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Eugène Labaume à la Bérézina

28 novembre - Faber du Faur28 novembre - Faber du Faur

Les grands désastres essuyés depuis Moscou jusqu’à Krasnoie, semblaient faire croire que nos malheurs étaient arrivés hà leur dernière période, et que des événements heureux allaient leur succéder.

En effet, la belle position d’Orcha étant gardée par le général Jomini, il était probable qu’on passerait le Dniepr sans obstacles, et que nous pourrions ainsi faire notre jonction avec le corps du général Dombrowski et ceux des ducs de Reggio et de de plus , on approchait de la ligne où étaient nos magasins, et nous touchions au moment d’entrer dans un pays habité , considéré comme allié; enfin, le prince Koutousoff voulant concerter ses attaques avec l’armée de Moldavie prête s’unir à lui, deux jours après, cessa de nous poursuivre, et se bornant à nous faire harceler par ses cosaques, réserva pour la Bérézina les résultats que lui promettait la journée de Krasnoie.

Tous ces avantages sur lesquels on nous disait fonder nos plus chères espérances, ne pouvaient flatter que l’oreille du soldat ; mais ceux qui étaient au courant des nouvelles dissipèrent bientôt ces illusions ; en répandant le bruit que l’amiral Tschikagow , venant du Danube, avait repoussé jusqu’auprès de Varsovie les troupes qui s’opposaient à son passage; que les Autrichiens même, en se retirant derrière le Bug, avaient abandonné à la division Lambert l’importante position de Minsk, où se trouvaient tous nos dépôts et d’immenses provisions ; enfin que l’amiral marchait sur Borisov, pour nous intercepter le passage de la Bérézina , et par là faire sa jonction avec les armées de Wittgenstein et de Stengel.

En effet, ces généraux , depuis la fatale bataille de Polotsk ( 18 octobre) , n’étant plus contenus par les deuxième et sixième corps, se portèrent , l’un vers Tschanicki, afin de se mettre en communication avec l’armée de Moldavie ; et l’autre marcha sur Vileïka pour couper les Bavarois. De la réunion de tous ces Corps dépendait la ruine de l’armée française ; et ce fut pour prévenir la plus effrayante et la plus mémorable de toutes les défaites, que Napoléon s’avançait à marches forcées sur la  Bérézina.

(17 Novembre.) Aussitôt que le prince d’Eckmühl eut fait sa jonction avec nous, et que le duc d’Elchingen se fut jeté de l’autre côté du Dniepr , on se mit en mouvement vers les onze heures du matin, pour aller à Liadouï. Pendant l’instant de repos que nous prîmes à Krasnoie, les cosaques avaient débordé la ville, et , rangés en colonnes, nous suivaient tout le long de la route.

On fit une fausse attaque pour les contenir, et par là donner aux bagages et aux convois de blessés le temps de poursuivre leur route. Mais les Russes s’étant aperçus que le reste de nos équipages était arrêté, et dans un grand désordre, par la difficulté qu’avaient les chevaux à franchir la vallée qui séparait la ville du plateau, n’acceptèrent point le combat ; ils fondirent sur une partie des voitures, et s’en emparèrent sans éprouver de résistance.

C’est là que nous perdîmes le fourgon de l’état-major, où étaient enfermés les registres de correspondance, et  tous les plans, cartes et mémoires relatifs à notre expédition.

Comme l’ennemi s’avançait toujours, et nous canonnait vivement , l’Empereur se mit au milieu d’un carré formé par sa garde, plaça la cavalerie sur ses ailes, tandis que les débris du Premier corps, avec les voltigeurs et les fusiliers, commandés par le duc de Trévise, protégeaient notre marche.

Napoléon ne pouvant se résoudre à abandonner le duc d’Elchingen, s’arrêtait souvent, et chaque halte, était forcé de livrer différents combats meurtriers ; dans  ces affaires, les soldats de la jeune garde se battirent avec un courage admirable, et supportant avec résignation toutes espèces de souffrances se montrèrent les dignes émules de leurs aînés.

Nous entrâmes à Liadouï , lorsque la nuit commençait à nous surprendre. Au dessus de la petite rivière qu’on traverse avant d’y arriver, il y avait un plateau très-élevé, et dont la pente était si glissante , qu’il fallut se rouler pour la descendre. Liadouï offrit un aspect nouveau pour nous, c’était d’y voir des habitants.

Quoiqu’ils fussent tous Juifs, on oublia la saleté de cette nation vénale, et à force de prières, ou plutôt d’argent, nous parvînmes à leur faire trouver quelques ressources dans un bourg, qui, au premier aspect, paraissait ruiné. Ainsi cette même cupidité, objet de notre profond mépris pour les Juifs, nous fut bien salutaire, puisqu’elle leur faisait braver tous les dangers afin de procurer ce que nous demandions. [1]Opinion alors largement répandue dans la Grande Armée

Liadouï étant à la Lithuanie, on croyait qu’il serait respecté, comme ayant appartenu à l’ancienne Pologne, Le lendemain (18 novembre), nous en partîmes avant le jour ; mais, à notre grand étonnement, nous fûmes, selon la coutume, éclairés par le feu des maisons qui commençaient à brûler. Cet incendie fut cause d’une des scènes les plus horribles de toute notre retraite, et ma plume se refuserait à la raconter, si le récit de tant de malheurs n’avait pour but et pour moralité de rendre odieuse cette ambition fatale, qui força les peuples civilisés à faire la guerre en barbares.

