mous, ces chrétiens-là ! Haie, haie dessus ! — Eh ! Tonnerre, poussez. — La corde n’est pas seulement tendue ! — Ahi ! Ahi ! Ça nous emporte. — Vous vou­lez donc nous faire écraser ? Tenez bon; plus qu’un coup de collier, et c’est tout… oh hisse ! »

On se précipitait pour un dernier effort; mais à celui-ci les pieds glissaient, et il se relevait tout meurtri; celui-là examinait ses mains écorchées et couvertes de sang; un autre criait ses reins; un quatrième se plaignait d’avoir la jambe cassée. Il s’en trouvait aussi qui, ayant épuisé dans un choc trop violent le peu de vigueur qu’ils avaient, s’ap­puyaient haletants le poing sur le côté; plusieurs, en proie à une défaillance, gisaient évanouis sur le roc.

Nous n’avions plus la force d’aller plus loin; on murmurait: « c’est fichant, être venus jusque-là ! s’être donné tant de mal pour avoir un si bel arbre, et se voir obligés de le laisser ! ». Mais tous nos regrets n’y pouvaient rien: nous le laissions sur cette montagne, qui avait reçu de nous le nom de Crève-coeur :il y est encore ; sans doute il y sera longtemps.

L’abattis terminé, nous commençâmes à élever nos baraques. Nous avions du sable; mais pour composer un ciment, il ne nous vint pas à la pensée de faire de la chaux : nous employâmes une terre argileuse, si peu liante et si peu propre à donner de la solidité à nos constructions, que les murs furent bientôt percés à jour, et plusieurs fois, quand redou­blèrent les pluies, cependant très rares, les torrents, en se précipitant sur le flanc des rochers, détruisi­rent nos habitations. Nous remédiâmes à cet incon­vénient autant que possible, et à un autre non moins grave en fabriquant des nattes, afin de fermer les ouvertures nécessaires; mais le plus grand embarras fut d’imaginer une couverture qui nous garantît d’être mouillés: jamais nous ne pûmes réussir à empêcher l’infiltration de l’eau. Cela était d’autant plus fâcheux, que longtemps nous n’eûmes pour nous reposer que le sol nu, et que lorsque, par la suite, on nous accorda un peu de paille, il s’y en­gendra des puces en telle quantité, que plutôt d’être dévorés tout vifs, nous préférâmes renoncer à cette litière.

 

Après les puces ce fut le tour de rats énormes : ces hôtes parasites nous incommodaient beaucoup. On leur donna la chasse;, d’abord afin de s’en délivrer, et plus tard pour s’en nourrir. Nous trouvâmes que c’était un excellent gibier, et nous finîmes même par nous plaindre de ce qu’ils n’étaient plus assez nombreux.

Chaque jour des hommes se détachaient pour aller explorer les diverses parties de l’île. Ils y dé­couvrirent des grives; bientôt il n’y en eut plus une seule; elles ne firent que passer, ainsi que d’autres oiseaux; notre industrie nous rendit promptement maîtres de tous ceux qui hantaient ces parages. Enfin, quand il n’y eut plus ombre de gibier, on s’attaqua aux lézards, verts et gris, qu’on mangeait aussi; je ne sais le reptile, si révoltant que fût son aspect, qui eût pu obtenir grâce de notre dégoût.

Il n’existait dans l’île qu’un seul quadrupède, notre âne, bonne et paisible créature qui servait à tout, et qui, traité comme nous, recevait comme nous sa pitance.

Ce cher Robinson, il était notre enfant gâté: et comme il s’était civilisé avec nous ! Il faisait de rudes corvées; mais il en était bien récompensé. Les soldats ne découvraient pas un brin d’herbe, qu’ils ne le cueillissent pour Robinson; aussi avait-il les oreilles droites; son poil, exactement peigné, était devenu luisant, et lui n’était plus maigre à faire peur ; chacun aidait à sa toilette, chacun lui don­nait, chacun le flattait de la main. Et qu’il était sensible à ces caresses ! Qu’il était intelligent ! Qu’il était affectueux, notre ami Robinson ! L’appelait-on: aussitôt, par un mouvement de queue, il prouvait qu’il avait compris. S’il était de service, il ne se détour­nait pas de son chemin ; sinon il venait tendre à nos baisers sa longue figure, dans laquelle il y avait tant de calme et d’aménité. On le trouvait toujours d’une humeur égale, comme un philosophe. Il était docile, n’avait point de caprices, ne mordait jamais, et toutes ses ruades se bornaient à quelques gam­bades pour rire: cela nous faisait plaisir. « Robinson est gai, disions-nous ; tant mieux ! Au moins il y a quelqu’un d’heureux à Cabrera ! ». Pour nous il était quelqu’un; et si un jour nous quittions l’île, nous nous promettions bien de ne pas l’y abandonner. « Sois tranquille, tu viendras avec nous, nous te ferons une haute paie, et tu auras de l’avoine autant que tu voudras. » Il nous écoutait gravement en ouvrant de grands yeux; quelquefois il répondait par une incongruité à ces témoignages de notre amitié. Si bien élevé qu’il soit, quel âne est sans défaut ? Cet écart, qui était encore du comique de caserne, excitait notre hilarité. u Il a dit brisquet ! Il ne l’a pas dit, criait-on de tous côtés. Par ici, Martin ! Allons, viens, ne sois pas honteux. „ Il était étonné,étourdi; il regardait ébahi et comme confus; il ne savait auquel entendre.

Chaque soir Robinson était plus ou moins le sujet de toutes les conversations ; on l’attendait, et l’on s’entretenait de lui. Enfin, sa voix répétée par les échos retentissait au loin. « Ah ! disait-on, voilà Ro­binson qui a fini sa journée; il sonne le couvre-feu. » On rentrait dans les baraques, et il ne tardait pas à faire sa tournée ; il les visitait toutes, comme pour nous souhaiter la bonne nuit.

 

Le lendemain, dès l’aurore, il sonnait le réveil, et alerte et fringant, il se remettait au travail. Souvent il revenait harassé, et pouvant à peine jeter un pied devant l’autre : n’importe, il avait à s’acquitter d’un devoir, et il ne se couchait pas avant de nous avoir montré sa tête.

On le saluait alors d’un bonsoir, Martin !  Et à qui voulait le retenir on recommandait de ne pas le tourmenter. « Ne voyez-vous pas qu’il est fatigué ? », faisait-on observer à l’importun ; « allons, vieux, va dormir, » ajoutait-on, « tu l’as bien gagné. »

Il se retirait tranquillement, et malheur à qui se fût avisé de maltraiter Robinson, le doyen, l’ancien de l’île, le seul être sociable que nous y eussions rencontré ; on se fût battu pour lui.

Nous avions parmi nos vivandières la veuve d’un sergent; à bord des pontons, cette femme s’était consacrée jour et nuit au service des malades ; depuis, elle avait accouché pendant la traversée, et elle allaitait deux jumeaux, ce qui ne l’empêchait pas de saisir toutes les occasions de se rendre utile aux prisonniers lorsque le mauvais état de leur santé exigeait des soins. Ce fut en faveur de cette femme généreuse et encore belle que nous nous désistâmes de nos prétentions: on décida à l’unani­mité que Robinson serait la haquenée des deux fils du sergent; c’était la vétérance que nous lui réser­vions.

Nous nous mîmes à explorer le rivage, dans l’espoir que la pêche serait peut-être plus avantageuse que la chasse. Quelques poulpes et divers coquil­lages furent d’abord tout ce que nous en pûmes recueillir: les rochers sur lesquels ils étaient atta­chés furent promptement dépouillés. La crevette se présentait assez fréquemment: nous en mangeâmes pour tromper notre faim ; mais sa saveur saline avait toujours pour effet d’augmenter notre soif, et l’on sait que la disette d’eau était une raison bien puissante d’éviter tout ce qui était propre à nous altérer : nous renonçâmes donc à la crevette, et nous ne l’employâmes plus que pour nous servir d’amor­ce. Nous prîmes des poissons, mais si peu, que si nous ne nous fussions pas trouvés dans une situa­tion à regarder comme une bonne fortune tout ce qui venait s’ajouter aux vivres qu’on nous donnait avec tant de parcimonie, ce ne serait pas la peine d’en parler.