Parmi les maisons qui brûlaient, il y avait trois vastes granges remplies de pauvres soldats pour la plupart blessés. On ne pouvait sortir des deux dernières sans passer par la première, qui était toute embrasée. Les plus ingambes se sauvèrent en sautant par les fenêtres; mais to pas la force de se remuer, voyaient venir les flammes, qui, par degré, s’avançaient pour les dévorer. Aux cris que poussaient ces malheureux , quelques âmes moins dures que les autres cherchèrent à les sauver: ce fut en vain, on les apercevait plus qu’à demi-enterrés sous des solives ardentes.

A travers des tourbillons de fumée, ils suppliaient leurs camarades d’abréger leur supplice, en leur arrachant la vie : par humanité, on crût le devoir faire. Comme il y en avait qui, malgré cela, vivaient encore, on les entendait qui, d’une voix éteinte, criaient en expirant : Tirez sur nous , à la tète, à la tête! Ne nous manquez pas ! et ces cris déchirants ne cessèrent que lorsque ces victimes eurent été consumées.

Emmanuel de Grouchy
Emmanuel de Grouchy

La cavalerie était totalement démontée, et Napoléon ayant besoin d’escorte, on réunit à Liadoui tous les officiers qui avaient encore un cheval, pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux Defrance, Saint-Germain, Sébastiani, etc, faisaient fonctions de capitaines, et les colonels de sous-officiers. Cet escadron, à qui l’on donna le surnom de sacré, était commandé par le général Grouchy, sous les ordres du roi de Naples. D’après son organisation, il ne devait pas perdre de vue l’Empereur ; mais ces chevaux qui jusqu’alors avaient résisté , ayant été mieux soignés que ceux des soldats, périrent du moment qu’on voulut les réunir à ceux des généraux. Ainsi, au bout de quelques jours, l’escadron sacré n’existait plus.

L’ennemi continuait à nous suivre, se tenant éloigné à deux ou trois portées de fusil de la route, tandis que les restes de l’armée, n’ayant plus les moyens de se défendre, continuaient à marcher dans un désordre extrême , et se voyaient sans cesse harcelés par les cosaques qui, à chaque défilé , tombaient sur la queue de notre colonne, s’emparaient des bagages, et nous obligeaient à abandonner l’artillerie que les chevaux ne pouvaient plus tirer.

(…)

Le jour où nous arrivâmes à Doubrowna Napoléon, comme de coutume, avait fait à pied une grande partie du chemin. C’est durant cette marche, où l’ennemi ne parut point, qu’il put aisément observer dans quel état déplorable était l’armée, et combien il était trompé par les rapports de plusieurs chefs, qui, connaissant le danger qu’il y avait à lui dire la vérité, n’osaient la lui faire connaître, dans la crainte de s’attirer une disgrâce. Alors il pensa que ses discours produiraient l’effet de la manne dans le désert; en disant des injures aux officiers et des quolibets aux soldats , il crut inspirer de la crainte aux uns et du courage aux autres.

Mais ils étaient passés  ces temps d’enthousiasme où une seule de ses paroles produisait des miracles; son despotisme avait tout comprimé , et lui-même étouffant en nous les idées généreuses se priva de l’unique ressort qui pouvait encore électriser nos âmes.

La chose la plus sensible pour Napoléon, fut de voir que sa garde était aussi frappée d’un semblable découragement ; conservant un visage calme au milieu des plus violentes agitations il voulut avant de quitter Doubrowna, rassembler une partie des ces vieux guerriers ; et se mettant au milieu d’eux  il leur recommanda le maintien de la discipline, disant q’elle avait fait la gloire de ses armées, et que par elle on avait jadis obtenu de grandes victoires.

 (…)

Les employés de toutes espèces étaient malheureux , surtout les commissaires et garde-magasins, gens peu accoutumés à éprouver ver des privations; mais ceux-là étaient encore moins à plaindre que les médecins, ct particulièrement les chirurgiens, qui , sans espérance d’avancement, s’exposent. comme les militaires en les pansant sur le champ de bataille.

Etant à Doubrowna, auprès d’une maison où les soldats se portaient en foule, parce qu’on leur avait dit qu’on y vendait des vivres, j’aperçus un jeune chirurgien plongé dans une profonde tristesse, et qui, d’un air égaré , cherchait à s’introduire dans cette habitation. Comme il était toujours repoussé par la foule, et qu’il donnait des signes d’un violent désespoir, je me hasardai à lui en demander la cause.

« Ah ! capitaine! me dit-il, vous voyez un homme perdu ! Depuis deux jours n’ayant rien mangé, j’ai appris, arrivé un des premiers, qu’on vendait du pain dans cette maison. En donnant six francs au factionnaire, il m’a laissé entrer; mais comme le pain était au four, le Juif n’a point voulu  m’en promettre, si je ne lui donnais pas un louis d’avance. J’y ai consenti et maintenant que je reviens, la sentinelle ayant été changée, me repousse impitoyablement. Ah monsieur, me dit-il en pleurant, que je suis malheureux ; je perds le peu d’argent qui me restait, sans avoir pu me procurer du pain, dont je n’ai pas mangé depuis plus d’un mois. »

(…)

(19 novembre)

On avait construit deux ponts sur ce grand fleuve ; la gendarmerie en faisait la police : comme chacun voulait passer des premiers , le concours était immense ; malgré cela il ne survint point d’accidents. Napoléon arriva à Orcha peu de moments après nous : dans un instant les maisons en bois dont la ville était formée furent occupées par les différents états-majors, et par une foule de soldats qui s’y établirent. Les Juifs, comme de coutume, nous procurèrent d’abord quelquea faibles ressources ; mais le nombre des acheteurs était si grand, que tout fut bientôt consommé.

Plus j’examinais la position d’Orcha, et moins, je pouvais concevoir comment l’ennemi n’avait pas cherché à l’occuper. Cette ville construite sur la rive droite du Dniéper, qui domine beaucoup celle, de gauche, a des mamelons avancés, qui semblent former des bastions naturels. Au-dessous est le fleuve, large sur ce point d’environ deux cents toises, et formant un immense fossé que l’armée la plus formidable n’aurait jamais pu passer sans s’exposer à une entière ruine.

Pendant que nous étions sur ces hauteurs, nous entendîmes le feu de nos derniers tirailleurs ; un instant après nous vîmes revenir, avec précipitation, tous ceux qui étaient restés sur la rive opposée, et qui criaient en s’avançant vers nous : les cosaques ! les cosaques ! Ils parurent en effet peu de temps après, mais en si petit nombre , qu’il y aurait eu de quoi s’indigner, si ceux qui fuyaient devant eux n’avaient été de malheureux trainards, sans armes, et pour la plupart blessés.

Cosaque
Cosaque

( 20 Novembre, ) Le lendemain nous fûmes assez tranquilles, et n’entendîmes que quelques coups de fusil qu’on tirait par intervalle aux cosaques; mais, accoutumés à les voir s’avancer et fuir lorsqu’ils voyaient des soldats armés, leur présence ne nous donnait plus d’inquiétude: ainsi on goûtait dans le calme le plus parfait les douceurs d’un jour de repos ; et quelques provisions que le général Jomini , gouverneur d’Orcha , avait réservées pour le passage de l’armée, nous furent d’autant plus agréables , que depuis Smolensk , nous n’avions reçu aucune distribution, puisque les magasins de Krasnoé avaient été pillés par les cosaques avant notre arrivée [2]Je dois faire observer qu’on ne comprenait dans les distributions que les soldats présents aux appels, et le nombre de ceux-ci ne formait pas la cinquième partie du reste de l’armée. … Continue reading

Les Polonais doutaient si peu de l’état déplorable où se trouvait réduite la puissance de Napoléon, qu’une députation de la province de Mohilew vint à Orcha le jour où nous y demeurâmes, pour le complimenter sur son retour. Mais sa situation contrastait trop avec le faste qu’il avait affiché lors de sa marche sur Moscou ; aussi ne put-il se résoudre à admettre ces députés, voulant épargner à son amour-propre une audience pénible, il les fit congédier poliment, en leur faisant renouveler l’assurance qu’ils pouvaient toujours compter sur sa protection.

Le maréchal Michel Ney
Le maréchal Michel Ney

La journée avait été fort paisible : mais quelle fut notre joie, lorsqu’au milieu de la nuit nous apprîmes que la grande rumeur qui régnait dans la ville était causée par l’arrivée du duc d’Elchingen qui, comme on sait, avait été obligé, depuis les affaires désastreuses de Krasnoie, d’abandonner la route que nous avions suivie, pour chercher de l’autre côté du Dniéper une retraite plus sûre ; il ne cessa, durant trois jours, de combattre l’ennemi. Dans cette occasion, il fit usage de tout ce que le talent et la bravoure peuvent déployer de plus extraordinaire ; parcourant un pays inconnu, il marchait en carré, repoussant avec succès les attaques de six mille cosaques, qui, chaque jour, fondaient sur lui pour le forcer à capituler.

Cette résistance héroique mit le comble à sa brillante réputation, et prouva qu’il y a plus de mérite à savoir parer les échecs de la fortune , qu’il n’y a de gloire à profiter de ses faveurs. Tant de fermeté dans le péril fut secondée par le mouvement généreux du prince Vice-Roi qui alla au-devant du duc d’Elchingen pour le dégager, et dont les secours achevèrent sa délivrance [3]Cette retraite est une des plus belles opérations de la campagne. On raconte qu’au moment de passer le Dnieper; tout le monde était dans le désespoir et se croyait perdu; chacun cherchait le … Continue reading

(21 Novembre.) Nous sortîmes d’Orcha lorsqu’on commençait à y mettre le feu. En gravissant la montagne, afin de rejoindre la grande route,  nous entendîmes tirer plusieurs coups de fusil; c’étaient les soldats du premier corps restés dans la ville pour former l’arrière-garde, et qui , déjà, se trouvaient aux prises avec les cosaques.

Pendant le séjour que nous fîmes à Orcha, Napoléon, prévoyant qu’il allait bientôt se trouver dans une position encore plus critique, faisait tout ses efforts pour rallier ses troupes. Il fit publier au son du tambour et par trois colonels, qu’on punirait de mort les trainards qui ne rejoindraient pas leurs régiments , et que les officiers ou généraux qui abandonneraient leur poste, seraient destitués. Parvenus sur la grande route, nous nous convainquîmes du peu d’effet qu’avait produit cette mesure : tout était ans la plus affreuse confusion , et les soldats sans armes et mal vêtus, au mépris de cet ordre sévère, continuaient à marcher dans le même désordre.