Au milieu de ces circonstances critiques, il se forma un conseil d’administration composé d’offi­ciers et de sous-officiers ; le conseil tâcha de se mettre en relation avec les autorités espagnoles, et, afin d’avoir un intermédiaire capable de les recom­mander auprès d’elles, il commença par lui faire la demande d’un ecclésiastique, dans le sein duquel les prisonniers pussent trouver quelques consolations. On nous envoya de Palma el segnorDamian Estebrich; ce n’était qu’un prêtre espagnol, assez ignorant; et pourtant au fond encore bonhomme, quoique fana­tique. En disant comme lui, les chefs qui le voyaient habituellement surent capter sa confiance; il appuya leurs réclamations auprès de la junte de Palma, et le succès de plus d’une requête qu’on adressa à cette junte ne fut dû qu’à son intercession ; mais jamais nous ne pûmes obtenir qu’il fût établi des magasins, afin d’assurer notre subsistance dans le cas où le mauvais temps empêcherait les barques de mettre en mer ; jamais non plus on ne nous accorda aucun vêtement: et cependant, à notre descente dans l’île, la plupart des prisonniers étaient sans souliers, et n’avaient que des haillons; il vint un mo­ment où l’on put nous classer en presque nus et nus, absolument nus.

Mais le tourment le plus horrible, c’était la soif : on ne savait comment se désaltérer, on se roulait dans la bouche de petites pierres, ou des débris de coquil­lage. Il n’y avait que la natation qui tempérât pour un moment cette cuisante ardeur; mais tout en nous baignant la soif nous tuait. Les Espagnols se décidèrent enfin à envoyer des ouvriers pour creuser un puits dont nous ne retirâmes que des secours in­suffisants, et bientôt après ils prirent le parti de nous expédier de temps à autre, avec la barque au pain, une seconde barque chargée d’eau. Elle vint deux fois. A son troisième voyage, neuf marins de la garde l’épièrent : dès que les barriques furent à terre, à un signal convenu ils s’élancèrent ensemble, et sans laisser aux Espagnols le temps de se reconnaître, ils se rendirent maîtres de la barque, dans laquelle aussitôt ils s’éloignèrent rapidement au bruit des acclamations de tous les prisonniers, qui faisaient des vœux pour qu’on ne pût pas les atteindre; et en effet les canonnières, alors sous voile à l’est de l’île, n’ayant pas été averties à temps, ne les atteignirent pas. Hélas ! À compter de ce jour, il ne vint plus d’eau, et tous nos malheurs recommencèrent.

Tant de privations finirent par enfanter mille maladies. Bientôt on releva des morts partout, dans les baraques, dans les lieux écartés, et jusque dans le milieu du camp. La mortalité faisait de tels progrès, que notre aumônier crut devoir en donner avis à la junte, qui mit à notre disposition quelques tentes. On les dressa au sud-ouest de l’île, à peu de distance de la fontaine d’eau douce et de l’endroit où se faisait la distribution des vivres. Ces tentes, adossées à des rochers, et sous chacune desquelles on jetait quatre ou cinq malades, furent décorées du nom d’hôpital.

A peine étaient-elles élevées, que je tombai ma­lade, comme pour en faire l’inauguration. On m’y porta les jambes traînantes, et je fus installé dans l’une de celles qui occupaient la hauteur sur la pente de leur emplacement. Là, nos chirurgiens (ils étaient au nombre de cinq : c’étaient MM. Valin, Joly, Pelle­tier, Cruzel et J.-A.-J, Thillaye, tous sous-aides) s’em­pressèrent de nous prodiguer les soins qui dépen­daient de leur zèle; mais leur pharmacie était si pauvre, qu’ils n’avaient guère la possibilité de varier les médicaments : c’était toujours le kina et l’acide sulfurique, qui étendu d’eau, quand on en avait, était notre unique tisane, je dirais presque notre panacée universelle.

Les tentes n’étaient pas debout depuis trois jours, et elles regorgeaient quand, pendant la nuit, éclata le plus terrible des orages ; des torrents d’eau des­cendaient des montagnes ; c’était comme un déluge. Enfin les ténèbres se dissipèrent et le calme revint.

Je fis en sorte de me traîner hors de notre tente… O Dieu! Elle était seule!… seule elle avait été épargnée, grâce à l’épaulement qui la garantissait. Ces nappes d’eau qui se précipitaient le long des rochers, avaient tout entraîné, c’était un spectacle à fendre le cœur. Pauvres infortunés ! Qu’on apercevait roulés dans le sable et dans la fange au pied de la colline, ceux-ci morts, ceux-là expirants.

Cependant la nouvelle d’un événement si funeste avait jeté l’alarme : les prisonniers étaient accou­rus sur ce terrain, tournant et retournant les corps, afin de les indiquer aux chirurgiens, et au milieu d’eux circulait aussi, crucifix à la main, bré­viaire sous le bras, notre aumônier, qui était arrivé sur le lieu de cette scène affreuse comme l’ange-trompette du jugement dernier, souffler parmi nous l’esprit d’une sainte terreur.

« Pécheurs, » criait-il, en poursuivant de son viati­que ceux dont les chirurgiens s’occupaient de panser les blessures, « reconnaissez le doigt de Dieu; hâtez-vous d’implorer votre pardon. » — « Eh bien ! Oui, c’est le doigt de Dieu ! » lui disait-on ; « mais pour Dieu, au nom de Dieu, laissez nous tranquilles. » Le prêtre n’en insistait pas moins. A la fin, la patience échap­pait. «  Eh ! f….- nous la paix ; vous ferez votre affaire après », et cette rebuffade, qu’il s’était attirée par ses obsessions, ne le décourageait pas. Dans la ca­tastrophe qui nous consternait, il avait trouvé un trop beau texte pour ne pas donner carrière à la fougue ascétique de son patriotisme espagnol.

On venait de découvrir, presque enfoui dans les débris de l’alluvion, un jeune soldat dont le scorbut avait détruit la moitié de la face. Chacun exprimait sa surprise de ce qu’il était vivant ; on regrettait que cette épouvantable nuit n’eût pas été pour lui la dernière. Pendant qu’on enlevait avec précaution l’épaisse couche de sable dont le visage était couvert, el segnor Damian Estébrich, sans crainte d’inter­rompre les soins qu’exigeait la position de ce malheureux, s’approcha du groupe, et, frappant sur l’épaule des assistants, non moins stupéfaits que douloureusement émus, il commença de débiter son homélie. « Encore une fois, au diable ! Retirez-vous », lui disait-on; « nous n’avons que faire de vous ici. »

Mais non, il fallut que ce missionnaire de malheur achevât : d’une voix lugubre et stupidement pro­phétique, il prononça que dans cette circonstance Dieu avait tout fait; que ce Dieu tenait un orage tout prêt pour ceux qui oseraient murmurer contre sa juste colère; que nous étions des réprouvés, des impies. Il fit intervenir dans ce sermon les noms de Sodome, de Gromorrhe, des Philistins, des Moabites, des Ammonites; il passa en revue tous les châtiments de la Genèse, et quand il vit qu’au lieu de l’écouter, on demandait à cor et à cris de la charpie et du linge pour envelopper la tête du soldat, il regagna lentement sa demeure, en se signant et en lisant son bréviaire.