Une heure avant d’arriver à Kokhanovo, nous campâmes dans un mauvais village, situé à notre droite, et dont il ne restait plus que deux ou trois habitations. Celui de Kokhanovo, où nous passâmes le lendemain, était entièrement ruiné; la seule maison de la poste aux chevaux, que les gendarmes avaient habitée, subsistait encore. Enfin, continuant notre marche à travers un chemin que le dégel rendait horriblement fangeux, nous reçûmes l’ordre de ne pas pousser jusqu’à Toloczin, où l’Empereur était établi, et de nous arrêter dans un grand château à une demi-lieue en deçà; car souvent Napoléon, pour tromper l’ennemi, ne couchait point au lieu qui avait été désigné dans la matinée ; plusieurs fois les circonstances le forcèrent de camper sur la route, au milieu du carré que formait la garde. Dans ces bivacs, le froid et le manque de vivres affaiblissaient tellement les soldats, que son escorte chaque jour diminuait d’une manière effrayante.

La route d’Orcha jusqu’auprès de Toloczin est, sans contredit , l’une des plus belles de l’Europe; tracée en ligne droite , elle a des deux côtés une double allée de bouleaux , dont les branches alors chargées de neiges et de glaçons, descendaient jusqu’à terre, en forme de saules pleureurs ; mais ces allées majestueuses n’étaient pour nous qu’un lieu de larmes et de désespoir ; on n’entendait de tous côtés que des plaintes et des gémissements: les uns, assurant qu’ils ne pouvaient aller plus loin couchaient par terre, et les larmes aux yeux, nous donnaient leurs papiers et leur argent pour les faire parvenir à leur famille.

« Ah ! si, plus fortunés que nous, disaient-ils, vous revoyez jamais notre chère patrie, en envoyant à nos parents ce dernier gage de notre amour, dites-leur bien que la seule pensée de les revoir un jour nous a soutenus jusqu’à ce moment ; mais , dénués de force, nous renonçons à cette espérance , et mourons en songeant à eux. Adieu, vivez heureux, et de retour dans cette belle France, au milieu de votre bonheur , souvenez-vous de nos misères ! »

Un peu plus loin, on en rencontrais d’autres qui tenant dans leurs bras des enfants ou une femme évanouie , imploraient de tous les passants un morceau pain pour les rappeler à la vie.

L’Empereur venait d’apprendre que l’armée de Volhynie, réunie à celle de Moldavie, s’était emparée de Minsk (16 novembre ) , et qu’elle marchait sur le pont de Borisov, pur nous couper le passage de la Bérézina. L’on rapporte qu’en apprenant cette fatale nouvelle, il se mit à dire avec calme : « Il est donc décidé que nous ne ferons que des sottises »,  paroles extraordinaires dans une posìtion si critique!

Il savait aussi que les armées de Wittgenstein et de Stengel, victorieuses sur la Dwina, pressaient vivement les deuxième et sixième corps, pour marcher sur Borisov, où la jonction devait se faire avec l’amiral Tschikagow et le prince Koutousov.

Le général Dombrowski
Le général Dombrowski

Pour s’opposer à l’exécution d’un plan qui devait consommer notre ruine, Napoléon avait ordonné au général Dombrowski de lever le siège de Bobrouisk, pour se porter sur Minsk que nous avions tant intérêt à conserver ; mais les mauvaises dispositions du gouverneur de cette ville  furent cause que la place se rendit avant de pouvoir être secourue. Alors le général Dombrowski se porta sur Borisov , où il trouva les débris de la garnison de Minsk. Ce général s’était établi dans la tête de pont ; mais le 21 novembre, à la suite d’un combat sanglant contre les divisions  Langeron et Lambert, il se vit contraint d’évacuer sa position, et de se retirer sur Nemonitsa.

Le maréchal Oudinot
Le maréchal Oudinot duc de Reggio

L’ennemi ayant alors passé la Bérézina, marcha sur Bobr et vint au-devant de nous. Le duc de Reggio, qui était à Tschéréïa, ayant appris par le général Pampelone la prise de Borisov et du pont, se porta avec son corps au secours du général Dombrowski, afin d’assurer à l’armée le passage de la rivière. Le jour suivant (24 novembre) ce maréchal rencontra auprès de Nemonitsa la division Lambert , commandée alors par le général Pahlen [4]Le général Lambert avait cédé son commandement, ayant été blessé dans le combat où sa division s’empara de la tête de pont dc Borisov. . A quatre heures il l’attaqua et la battit; en même temps le général Berkheim fit charger le 4e de cuirassiers, et força l’ennemi à repasser la Bérézina , après avoir laissé en notre pouvoir sept cents prisonniers et quantité de bagages.

L’armée de Moldavie, ayant dans sa fuite coupé le grand pont de Borisov, gardait toute la rive droite, et avec quatre divisions [5]Elles étaient sous les ordres des généraux Langeron, Lambert, Woinow et Tschaplitz. occupât les points principaux par où nous pouvions chercher à déboucher.

Pendant la journée du 26, Napoléon manœuvra pour tromper la vigilance de l’ennemi, et parvint , à force de stratagèmes, à s’établir au village de Weselowo, placé sur une éminence qui dominait la rivière que nous voulions passer. Là il fit construire en sa présence, et malgré l’opposition des Russes, deux ponts , dont le duc de Reggio profita pour faire traverser la Bérézina à la sixième division; puis attaquant les troupes qui s’opposaient à son passage commandées par le général Tschaplitz , il les battit et les poursuivit sans relâche jusqu’à leur tête de pont de Borisov. C’est dans cette affaire que les généraux Legrand et Dombrowski, officiers du premier mérite, furent blessés grièvement.

Par ce moyen, Napoléon acquit la certitude que l’amiral était seul sur la rive droite, et que l’armée de Wittgenstein ne s’était pas encore unie à lui.

Claude Victor Perrin - Gros-1812 - Château de Versailles
Claude Victor Perrin – Duc de Bellune – Gros-1812 – Château de Versailles

Le duc de Bellune, qui, depuis ses affaires de Smoliani (où il fit trois mille prisonniers), contenait le corps de Wittgenstein; ayant reçu l’ordre de suivre le mouvement du duc de Reggio, fut suivi dans sa retraite par l’armée russe de la Dwina; dans cette marche rétrograde il se dirigea par Tschéreïa et Kholopenitschi; en arrivant à Ratoulitschi, il fit sa jonction avec les restes de l’armée revenue de Moscou; mais Wittgenstein, au lieu de continuer à le poursuivre, de Kholopenitschi se dirigea sur Baran , tandis  que le prince Koutousoff, loin de se rapprocher de nous, s’arrêta quelques jours à Lanniki, et n’arriva que le 23 à Kopys sur le Dniéper : le général Milloradowitch, commandant son avant garde, n’avait point encore dépassé Kokhanovo, éloigné de nous d’environ cinq journées de marche.

Durant toutes ces opérations, qui eurent lieu depuis le 23 jusqu’au 27 novembre, nous marchâmes presque sans interruption, traversant plusieurs villages , et pouvant à peine connaitre les noms de ceux de Bobr, de Natscha et de Nemonitsa, où la lassitude nous força de nous arrêter. Les jours étaient si courts. que, quoique nous fissions peu de chemin, on faisait route une partie de la nuit, et ce fut la cause pour laquelle tant de malheureux s’égarèrent ou se perdirent ; arrivant fort tard au milieu des bivacs où tous les corps demeuraient confondus, personne ne pouvait se connaitre ni indiquer le régiment auquel on appartenait : ainsi, après avoir marché une journée entière , il fallait errer toute la nuit pour rejoindre ses chefs. Rarement on avait le bonheur d’y parvenir. Ne connaissant plus alors l’heure du départ, on se livrait au sommeil, et en se réveillant on se trouvait au milieu des ennemis.

En passant à Borisov nous vîmes la division Partouneaux, formant l’arrière-garde du neuvième corps; elle avait laissé sur les bords de la Skha le commandant Landevoisin avec un bataillon, pour brûler le pont et les moulins établis sur cette rivière. La division faisait un grand mouvement d’artillerie propre à faire croire aux Russes qu’on voulait sur ce point forcer le passage de la Bérézina. Parvenus sur la place, nous laissâmes la route qui conduisait à la tête de pont occupée par les Russes , et primes le chemin de droite pour aller rejoindre Napoléon. Les autres troupes du neuvième corps, commandées par le duc de Bellune, arrivaient également par le même chemin.

Les deuxième et neuvième corps n’ayant point été à Moscou, ainsi que les Polonais, commandés par le général Dombrowski, avaient de si nombreux bagages que depuis Borisov jusqu’à  Weselowo , la route était couverte de voitures et de caissons. Les renforts qu’ils amenaient étaient  pour nous d’un puissant secours ; mais on était effrayé en songeant que cette masse d’hommes, réunie dans un vaste désert , ne ferait que redoubler nos maux.

Enfin, marchant toujours à travers une confusion extrême avec les divisions du corps du duc de Bellune, nous nous trouvâmes, deux heures après , arrêtés par une foule si grande qu’il n’y avait plus sur aucun point moyen de circuler. Au milieu de cette cohue étaient au sommet d’une hauteur quelques mauvaises granges; à la vue des chasseurs de la garde impériale qui campaient tout autour, nous jugeâmes que Napoléon était là, et que nous touchions aux bords de la Bérézina. C’était précisément l’endroit même où Charles XII passa cette rivière lorsqu’il marchait sur Moscou. [6]25 juin 1708.

Quel effrayant tableau me présenta cette multitude d’hommes accablée de toutes les misères, et contenue dans un marais ! Elle, qui deux deux auparavant, triomphante, couvrait la moitié de la surface du plus vaste des empires. Nos soldats pâles , défaits, mourant de faim et de froid, n’ayant pour se préserver des rigueurs de la saison que des lambeaux de pelisses, ou des peaux de mouton toutes brûlées, se pressaient en gémissant le long de cette rive infortunée !          

(…)

Eugène de Beauharnais
Eugène de Beauharnais

Le Vice-Roi qui était demeuré toute la journéc avec l’Empereur, fit annoncer à son état-major que ce qui appartenait au quatrième corps passerait le pont à huit heures du soir. Quoique ce moment fût le meilleur pour franchir un pont si dangereux, beaucoup ne pouvant s’arracher du feu , auprès duquel ils étaient assis , disaient : « Qu’il valait bien mieux bivaquer sur cette rive que sur l’autre, où il n’y avait que des marais; qu’au reste l’encombrement était encore le même , et qu’en attendant jusqu’au lendemain, la foule serait écoulée , et le passage plus facile. » Ce mauvais avis prévalut pour un grand nombre, et il n’y eut ainsi que la maison du Prince et quelques officiers de l’état-major , qui traversèrent la rivière à l’heure qu’on avait ordonné.