Il n’y avait pas un lambeau de chemise à arracher pour le soulagement de ce soldat, et pourtant il vécut encore en ce pitoyable état plus de deux mois, conservant un appétit qu’il était difficile de satis­faire, et présentant quelquefois dans l’ensemble des symptômes de sa maladie une diminution d’inten­sité, qui probablement aurait abouti à la guérison, si nous eussions été placés dans des conditions moins défavorables…. Longtemps avant qu’il mourût, son profil, dont les os mis à nu étaient presque blancs, n’était plus que celui d’une tête de mort… Il marchait ainsi, et nous ne le voyions jamais sans nous demander : « N’y a-t-il pas de l’inhumanité à laisser exister un être aussi souffrant ? » — « Ah ! » disaient ses camarades, quand ils passaient à côté de lui le plus rapidement possible, « que celui qui lui mettrait du plomb dans la cervelle lui rendrait un fameux service ! »

Dès que les tentes furent relevées, on y réintégra les malades. Ce ne fut que le bien petit nombre que l’on parvint à rendre à la santé ; les autres succom­bèrent. Durant la première quinzaine, il mourait de douze à quinze individus par jour, et cela seulement dans l’hôpital : personne ne voulait se charger de les enterrer. Pour prévenir les dangers de l’infection, on brûlait les corps; mais il fallut renoncer à cette méthode: outre que ce spectacle était affreux, souvent la combustion n’était pas complète, et l’on retombait dans l’inconvénient des émanations pu­trides. On fut donc forcé de revenir à l’usage d’en­terrer, et cette fois chacun sentit qu’il était de l’intérêt de tous de se conformer à la nécessité. La difficulté du transport fit choisir pour la sépulture un endroit peu éloigné de l’hôpital : on l’appela la Vallée des Morts; elle se remplit bientôt: mais les fosses, à raison de la nature du terrain, et surtout à cause du manque d’outils convenables pour les creuser, avaient peu de profondeur : aussi, par les fréquentes averses qui tombaient, était-on souvent obligé de recouvrir les cadavres.

 

Plus notre séjour se prolongeait dans l’île, plus il y avait d’isolement entre les prisonniers. Il n’y avait plus que l’attente toujours si impatiemment désirée de la barque aux vivres, qui pût donner l’idée de nous rapprocher. Elle devait revenir le quatrième jour après son départ. Alors, dès le ma­tin, souvent il n’était pas jour, on voyait tous les prisonniers se succéder par petits pelotons sur le chemin.

Le premier qui apercevait une voile se dirigeant vers l’île, donnait le signal par un cri de joie. « Voilà la barque au pain ! La voilà ! » et quand elle entrait, cette barque, on se pressait pour la saluer, on dan­sait, on sautait, on chantait, on se livrait à mille fo­lies; c’était un délire. On courait à la distribution, et chacun, en recevant sa part, ne manquait pas de, dire avec un soupir : « Allons, nous ne mourrons pas encore aujourd’hui ! »

L’instant d’après, des fumées s’élevaient dans l’air : de loin on eût dit un village dont les fortu­nés habitants faisaient les préparatifs de quelque bombance. Cependant l’eau bouillait; on tenait son pain, pour la plupart du temps déjà moisi, on le re­gardait, on en faisait scrupuleusement quatre parts égales, pour aujourd’hui, demain et les deux jours suivants : « Aujourd’hui », se disait-on, « je me conten­terai de la soupe. » On mettait un des morceaux dans le bidon, et c’était le pot-au-feu; puis, dès qu’il y était, on se laissait raisonner par son estomac; « deux morceaux ce n’est pas trop; et puis quand on n’a rien mangé la veille, il est bien juste qu’on se récompense le lendemain », alors un second quart allait retrouver le premier. Enfin la soupe était dressée. On avalait le bouillon : c’était de l’eau, rien que de l’eau, et encore quelle eau: « al­lons, un quart de plus ! », le troisième quart y passait, et l’on en faisait sauter les miettes.

Ce repas terminé, et il n’avait pas été long, on tournait, on retournait le quart restant, on ne le considérait plus qu’avec une sorte de remords, et pour ne pas s’exposer à l’entamer, on se sauvait bien vite de sa baraque. Dehors, on rencontrait les camarades : en s’abordant, la question était tou­jours : « Eh bien ! Comment cela s’est-il passé ? as-tu bien dîné ? » — « Oh ! Je me suis fait une fière bosse : deux quarts en soupe, un quart à la main. » – « Et moi, deux quarts à la main, un quart en soupe. » Et en entendant la demande et la réponse, ceux qui avaient été plus ménagers, ne manquaient jamais de dire : — « A présent, vous êtes de frais cocos; six onces de pain pour trois jours : il faudra vous bros­ser le ventre, et encore qui sait si au bout du temps la barque arrivera ! » — « Taisez-vous donc », leur répli­quait-on, « vous êtes des oiseaux de mauvais au­gure; et quand elle n’arriverait pas, je me suis fait une bosse ».

Mais la prédiction ne se réalisait que trop sou­vent. Une première fois, le temps contraria si bien la marche de la barque, qu’elle fut en retard de qua­tre jours. L’île alors retentit de cris d’angoisse.

Le 25 février 1809, nous attendîmes vainement que la barque parût, et les jours suivants ne firent qu’em­pirer notre situation. Elle devint affreuse ; ceux à qui il restait encore un peu de force, se traînaient sur les pieds et sur les mains jusqu’au sommet des rochers, pour tâcher de voir si quelque voile ne blanchissait pas à l’horizon. La journée se passait et ils n’avaient rien aperçu. Bientôt, le chemin qui menait au camp fut couvert de nos camarades tombés exténués de besoin: « Arrive-t-elle ? » deman­daient ceux qui pouvaient encore proférer quelques mots; d’autres venaient de rendre le dernier soupir. Tout à coup une espèce de frénésie s’empara des moins faibles: « Périr pour périr », disaient-ils, « faisons un coup », et dans la fermentation de leur cerveau ils parlaient d’enlever à l’abordage les deux canonnières qui nous gardaient. C’eût été tenter l’impossible; car les Espagnols, prévoyant les effets de notre désespoir, avaient pris leurs précautions. Le délire ne fit que s’accroître; tous étaient agités d’une fièvre brûlante: il y en eut qui expirèrent dans des convulsions horribles; des symptômes de rage se manifestèrent chez plusieurs: la pierre, le bois, ils voulaient tout dévorer; on ne pouvait sans danger approcher d’eux.

Dans cette fatale circonstance, plus de cent cin­quante d’entre nous étaient morts de faim, et l’on ne voyait plus rien à manger que Robinson. Le sacrifice en fut fait après quelque opposition et une discussion assez longue: il en coûtait d’en venir là. Nos chefs ordonnèrent de tuer notre âne, qui avait pourtant rendu de si grands services. Cruelle exécution, et que nous déplorions tous ! Hélas ! Oui, ce pauvre âne, on le mit à mort : il me semble encore le voir. Il venait là si paisiblement! Il tomba, et de sa dé­pouille on fit quatre mille cinq cents morceaux !  Chacun de nous eut pour sa part à peu près trois quarts d’once de sa chair, dont on fit du bouillon.

Le 1er mars, le lendemain de la mort de l’infortuné Robinson, le petit nombre de ceux qui ont pu encore ramper jusqu’au sommet de la montagne annoncent enfin l’arrivée de la barque aux vivres. A cette nou­velle le vertige cesse. On se lève, on marche avec une joie frémissante, en riant convulsivement, et on tendant les mains vers la plage.

La barque ne fut pas sitôt amarrée, que l’on dis­tribua à chacun un pain : il y en eut qui l’englouti­rent et qui périrent victimes de cette avidité. Un jour plus tard, les Espagnols n’eussent trouvé per­sonne de vivant. Parmi ceux qui résistèrent à cette épouvantable famine, quelques-uns s’étaient soute­nus en mangeant des orties cuites dans de l’eau salée; moi, je mangeai du trèfle; plusieurs firent bouillir une espèce de plante marine qui avait la saveur acide de l’oseille, mais dont on ne pouvait avaler quelques cuillerées sans éprouver immédia­tement après dans l’estomac la sensation d’un fer chaud; d’autres se nourrirent d’une racine tuberculeuse qui avait quelque apparence de la pomme de terre, mais qui était d’une âcreté insupportable (Cette plante, que l’on trouvait sous les rochers, est très voisine du genre Colchicum,  mais elle ne lui appartient pas. – Note empruntée à une thèse du docteur Thillaye, imprimée en 1814). La santé de ces derniers en fut considérablement altérée : ce tubercule que, dans l’ivresse de la décou­verte, nous avions appelé une patate, était un poison.

On ne pouvait nier que la mort de notre âne n’eût racheté la vie à peut-être tout ce qui restait de pri­sonniers ; mais de ce que nous ne l’avions plus, il résulta un bien grave inconvénient: nos malades, dont il avait été jusque-là le pourvoyeur à la fon­taine, furent réduits à boire une eau saumâtre et vaseuse, Il est aisé de sentir quels maux dut pro­duire un pareil régime.