Il fallait en effet connaitre tout le danger qu’il y avait à rester sur la rive gauche, pour se récoudre à passer sur celle opposée. Le Vice- Roi et sa suite se trouvant sur cette dernière, campaient sur un terrain marécageux, et recherchaient pour reposer les endroits les plus glacés, afin d’éviter les bourbiers. L’obscurité était horrible, le vent affreux, et souvent avec violence, apportait sur nos visages une neige glaciale. La plupart des officiers, pour éviter d’être gelés, transis et morfondus, ne faisaient que courir ou marcher en frappant du pied. Pour comble de disgrâce , le bois était si rare à trouver, qu’on put à peine former un feu au Vice-Roi , et on fut obligé, pour obtenir quelques tisons, de rappeler à des soldats bavarois que le prince Eugène avait épousé la fille de leur roi !

(28 Novembre.)

Napoléon étant allé vers Zembin, laissa derrière lui cette foule immense qui, placée sur l’autre rive de la Bérézina, présentait l’image animée, mais effrayante, de ces ombres malheureuses qui, selon la Bible, errent sur les rives dû Styx , et se pressent en tumulte, pour approcher de la barque fatale.

La neige tombait à gros flocons ; les collines, les forêts ne présentaient plus que des masse blanchâtres, et perdaient dans l’atmosphère humide : on ne voyait distinctement. que la funeste rivière à moitié gelée, et dont l’eau trouble et noirâtre, en serpentant dans la plaine, se faisait jour à travers les glaçons que charriaient ses ondes.        

Quoiqu’il y eût deux ponts, l’un pour les voitures, et l’autre réservé pour les fantassins , néanmoins la foule était si grande, et les approches si dangereuses, qu’arrivés près de la Bérézina, les hommes réunis en masse ne pouvaient plus se mouvoir. Malgré ces difficultés, les gens à pied à force de persévérance , parvenaient à se sauver; mais, vers les huit heures du matin, le pont réservé pour les voitures et les chevaux  ayant rompu , les bagages et l’artillerie s’avancèrent vers l’autre pont et voulurent tenter de forcer le passage.

Alors s’engagea une lutte affreuse entre les fantassins et les cavaliers , beaucoup périrent en s’égorgeant entr’eux; un plus grand nombre encore fut étouffé vers la tête du pont, et les cadavres des hommes et des chevaux obstruèrent à tel point les avenues, que pour approcher de la rivière , il fallait monter sur le corps  de ceux qu’on avait écrasés ; il y en avait qui respiraient encore, et luttant contre les horreurs de  la mort, pour se relever, se saisissaient de ceux qui montaient sur eux ; mais ceux-ci, pour se dégager, les repoussaient avec violence, et les foulaient aux pieds [7]Voir le témoignage déjà mis en ligne de Griois sur ce site . Tandis qu’on se débattait avec acharnement, la multitude qui suivait semblable à une vague en furie, engloutissait sans cesse de nouvelles victimes.

Le duc de Bellune, laissé sur la rive gauche , se mit en position sur les hauteurs de Weselowo avec les deux divisions Girard et Daendels, pour couvrir le passage et le protéger au milieu de cette effroyable confusion, contre le corps de Wittgenstein, dont l’avant-garde avait paru la veille. Cependant le général Partouneaux, après avoir repoussé les attaques de Platow et de Tschikagow, partit de Borisov à trois heures après midi avec la 3e brigade pour s’opposer aux Russes qui s’avançaient en colonnes ; instruit qu’il allait avoir à faire à des forces considérables, il rappela les 1e et 2e brigades restées à Borisov, commandées par les généraux Blamont et Lecamus.

Parvenu à Staroi-Borisow, au lieu de prendre le chemin de Weselowo, il prit celui de Studentzy [8]Note dans l’original : Dans le 29e bulletin, on a donné à Weselowo le nom de Studzianka ou Studentzy. La proximité de ces villages les aura fait confondrc,  ou plutôt on aura préféré … Continue reading . Cette erreur porta la division au milieu du corps de Wittgenstein ; quoiqu’elle n’eût que trois mille hommes, elle chercha à se faire jour, et pendant toute la soirée soutint un combat qui dura plus de quatre heures, et où furent blessés les généraux Blamont et Delaitre. Au milieu de la neige et avec un temps horrible, nos troupes se mirent en carré, restèrent sur pied toute la nuit sans avoir rien à  manger, et ne voulant pas faire de feu pour indiquer leur position.

Cette situation cruelle dura  jusqu’au lendemain, où la division se vit entourée par le corps entier de Wittgenstein, fort d’environ quarante-cinq mille hommes ; alors , perdant l’espoir d’échapper, elle se rendit prisonnière, n’ayant plus que douze cents hommes et deux faibles escadrons, tant les horreurs de la faim, la rigueur du froid et le feu de l’ennemi , avaient diminué le nombre de ces braves, qui , dans leur  prouvèrent que les soldats français, jusque dans leur défaite, souvent trouvent les occasions de gloire !

Borisov ayant été évacué, les trois armées russes firent leur jonction et le jour même ( 28 novenbre) vers les huit heures du matin , le duc de Bellune fut attaqué sur la gauche par Wittgenstein, en même temps que le duc de Reggio l’était sur la rive droite par Tschikagow, qui, s’apercevant qu’on l’avait mal informé, réunit toutes ses et vint fondre sur nous à peu de distance des ponts de Weselowo. Alors tout ce que nous avions de combattants prit les armes : l’affaire s’engageait avec chaleur lorsque le duc de Reggio, qui ne peut jamais obtenir la victoire sans la payer de son sang, fut blessé dès le principe de l’action : obligé de quitter son corps, il en laissa le commandement au duc d’Elchingen, et celui-ci céda le sien au duc de Trévise [9]Officiellement, Oudinot reçu durant sa carrière 27 blessures…

Le duc d’Elchingen ayant ranimé nos troupes, l’action recommença, contre l’armée de Moldavie, avec une ardeur nouvelle.  La division des cuirassiers sous les ordres du général Doumerc [10]Cette division , qui d’abord appartenait au corps du général Grouchy, passa ensuite sous les ordres du duc de Reggio, et resta sur la Dwina ; si elle eût été à Moscou , elle … Continue reading fit une charge brillante au moment où le comte de Claparède, à la tête de la légion de la Vistule , s’engageait dans les bois enfoncer le centre de l’ennemi

Ces braves cuirassiers (4e, 7e et 14e régiments), exténués par l’excès des fatigues et des privations en tous genres, firent néanmoins des prodiges de valeur, enfoncèrent des carrés , prirent des pièces de canon, et trois à quatre mille prisonniers, que nos misères ne nous permirent pas de conserver; car, dans notre cruelle situation , nous combattions non pour obtenir la victoire, mais seulement pour notre existence et l’honneur de nos armes.

Malgré la bravoure de nos soldats, et les efforts de leurs chefs, les armées russes étant réunies , pressaient vivement le neuvième corps , qui formait l’arrière-garde ; on entendait déjà le bruit du canon , et ce bruit glaça tous les cœurs. Insensiblement il se rapprocha ; et bientôt après on vit sur le sommet des collines voisines le feu des batteries ennemies : on ne douta plus alors que le terrain où se trouvaient des milliers d’hommes sans armes, des malades, des blessés, des femmes et des enfants, n’allât devenir un champ de bataille.

François Fournier-Sarlovèze (Wikipedia)
François Fournier-Sarlovèze (Wikipédia)

La position qu’occupait le duc de Bellune, pour s’opposer aux progrès de Wittgenstein, n’était pas avantageuse : quoique sa droite fût appuyée à la rivière , sa gauche ne pouvait s’étendre jusqu’à un grand bois qui aurait pu la couvrir ; pour la lier à ce bois, on plaça une brigade de cavalerie commandée par le comte Fournier.

Cet intrépide fit deux charges brillantes qui arrêtèrent le corps de Wittgenstein, en même temps qu’une batterie de la garde protégeait la droite du duc de Bellune. La valeur héroïque des troupes, et la bravoure des généraux Girard, Damas et Fournier, qui, quoique blessés, n’abandonnèrent point le champ de bataille, apprirent aux ennemis que la victoire ne nous trahit jamais sans avoir été longtemps indécise. Enfin le courage fut forcé de céder au nombre ; et le neuvième corps, accablé par tant de forces réunies, se vit contraint de quitter sa position.

Dans la chaleur de ce combat, plusieurs boulets de canon, tirés par l’ennemi, volèrent sur la tête de cette foule malheureuse, qui , depuis trois jours, se pressait autour du pont de la Bérézina ; des obus même vinrent éclater au milieu d’elle : alors la terreur et le désespoir s’emparèrent de toutes les âmes : l’instinct de  la conservation troubla les esprits ; ces femmes, ces enfants, échappés à tant de désastres, semblaient n’avoir été conservés que pour éprouver une mort plus déplorable encore. On les voyait, sortant de leur voiture, courir embrasser les genoux du premier venu ; et, en pleurant, le suppliaient de les faire passer sur l’autre bord. Les malades et les blessés, assis sur le tronc d’un arbre , ou soutenus sur des béquilles, d’un œil inquiet, cherchaient partout un ami qui pût les secourir ; mais leur voix se perdait dans les airs : chacun ne songeait qu’à sa propre existence.

Nous avions au quatrième corps, pour inspecteur aux revues, M, de Labarrière , homme respectable, et d’une grande aménité de caractère. Son âge avancé, et surtout son faible tempérament, l’avaient, depuis longtemps, rendu inhabile à marcher; et, comme tant d’autres, il se trouvait couché dans un traineau. Par hasard ayant aperçu un officier de ses amis, quoiqu’il eût peine à se soutenir, il alla à lui ; et, se jetant dans ses bras, se recommanda à son humanité, Cet officier était blessé ; mais trop généreux pour refuser ses faibles secours, il lui promit de ne plus le quitter. Alors tous les deux s’embrassant étroitement, allèrent vers le pont avec cette assurance et ce courage qu’éprouvent deux amis, lorsqu’ils ont encore la consolation de mourir ensemble; s’appuyant l’un sur l’autre, ils se perdirent dans la foule, et depuis lors on ne les a plus revus.

Il y eut aussi une femme, marchant avec les équipages de Napoléon, que son mari avait laissée un peu en arrière, tandis qu’il allait lui-même reconnaitre le point où ils pourraient se hasarder de passer. Pendant ce temps, un obus vint éclater auprès de cette épouse infortunée ; la foule qui était autour prit la fuite; elle seule resta ; bientôt l’ennemi, en s’avançant fit refluer nos troupes tout près du pont, et, dans leur marche confuse ils entrainèrent cette malheumue, qui voulut revenir vers l’endroit où son mari l’avait quittée.