Dans une position aussi affreuse que la nôtre, nous ne pouvions manquer de tourner nos re­gards vers la mer avec l’assiduité de gens qui n’attendent que d’elle leur salut. Un matin, nous découvrons plusieurs bâtiments avec pa­villon espagnol; ils s’approchent, et nous ne doutons pas que, en vertu de quelque cartel d’échange, on ne vienne nous chercher : nous en sautions de joie. Bientôt les bâtiments en­trent dans le port ; cruel désappointement ! C’étaient les officiers qu’on ramenait de Palma. Le peuple de cette ville avait voulu les massa­crer, et ils n’avaient échappé à sa fureur que par les soins vigilants des autorités, et notam­ment du commandant de la place, le général Reding, qui, pendant qu’ils étaient assiégés par la multitude, eut l’heureuse idée de faire percer le mur de leur quartier, et de les faire filer par cette brèche ouverte sur le rivage où on les avait embarqués immédiatement. Leur retour produisit une vive sensation : la douleur était sur leurs visages. Nous nous empressâmes autour d’eux, et ce fut à qui leur offrirait ses services pour les aider à se construire des baraques.

Le camp prit alors un aspect moins sombre ; des cantines, des salles de spectacle et de danse furent établies. On appela cet amas de cahutes le Palais-Royal, Nous plaçâmes notre théâtre dans une citerne. Des pièces rédigées de mémoire furent apprises et mises en scène, ce qui nous attira la visite de nos gardiens. Nous avions notre Talma, et même notre Brunet. On singeait les premiers sujets de Paris, et nous trouvions cela parfait. Seulement, nous n’avions pas d’actrices ; de toutes les femmes qui partageaient notre captivité, il n’y en avait pas une à qui l’on pût confier un rôle. Le genre de dissipation que procurait le théâtre produisit le meilleur effet; mais ce ne fut guère que pour ceux qui avaient été élevés au sein des villes : les autres étaient tacitur­nes, se refusaient à toute espèce d’exercice, et recherchaient les lieux écartés pour se désoler à leur aise. Plusieurs musiciens, nos compagnons d’infortune, avaient été assez heureux pour sauver des instruments; d’autres parvinrent à s’en procu­rer, et nous eûmes bientôt des concerts réglés, dans lesquels on exécutait plusieurs airs nationaux qui nous électrisaient toujours. Enfin on institua une loge maçonnique, qui rendit plus fréquents les rapports de mutuelle bienveillance.

Le Palais-Royal devint comme le centre de notre colonie; des Espagnols de l’équipage des canon­nières vinrent en ce lieu fonder deux ou trois éta­blissements : on y tenait des galettes, du biscuit, du vin, des oignons, de la poterie, des piments et des caroubes. Tout cela était vendu vingt fois sa va­leur ; mais enfin, quand on avait de l’argent, on s’estimait encore heureux de pouvoir acheter ces objets; et puis alors nous n’étions plus aussi dé­pourvus de notre nécessaire. Cette demi-aisance n’étonnera pas si on songe que, malgré les funérail­les de près de trois mille de nos camarades, les Espagnols n’avaient pas cessé d’envoyer le même nombre de rations. Cet excédant fut réparti entre les chefs de corps, qui seuls dressaient les états de .situation. Tout le monde était intéressé à garder le secret; mais notre bon temps passa vite : nos enne­mis s’avisèrent de faire un nouveau recensement, et plus tard des revues périodiques, dans lesquelles le même individu trouvait quelquefois le moyen de s’escamoter et de reparaître, afin de compter pour deux. Ces revenants étaient ce que nous appelions des hommes de bois.

Le soldat français ne peut rester oisif: quand il n’est pas malade, il faut qu’il cherche, qu’il remue; or, l’impossible était de défricher une île toute de rochers et de cailloux; c’était encore de trouver un engrais suffisant et surtout d’arroser. Aussi les semences se contentèrent de poindre, et une fois fanées et flétries, des flots d’eau saumure ne purent les engager à lever la tête, ou si quelqu’une s’en avisa pendant la nuit, le soleil du lendemain vint la rôtir. Il fallut renoncer à ces essais, que plus tard on reprit pourtant avec plus de succès ; mais notre aumô­nier s’était adjugé l’unique coin de terre qui fût vérita­blement propre à la culture: il y faisait venir du coton; il se proposait aussi d’y semer du lin pour nous faire des chemises à tous, disait-il avec un ton de grossière raillerie. Un jour on se vengea de ses duretés en lui volant des raves énormes : dès ce moment il se fit de plus en plus un malin plaisir de nous désespérer. Un prisonnier lui disait-il, à ce vilain grêlé de camard: « Padre, croyez-vous que nous soyons encore ici pour longtemps ? » « Vous en sortirez », répondait-il avec sa figure chafouine et en faisant ses petits yeux, « quand ces arbres porte­ront des fruits », et il nous montrait des drageons de figuier qui s’élevaient à peine de terre.

D’autres fois il nous condamnait pour l’éternité: « Vous quitterez Cabrera quand ma canne fleurira. »  C’était encore son mot.

Le quartier de la fontaine, dont l’eau nous suffi­sait à peu près depuis que nous étions moins de monde, était le seul un peu vivant; c’est là, qu’une petite industrie prit naissance: on y tenait débit de paniers d’osier, de cannes, de tabatières sculptées, de couverts de bois. Tous ces menus ouvrages étaient transportés par la barque au pain, et avec le produit de leur vente, les prisonniers qui les fa­briquaient purent de temps en temps se procurer un verre de vin à la cantine. Je sus comme ces der­niers améliorer ma condition: j’enseignai à lire aux cambusiers, ce qui me valut un supplément de deux pains par mois et quelques douceurs.

C’était à qui se créerait une ressource. On ne nous donnait pas de sel pour assaisonner nos aliments: eh bien ! il y en eut qui se firent marchands de sel ; et où allaient-ils le chercher ? sur la cime de rochers à pic que la lame avait couverte pendant les tempê­tes. Pour l’appât de quelques fèves, qui étaient notre monnaie courante, ces intrépides grimpaient en fourrant les pieds et les mains dans les fissures, et redescendaient de la même manière quand ils avaient fait leur provision d’un sel très blanc pro­venant de l’eau, dont l’air et le soleil avaient opéré la vaporisation. Dans ces ascensions, plus d’un se rompit le cou, sans que les autres en fussent décou­ragés. On tenait généralement si peu à la vie ! Malgré l’effet bien constaté des patates vénéneuses, on s’obstinait à en manger.

A peu près à une demi-lieue au sud-est de Cabrera, existe une autre île qui nous présentait l’aspect d’une touffe de bois incessamment battue par les ressauts sur un fond de rochers à fleur d’eau. Un dragon nommé Coutant, homme déterminé et habile nageur, se mit en tête de faire le trajet : il parvint dans l’île, et après avoir percé un épais fourré de broussailles, il reconnut qu’elle était pleine de gibier; l’hirondelle de mer, et surtout le lapin, s’y montraient à foison. Il en tua un grand nombre, seulement avec un bâton, et revint bientôt, traînant à la remorque le produit de sa chasse, posé sur une espèce de radeau en roseaux, qu’il s’était attaché au corps.

Coutant eut des imitateurs : tout ce qu’il y avait de bons nageurs voulut à son tour descendre dans l’île. Les premiers à la visiter furent ceux d’entre nos malheureux camarades que nous appelions les Tartares, parce qu’ils mangeaient en vingt-quatre heures leurs rations de quatre jours, et que, n’ayant point de camp spécial, ils rôdaient sans cesse, cher­chant à assouvir leur faim. Plusieurs périrent dans le trajet; mais les plus entreprenants de cette troupe nomade qui menait la vie du désert, n’en firent pas moins habitude d’aller tendre des collets dans l’îlot, que nous nommâmes l’Ile-aux-Lapins. Souvent il leur arriva d’y être surpris par une grosse mer et d’y rester une semaine entière, sans autres vivres que le gibier cru qu’ils avaient pris.

 

Les tentatives

Tandis que les uns ne songeaient qu’à la chasse, d’autres, et j’étais de ce nombre, n’étaient préoccu­pés que du désir de recouvrer leur liberté. Une première évasion avait eu lieu; nous projetâmes d’en tenter une seconde, conçue sur un plan plus vaste. Un jour les barques arrivèrent tard et durent remettre leur départ au lendemain. Elles étaient mouillées près des canonnières. On tint conseil dans la baraque des marins de la garde, puis ensuite à la cambuse, où l’on était plus à l’aise pour délibé­rer. Entre une trentaine que nous étions, il fut arrêté que pendant la nuit on irait couper les bosses des chaloupes des barques: c’était Bonnet, fourrier des marins, un autre et moi, que l’on avait chargés de cette expédition. L’opération terminée, nous de­vions en silence amener les chaloupes, y embarquer le plus grand nombre possible de nos affidés, armés soit d’instruments tranchants, soit de bâtons, puis en dix coups d’aviron arriver sur la canonnière la plus proche, sauter sur le pont et surpren­dre l’équipage endormi. Une fois maîtres de celle-ci; nous nous emparions de la seconde, nous donnions la chasse sur les côtes à toutes les barques de pêcheurs que nous pouvions rencontrer; et nous revenions avec cette escadrille rendre nos frères à la liberté. Alors quel triomphe ! Quelle joie ! En trois jours, nous touchions les côtes d’Espagne occupées par les Français !

Cette belle illusion nous tint en haleine une grande partie de la nuit. Vingt fois nous fûmes sur le point de nous mettre à l’eau ; mais toujours on entendait un bruit de voix dans la barque au pain; bref, ce bruit qui cessait et qui reprenait dura jus­qu’au jour: nous dûmes alors abandonner notre en­treprise et rentrer dans nos baraques.

Cependant les idées d’évasion fermentaient de plus en plus : je n’en dormais pas. Plusieurs officiers, sous-officiers et marins de la garde résolurent de construire un canot qui pourrait contenir une vingtaine d’hommes : on voulut bien me faire parti­ciper à ce projet. M. Gérodias, l’un des officiers, devait présider au travail. On abattit des arbres, on les laissa sur place quelque temps, puis on profita de la nuit pour les équarrir et les transporter au nord-est de l’île, dans une grotte que nous avions découverte, et qui était très propice pour l’espèce de chantier que nous allions établir.

Deux des marins de la garde, dont l’un se nom­mait Mantelet, étaient les plus experts en ce genre de construction; ils se mirent à l’œuvre avec une telle ardeur, qu’en peu de jours le canot fut sur le point d’être terminé. Rien ne semblait plus désor­mais s’opposer à notre délivrance, lorsqu’un matin, une douzaine d’Espagnols s’étant glissés dans la grotte, pendant que nos officiers y étaient, fondent sur eux le pistolet au poing ; nous étions sans armes, et dans cette cruelle position, le seul parti à prendre était de nous dérober par une prompte fuite à la colère des Espagnols. Le lendemain les officiers furent embarqués sur les canonnières, et nous n’en entendîmes plus parler.

Un jour, la barque au pain, contrariée par le gros temps, était en retard de quarante-huit heures : enfin elle arriva; mais la mer était tellement agitée, que dans l’impossibilité d’entrer dans le port, il fallut aborder dans une baie voisine. Nous étions au moins deux mille affamés sur les rochers, attendant qu’on débarquât les vivres. Déjà l’on commençait à les descendre à terre, et nous hâtions de nos vœux le moment de la distribution, quand sur la barque nous aperçûmes une vingtaine de marins de la garde qui, après s’être débarrassés des Espagnols, se dépêchent de hisser les voiles. Quel émoi pour les prisonniers en voyant leur pain et leurs fèves prendre le large ! Ce ne fut qu’un cri. En même temps, une grêle de pierres qu’ils lancent, sans dis­continuer, de toute la force de leurs bras, tombe sur les fugitifs. Jamais bombardement ne fut mieux nourri : les malheureux, tous blessés plus ou moins grièvement, n’eurent que le temps de chercher leur salut dans les flots, et de regagner terre à la nage, au milieu des plus grands dangers; plusieurs furent assommés à coups de rames : les Espagnols ne les épargnèrent pas. A nos yeux, nos camarades n’avaient eu qu’un tort, celui de n’avoir pas attendu que la barque fût vide; on pardonna à ceux qui s’é­chappèrent, et la distribution continua.

Peu de temps après, arriva l’ordre d’embarquer pour l’Angleterre les officiers et les sous-officiers: ils mirent à la voile le 29 juillet 1810; il ne resta avec nous qu’un lieutenant, M. Vial, qui devint le commandant du camp.

Ce départ jeta tous les prisonniers dans la consternation. On savait que les officiers se­raient en Angleterre sur parole, qu’ils y jouiraient de toutes les commodités de la vie; et nous, pauvres diables, disaient les soldats, nous serons ici jusqu’à ce que le dernier ait descendu la garde. Ne valons-nous pas les offi­ciers ? Comme on nous traite ! Les galériens qui sont à la chaîne sont cent fois mieux ! Oh ! Cela se voit, ils veulent que nous laissions notre peau à Cabrera ! On n’entendait partout que ces plaintes sinistres. La perspec­tive de l’avenir était bien noire. Cependant noua étions plusieurs qui ne perdions pas l’espérance. A la vérité, nous ne comptions que sur nous-mêmes pour sortir de l’abîme; mais nous y comptions bien : y avait-il quelque décourageaient, nous nous réconfortions les uns les autres, et nous étions ensemble le plus souvent possible : nous mettions en com­mun tout ce qui pouvait nous survenir de peines et déplaisirs.

Au bas de la montagne sur laquelle est si­tué le château, et tout près de la cambuse, était une baraque des plus grandes et des mieux construites ; c’était celle des marins de la garde. Nous habitions là, et je doute qu’il y ait au monde un endroit où le nom de l’em­pereur ait été plus souvent prononcé. Dans le voisinage on remarquait une petite tonnelle destinée à nous donner de l’ombre sans nous priver de l’air pendant les heures brûlantes de la journée. Nous y venions causer, et c’était en­core de Napoléon. Juillet à peine commençait et nous nous disions : « Voilà sa fête qui ap­proche ! Nous sommes bien malheureux, n’im­porte, il nous faut la célébrer et que rien n’y manque. — Oui, oui, reprenait-on encore avec enthousiasme, il n’y a pas de misère qui tienne, nous fêterons la Saint- Napoléon, il faut qu’il y ait gala ce jour-là, que nous puis­sions manger notre content, et boire à la santé de l’empereur ! Et vive l’empereur ! Mille dieux !…

Aussitôt on convient de faire ses préparatifs. A partir du 15 juillet chacun mettra de côté cinq fèves par jour, on s’y est engagé, et les cinq fèves sont religieusement prélevées sur la ration. L’estomac a beau demander, on se fe­rait scrupule de toucher à cette épargne… En­fin, au bout d’un mois complet de ces privations qu’on s’est imposées avec tant de plaisir, le grand jour arrive : le beau 15 août !

Au soleil levant tout le monde est sur pied ; la baraque est appropriée de bonne heure. Nous nous rasons pour nous donner un air de toilette, puis nous nous pressons les mains mutuellement avec une effusion de cœur sans pareille; c’est aujourd’hui la fête de l’empe­reur ! Nous dansons, et en chantant nous cou­rons orner notre tonnelle de guirlandes de feuillage que nous avions faites la veille.

Cependant on dispose le festin ; c’est sous la tonnelle qu’il aura lieu… Déjà le couvert est dressé : sur un simulacre de table, grossier assemblage de quelques ais vermoulus, une la gamelle qui contient les cent cinquante fèves de chacun, avec la ration du jour. On se laisse servir en faisant des cérémonies comme dans un banquet d’apparat, mais l’on mange plus joyeu­sement. On parle de l’empereur, de Paris, de la France, de la parade du Carrousel, des cent et un coups de canon, des illuminations, du feu d’arti­fice, des danses, des distributions, et des spec­tacles gratis. On parle avec une chaleur d’illusion qui s’accroît sans cesse: « La santé de l’empereur ! » crie un camarade en se levant. « C’est cela », répète-t-on, « un bon coup à la ganté de l’empereur ! » Au même instant on fait circuler les cantaros pour que chacun se verse à boire, et bientôt après les convives étant debout, une main au front en signe de respect, l’autre armée de mauvais gobelets en fer et de tessons, les bras se tendent comme pour entrechoquer des verres, et à la santé de l’empereur nous buvons une première rasade ; c’était de l’eau douce que nous avions réservée pour cette occasion solennelle. Oh ! Jamais toast ne fut porté avec un sentiment aussi vrai, aussi vif, aussi pro­fond ! En nous asseyant nos yeux étaient mouillés de larmes. Il fallut un moment pour nous remettre de notre émotion. « Allons, maintenant, qui attaque le lapin ? » dit un des marins, et le lapin était un pauvre petit chat, qui s’était trouvé là à point nommé comme l’agneau de la Pâques, pour faire le rôti; les parts en furent bien minces, mais il était exquis ! Nous bûmes encore de l’eau que nous baptisions du Champagne, et toujours à la santé de l’empereur. À force d’illusion et d’enthousiasme nous étions dans l’ivresse. Aux éclats bruyants de notre joie, on nous eût pris pour des fous. Rire et chanter à Cabrera ! Mais c’était la fête de l’empereur ! Nous allâmes nous coucher satisfaits. Nos cœurs volaient vers la patrie…

Un soir, je me promenais loin du camp, avec quel­ques camarades, lorsque dans une baie située à l’est-sud, nous aperçûmes des tisons éteints entre plusieurs pierres qui semblaient avoir été disposées pour recevoir une marmite. Ce fut pour nous un indice que les pêcheurs majorquins descendaient quelquefois à terre, et il nous vint la pensée de les surprendre; mais après avoir souvent passé des nuits entières à les épier, nous en fûmes pour nos fatigues.

Il s’écoula encore près d’une année. Dans cet in­tervalle de temps, je me prêtai, sans trop d’espoir de succès, à l’idée d’une nouvelle évasion sur un canot. Ce fut un de mes camarades, nommé Cotillard, qui m’avait engagé à m’associer à ce projet. Le canot devait recevoir six personnes; mais quand il fut à la mer, il n’en put contenir que cinq, et il faisait eau… Il fallait qu’un de nous restât : j’étais venu le dernier ; je m’exécutai de la meilleure grâce qu’il me fut possible. Cotillard pleurait; il me prit la main : « Vous le voyez », me dit-il, « vous ne pouvez partir, j’en suis désespéré… ». « Allez », répondis-je, « et soyez heureux ! »

 

Je les suivis des yeux jusqu’à ce que l’obscurité et l’éloignement les eussent fait disparaître. Alors je me couchai à plat ventre pour démêler au moins le bruit de leurs avirons; bientôt je cessai de l’en­tendre… Leur départ resta inaperçu, et ils arrivèrent heureusement à Barcelone.

 

Les pêcheurs majorquins

Vers juin 1811 (il y avait alors plus de deux ans que j’étais dans l’île), je fis la connaissance de pri­sonniers amenés récemment de Catalogne. Parmi ces derniers, était un sergent-major, militaire intré­pide s’il en fut jamais : il était Lyonnais, et se nommait Alleigne. Ce nouveau compagnon me mit en rapport avec des hommes non moins déterminés. Je ne doutais pas de leur hardiesse; mais avant de m’ouvrir à eux, je voulais pouvoir compter sur leur discrétion. Dès que je m’en crus assuré, je leur fis part du projet que j’avais formé de m’emparer d’une barque de pêcheurs. Ils l’adoptèrent avec transport, bien que l’exécution leur parût chanceuse, et ils me confièrent le soin de les diriger.

Un lieu de rendez-vous fut assigné, et chacun jura sur l’honneur de garder le secret. Les pêcheurs majorquins tenaient leurs barques à distance, et n’approchaient de la côte qu’avec précaution. Il fallut donc rêver à quelque expédient: celui d’un grappin que je proposai fut accepté; mais où se pro­curer ce grappin ?

A cette époque, notre aumônier, toujours occupé d’étendre ses cultures, faisait miner un rocher qui le gênait. Pendant la nuit nous enlevâmes une des pinces qui servaient à ce travail: un boulet de canon trouvé dans l’île nous tint lieu d’enclume, et nous eûmes bientôt fabriqué un soufflet avec la peau de nos sacs. Notre grappin fut forgé grosso modo; divers chaînons solidement rivés y furent adaptés dans une longueur de huit pieds, et nous y ajoutâmes tout ce qu’il fallait de corde pour attein­dre celle des barques qui viendrait raser la côte de plus près.

Je fis observer à mes camarades qu’une provision de vivres et d’eau était indispensable: cette propo­sition faillit tout gâter… Nos rations étaient si chétives ! Cependant comme en cas d’insuccès on devait retrouver cette réserve, on souscrivit à tout, et au bout d’une quinzaine de jours nous nous jugeâmes en état de tenir la mer.

Dans la première nuit de juillet 1811, nous transportâmes en silence nos vivres et notre grappin, et, parvenus à la côte de l’ouest, où les barques venaient le plus fréquemment, nous cachâmes le tout dans des trous de rochers. Notre coup de main ne pouvait s’effectuer que pendant la nuit, car il fallait non seulement tromper l’œil des pêcheurs, mais encore celui de nos compagnons; notre misère était si grande que, dans l’espoir d’obtenir quelques fèves de plus, un de ces infortunés aurait pu nous dénon­cer : plusieurs exemples de ce genre nous rendaient méfiants.

Le lendemain nous retournâmes au poste pour y épier l’arrivée des bateaux; pas un ne se montra. Pendant près de trois semaines nous continuons ce manège pénible. Une fois des bateaux se trouvent à notre proximité : nous sommes tentés d’en finir ; mais l’obscurité n’était pas assez profonde : je me ravisai bien vite et in­sistai pour qu’on n’entreprît rien. Selon moi, nous ne devions agir qu’à coup sûr : j’eus le bonheur de persuader mes compagnons et les emmenai aussitôt, dans la crainte de quelque observation de leur part, et pour n’être pas tenté moi-même de revenir sur ma décision.

Il s’en fallait que nous fussions à notre aise, épuisés par les veilles de la nuit, par la lieue à faire soir et matin à travers de hautes montagnes, dont les pierres anguleuses déchiraient les pieds, et sur­tout par le manque de nourriture, depuis que nous nous étions fait la loi de ne consommer qu’un quart de nos rations.

Le 16 juillet, nous approchions du rendez-vous. Il devait être neuf heures. Un de nos compagnons, parvenu le premier au haut de la montagne, se re­tourne, et nous crie à voix basse: « Avancez… deux bateaux… vite, vite ! » Nous grimpons comme des chamois. 0 bonheur ! Les deux bateaux sont là sous nos yeux… Respirant à peine, nous nous prenons les mains.

Quelques-uns prétendent qu’il faut s’arrêter pour tenir conseil.

« Comment donc ! », réplique Alleigne, « est-ce une plaisanterie ? Ne savons-nous pas depuis longtemps ce que chacun doit faire ? Descendons… Cette occa­sion ne se représentera jamais. » – « Oui, oui », répétons-nous ; « il n’y a plus à reculer… Allons, allons ! »

Et nous descendîmes la côte avec les plus grandes précautions. La moindre pierre en roulant pouvait éveiller l’attention des pêcheurs. Le temps était su­perbe, le vent frais et favorable. Arrivés à l’endroit de notre embuscade, nous fîmes nos dispositions dans le plus grand silence. Des épreuves réitérées ayant eu lieu quelques jours auparavant, Leroy, caporal de grenadiers au 121e, le plus vigoureux d’entre nous, s’était trouvé en même temps le plus adroit. C’est lui qui devait lancer le grappin. Nous étions quatorze. Six, à la tête desquels était le brave Alleigne, devaient se ranger sur la corde pour haler le bateau dès que le grappin y serait tombé. Quatre (j’étais de ce nombre) devaient, armés de pierres, effrayer les Majorquins par un feu de file, et sauter à bord dès que la distance le permettrait. Quatre autres, enfin, devaient rester sur la rive pour arrêter les Espagnols qui pouvaient, après avoir gagné terre à la nage, gravir la montagne, et donner l’éveil aux canonnières.

Nous attendions dans une extrême anxiété. Bien­tôt l’un des deux bateaux change de direction et double une pointe de rocher: nous le perdons de vue. Déjà la moitié de notre espoir nous est échappé, il semble qu’on nous arrache l’âme; cependant l’autre reste: il s’éloigne, se rapproche, dévie légèrement. Nous sommes sur les épines.

Enfin, vers onze heures et demie, je juge l’instant venu. Mes hommes sont à leur poste. Inquiet, je regarde de tous mes yeux celui qui tient dans la main toutes nos espérances, je le vois s’apprêter, affermir ses pieds sur la roche glissante. Et nous, l’oreille attentive, courbés comme si un poids dont la chute doit nous écraser était suspendu sur nos têtes, nous écoutons…. Une demi-minute, qui nous parut un siècle, s’écoula. Le grappin est lancé; Nous aurions voulu le retenir. Nos poitrines étaient serrées. Mais un bruit de fer se fait sur le pont: les Majorquins poussent des cris, le grappin est arrivé !.. On tire promptement sur la corde, la barque vient, et nous nous précipitons, jetant des pierres, sautant à bord, renversant tout. Les Espagnols se blottis­sent le long du plat-bord. Ils étaient six, et nous n’étions encore que quatre: ils s’en aperçoivent, et s’élancent armés de tout ce qu’ils ont pu trouver sous leurs mains. Chazé, l’un de nous, est blessé à la jambe; mais Alleigne et un autre sont accourus, et la fureur triple nos forces : en un clin d’œil le pont est balayé; trois des Majorquins sont jetés à la mer; les autres se précipitent par l’écoutille au fond du bateau, où nous les tenons prisonniers. « A vous ! » crions-nous à ceux qui gardaient la côte…. « À vous ! Trois hommes à la mer ! » On les guettait, on les saisit à leur arrivée à terre, on les force de se rembarquer. Pendant ce temps, quatre de ceux qui avaient tiré sur la corde s’étaient portés à quelques pas de là et revenaient à toutes jambes avec les vivres et notre petit baril d’eau.

Le coup fait, il était urgent de quitter la côte. Le pont du bateau était couvert d’ustensiles propres à la pêche : nous les faisons disparaître, et je me hâte de monter le gouvernail, de mater, de hisser les voiles. Alors, à l’aide de quelques avirons, vite, vite, nous nous éloignons et, m’orientant sur les étoiles, car nous n’avions point de boussole, je mets le cap au nord, direction qui devait nous conduire entre Barcelone et Tarragone. Le vent était sud-est; nous ne pouvions le désirer plus favorable.

Une fois au large, nous songeâmes à nos prison­niers. Étourdis du coup, ils nous regardaient faire. Pour lier conversation avec eux, nous les obligeâ­mes à échanger leurs vêtements contre nos haillons. Trois de leurs défroques étaient mouillées: c’étaient celles des pêcheurs jetés à la mer, et au nombre desquels était le patron de la barque, homme d’une cinquantaine d’années. Heureusement leurs grosses capotes et leurs bonnets étaient restés sur le pont, et nous nous en servîmes pour braver la fraîcheur de la nuit.

Dès ce moment tout fut commun entre nous, ex­cepté la gaieté que nous éprouvions, et que nous les dispensâmes de partager. Il fallut que cette joie se manifestât par des cris, des applaudisse­ments; nous embrassions Leroy, nous lui pressions les mains, nous lui demandions s’il n’avait pas craint…. « Ah ! f…… » répondait-il, « j’étais bien sûr de mon affaire,j’avais trop bien pris mes dimensions. » Et on le félicitait de nouveau; nos extravagances recommençaient, nous ne nous possédions plus: nous allions revoir la patrie, retrouver des frères d’armes, reprendre notre uniforme, respirer un air libre, savourer une ration entière de pain et de viande….

Il y avait environ trois quarts d’heure que nous venions de laisser derrière nous l’île, lorsqu’un in­cident vint modérer cette allégresse.  » Patron, » me crie l’un de ceux qui étaient sur l’avant, « nous allons abor­der un bâtiment ! »— « Evitez, évitez. » « Nous sommes perdus », disent les autres avec effroi. — « Non, non, pas de bruit, et laissez faire. „ »

Je n’étais guère plus rassuré qu’eux : n’importe, je commande à tous mes hommes de baisser la tête; je mets la barre dessous; nous venons au vent, et nous reconnaissons le brick anglais qui croisait devant l’île ! Dans le plus grand silence, nous passâmes presque sous son beaupré: grâce aux bonnets et aux capotes des Majorquins, on dut nous supposer Espagnols, et nous en fûmes quittes pour la peur. Alors nous nous réjouîmes de nou­veau. « Enfants », leur dis-je, « encore une de parée, Bon espoir ! »

Cette alerte nous rendit circonspects : j’ordonnai que chacun à son tour veillât sur l’avant, afin d’être prévenu à temps. Nous continuâmes paisible­ment notre route jusqu’au jour.

Le lendemain, nous étions par le travers de Palma. Le vent faiblit à tel point qu’il fallut avoir recours aux rames, nécessité très fâcheuse, attendu que nous n’étions que trois marins.

Je fis placer nos deux marins aux avirons de derrière, et les soldats à la suite ; ce qui donna beau­coup de facilité à ceux-ci pour se guider sur les pre­miers, et régler leurs mouvements d’après eux. Ainsi armés de huit avirons, nous voguâmes tant bien que mal toute la journée. Sur le soir, nous n’en pouvions plus; ces pauvres soldats qui n’étaient pas habitués à un si rude métier, se plaignaient d’avoir les bras et les reins brisés. Heureusement le vent ne tarda pas à s’élever. Cette brise favorable soulagea nos rameurs, et fit faire beaucoup de chemin.

A la pointe du jour nous aperçûmes derrière nous deux bâtiments qui paraissaient venir avec une effrayante rapidité. Après quelques instants d’at­tention, nous reconnûmes les deux chaloupes ca­nonnières de l’île. Elles nous donnaient la chasse…. Chacun comprit le danger; il fallut redoubler d’ef­forts et ramer en désespérés. Le souvenir de l’île et de ses horreurs décida la manœuvre. « Surtout, de l’ensem­ble », m’écriai-je, « c’est le moyen de ménager nos forces et de faire du chemin.» Les soldats ramè­rent si bien, que des matelots n’eussent pas mieux fait, et après deux heures d’incroyables efforts, pendant lesquelles, je crois, il ne fut pas dit un mot, nous eûmes le bonheur de voir nos chasseurs perdre leur avantage.

Rien de nouveau jusqu’au lendemain trois heu­res de l’après-midi: droit devant nous était un gros navire. Nous crûmes reconnaître une frégate an­glaise. Alors, je laissai arriver vent arrière; nous étions déjà grand largue; je me dérangeai de notre route. La frégate avait ses amures à bâbord; nous allions au devant l’un de l’autre, mais à une grande portée de canon, je mis la barre à tribord; la bar­que vint au vent, et nous courûmes une petite bor­dée bâbord amures. Peu d’instants après, la frégate fit quelques manœuvres comme dans l’intention de nous joindre: c’était ce que je voulais savoir. Sou­dain je fais mettre bas les voiles et démâter afin d’être plus difficilement aperçus; j’ordonne de ramer vigoureusement, et notre bateau n’en marche pas moins avec une grande rapidité. Nous invoquions les ténèbres. Enfin,  elle vint, cette nuit que nous dé­sirions si ardemment ; on nous perdit de vue, et nous reprîmes notre route.

Le 20 juillet, au point du jour, nous vîmes la terre, et nous poussâmes des cris de bonheur. Vers le milieu du jour, le sergent-major Alleigne pré­tendit reconnaître les environs de Tarragone, et à une demi-lieue de la côte, je laissai arriver vent arrière.

Avant notre départ de l’île nous avions bien en­tendu dire que Tarragone était au pouvoir des Fran­çais; mais il importait de nous en assurer. A l’aide d’un mouchoir blanc, d’une cravate noire et d’un morceau de chemise de laine rouge, nous eûmes bientôt fait un pavillon national. Nous le hissâmes au bout de l’une de nos vergues lorsque nous fûmes par le travers de la ville. L’instant d’après sortit du port une embarcation un peu plus grande que la nôtre ayant en poupe un grand pavillon français. Notre joie était extrême. On vient nous reconnaître, disons-nous, enfin nous allons voir des compatriotes !

La barque approche ; ce sont des soldats es­pagnols; ils nous crient : « Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? » Et nous les voyons nous coucher en joue. Nous voilà tous plongés dans la stupeur. Plus moyen d’en douter, nous sommes venus nous jeter à la gueule du loup. L’abordage est inévitable : « Al­lons, du courage », dis-je à mes camarades, « c’est ici qu’il faut vaincre ou mourir. » Tous jurent de vendre chèrement leur vie. Ils se saisissent à la hâte et en tumulte de tout ce qui peut devenir une arme, et nous fermons les écoutilles sur nos prisonniers. « Tout le monde à plat-ventre sur le pont », commandai-je, « et ne bougez pas que je ne vous donne le signal; alors. à l’abordage, et qu’en dix mi­nutes, ils soient à nous. » Nos transes étaient grandes, mais nous étions bien résolus. Resté seul de bout, je gouverne avec la plus grande précaution et me dispose à aborder l’ennemi ; deux minutes après: « Enfants », m’écriai-je, « relevez-vous !… Nous sommes sauvés !… ». Les Espagnols avaient conservé l’attitude hostile, mais sur leurs bonnets rouges je venais d’aper­cevoir la cocarde tricolore. Pleinement ras­suré. « Nous sommes Français ! » criai-je aussi­tôt à celui qui m’avait appelé plusieurs fois. « Français ? » repéta-t-il. « Oui… prisonniers français échappés de Cabrera.  » Comme j’ache­vai ces mots, nous étions bord à bord. La reconnaissance se fit, de notre part, en bruyants éclats d’allégresse folle, et de la leur en applau­dissements.

On se tendit les mains d’un bord à l’autre, et le capitaine me fit passer un bidon de fer-blanc rempli d’eau-de-vie, qu’il m’invita à faire circuler. Puis après cette politesse, le corsaire prit le large, vira de bord et alla rendre compte de sa mission. Nous le suivîmes et fîmes notre entrée dans le port de Tarragone, aux cris mille fois répétés de : Vive l’empereur !

A notre descente sur le môle, nous fûmes reçus par le commandant de la place et par une foule de soldats, qui nous sautaient au cou et nous interro­geaient; tous voulaient nous emmener avec eux; mais il y avait des formalités à remplir.

Procès-verbal fut à l’instant dressé au bureau de la douane par ordre du commandant Année, qui nous fit apporter sur la jetée des mannes pleines de pain, de la viande et des cantaros de vin. Nos corps maigres et noirs déposaient assez des misères que nous avions éprouvées. Cependant, plutôt que de manger avec avidité, comme on s’y était attendu, nous nous mîmes à raconter tous à la fois les mau­vais traitements que nous avaient fait subir les Espagnols. Le contentement nous ôtait l’appétit; nous n’avions qu’une soif ardente, que le vin n’était pas propre à apaiser. On s’empressa de nous faire donner de la limonade.

A cette époque, il n’y avait pas vingt jours que Tarragone, après un siège de deux mois, avait été prise d’assaut ; et cette ville était encore un théâtre de décombres sanglants. L’aspect de malheur qu’elle présentait fut pour nous un sujet de tristes réflexions : elle était presque sans habitants. Le commandant nous ayant laissé la liberté de loger où nous voudrions, nous choisîmes une maison sur le bord de la mer pour être plus à portée de veiller sur notre bateau. Le lendemain nous nous rendîmes à l’entrepôt de la douane pour y visiter nos pri­sonniers qu’on y avait enfermés. Nous les trou­vâmes dans le plus grand abattement et dans les larmes : ces malheureux, presque tous pères de famille, sanglotaient en parlant de leurs femmes et de leurs enfants. Ce tableau douloureux nous fit mal. Touchés de leur situation, nous courûmes sur-le-champ chez le général gouverneur de la place, afin d’intercéder pour eux. Il écouta notre prière, et nous donna sa pa­role qu’il les ferait conduire à Mataro, bourg situé entre Tarragone et Barcelone, dans une partie du littoral occupée, tantôt par nos trou­pes, tantôt par les Espagnols. « De là », ajouta-t-il, « ils trouveront aisément à s’embarquer pour leur pays. » Le général tint sa pro­messe : les Majorquins furent renvoyés ; quant à leur bateau, il fut vendu à notre profit pour la somme de 1,900 fr. En ma qualité de chef de l’entreprise, on voulut me faire une part dou­ble, mais je m’y refusai.

L’un de mes premiers devoirs était certainement de signaler l’état de détresse dans lequel nous avions laissé les prisonniers français à Cabrera : j’adressai à cet égard au maréchal Suchet un rap­port circonstancié, qu’il fit peu de temps après par­venir à Paris, en y joignant cette lettre d’envoi :

 

ARMÉE D’ARAGON. — ÉVÉNEMENT DE MER

A Son Altesse Sérénissime le Prince de Wagram et de NeuchâteL

MONSEIGNEUR,

J’ai l’honneur d’adresser à V. A. S. le rapport intéres­sant de quelques prisonniers français, qui, avec des peines infinies, sont parvenus à s’échapper de la petite île de Cabrera.

Votre Altesse y remarquera l’état de misère et de dénuement dans lequel le gouvernement espagnol y laisse nos prisonniers, et le nombre de ceux qui y gémissent encore.

Je lui recommande le sieur Ducor, timonier de la marine militaire, chef de l’entreprise, et rédacteur du rapport, qui a donné des preuves d’une grande présence d’esprit, de beaucoup d’intelligence et de courage.

J’ai l’honneur d’être,

Monseigneur, De Votre Altesse Sérénissime,

Le très humble et très obéissant serviteur, Le Maréchal d’Empire, Comte Suchet.

Almenara, sous les murs de Muniedro, octobre 1811.

Ce fut à Almenara, où j’avais suivi, en qualité de secrétaire, M. Loustoneau, sous-inspecteur aux re­vues de l’armée d’Aragon, que je vis le maréchal. Je lui avais écrit pour le prier de vouloir bien me don­ner une destination; et à peine avait-il reçu ma lettre qu’il m’envoya chercher. Après qu’il m’eut in­terrogé longuement sur la situation des Français prisonniers à Cabrera, il me dit qu’il saisirait la première occasion de les échanger, et il me deman­da où je voulais aller.  » Monseigneur », lui répondis-je, « auprès de ma mère, que je n’ai pas vue depuis onze ans; on disposera ensuite de moi comme on l’entendra. ». « C’est bien », me dit-il; « j’espère que vous aurez plus que vous ne demandez. » Je me retirai. Le lendemain un aide-de-camp me remit une lettre du maréchal au prince de Wagram, et un ordre pour le chef de l’état-major, Saint-Cyr Nugues, de me délivrer une feuille de route, avec des moyens de transport jusqu’à la frontière.

Bientôt, j’arrivai à Paris, chez ma mère, qui fut ravie de me voir; mais elle ne fut pas surprise; elle avait eu le pressentiment de mon retour; c’était sans doute l’effet de ses conversations avec Cotillard, mon ancien compagnon d’infortune à Cabrera, celui avec qui j’avais été sur le point de m’évader. Ce bon camarade l’entretenait dans l’espoir qu’un jour je m’échapperais comme lui.

J’appris qu’il était sous-officier dans les marins de la garde; j’allai le trouver; il fut étonné de me voir; il était aussi content que moi. « Ah ! que ta mère a dû être heureuse ! » me dit-il. « Eh bien ! Les au­tres, que deviennent-ils là-bas ? » « Ah ! mon ami », lui répondis-je », « cela va de mal en pis; sur huit mille Français qu’on y a déposés en deux fois, il y en a plus de quatre mille de morts : le reste ne vaut guère mieux. «