Battue par ces flots tumultueux , elle se vit égarée puis perdue : de loin on l’entendait appeler son époux; mais sa voix touchante se perdait à travers le bruit des armes et les cris des combattants: alors pâle et sans voix, se meurtrissant le sein, elle tomba évanouie au milieu des soldats qui ne l’avaient ni vue ni entendue.

Enfin les Russes, toujours renforcés par des troupes nouvelles, arrivèrent en masse, et chassèrent devant eux la division polonaise du général Girard, qui jusque-là les avait contenus. A la vue de l’ennemi, ceux qui n’avaient pas encore passé , se mêlant avec les Polonais, se précipitèrent vers le pont : l’artillerie , les bagages, les cavaliers, les fantassins, chacun voulait traverser le premier. Le plus fort jetait dans l’eau le plus faible, qui l’empêchait d’avancer, et marchait sur le corps des malades et des blessés qui se trouvaient sur son passage. Plusieurs centaines d’hommes restèrent écrasés sous  les roues des canons; d’autres , espérant se sauver à la nage, se gelèrent au milieu de la rivière, ou périrent en se plaçant sur des pièces de glace qui coulèrent à fond.

Mille et mille victimes n’ayant plus d’espoir malgré ce triste exemple , se jetèrent pêle-mêle dans la Bérézina, où presque toutes moururent dans les convulsions de la douleur et du désespoir. On vit une mère, prise par les glaces : ne pouvant plus  avancer ni reculer , elle tenait son enfant au-dessus de l’eau, et poussait des cris déchirants pour qu’on vint à son secours.

La.division Girard, par Ia force des armes, vint à bout de se faire jour  à travers les obstacles qui pouvaient retarder sa marche et gravissant sur cette montagne de cadavres qui obstruaient le chemin, rejoignit l’autre rive, où les Russes l’auraient peut-être suivie, si, dans l’instant, on ne s’était hâté de brûler le pont,

Alors les malheureux sur la Bérézina, n’eurent plus autour d’eux que l’image de la mort la plus horrible. Pour chercher à s’y soustraire, on en voyait encore quelques-uns qui essayaient de traverser le pont, lors même qu’il était tout enflammé : mais , au milieu de leur course, ils se noyaient, pour éviter d’être brûlés. Enfin les Russes s’étant rendus maîtres du cham de bataille, nos troupes se retirèrent, le passage cessa, et au fracas le plus épouvantable succéda le plus morne silence.

En marchant vers Zembi, nous remontâmes la  rive droite de la Bérézina, d’où l’on voyait distinctement tout ce qui se passait’ sur l’autre bord. Le froid était excessif, et le vent faisait entendre au loin ses affreux sifflements; vers la fin du jour l’obscurité n’était dissipée que par les feux nombreux de l’ennemi qui occupait les collines. Au pied de ces hauteurs gémissaient nos compagnons dévoués à la mort, et pour eux jamais moments ne durent être plus terribles que ceux qui s’écoulèrent durant cette effroyable nuit : tout ce que l’imagination pourrait se figurer de plus douloureux n’en retracerait qu’une imparfaite image.

Les éléments déchaînés semblaient s’être réunis pour affliger la nature entière et châtier les hommes ; les vainqueurs comme les vaincus étaient accablés de souffrances. Chez les Russes seulement on voyait d’énormes amas de bois enflammé ; là , au contraire , où se trouvaient les nôtres, il n’y avait ni lumière, ni cabanes : les gémissements seuls nous faisaient deviner l’endroit où se trouvaient tant de malheureuses victimes.

Plus de vingt mille soldats ou domestiques, malades et blessés, tombèrent au pouvoir de l’ennemi ; on évalua à deux cents le nombre des pièces abandonnées, tous les bagages des deux corps qui s’unirent à nous furent également la poie des vainqueurs ; mais dans ces pénibles circonstances, on était insensible à la perte des richesses , on ne connaissait que le sentiment de sa conservation ; aussi chacun avait sans cesse sous les yeux le sort déplorable des infortunés laissés sur la Bérézina, qui perdant pour toujours l’espoir de revoir leur patrie, se voyaient condamnés à aller passer le reste de leurs jours dans les neiges de la Sibérie, où un pain noir arrosé de larmes devait être le salaire de leurs humiliants travaux !

 

 

References

References
1 Opinion alors largement répandue dans la Grande Armée
2 Je dois faire observer qu’on ne comprenait dans les distributions que les soldats présents aux appels, et le nombre de ceux-ci ne formait pas la cinquième partie du reste de l’armée. Outre cela, dans l’espace de deux mois , on ne fit que trois distributions, savoir : à Smolensk, à Orcha et à Kowno.
3 Cette retraite est une des plus belles opérations de la campagne. On raconte qu’au moment de passer le Dnieper; tout le monde était dans le désespoir et se croyait perdu; chacun cherchait le maréchal pour savoir ce qu’il ordonnerait. Mais on fut bien surpris en le trouvant couché sur la neige et la carte à la main, examinant la direction  qui lui serait la plus favorable. Ce calme du chef dans un si grand danger, fortifia le courage de tous ceux qui l’accompagnient
4 Le général Lambert avait cédé son commandement, ayant été blessé dans le combat où sa division s’empara de la tête de pont dc Borisov.
5 Elles étaient sous les ordres des généraux Langeron, Lambert, Woinow et Tschaplitz.
6 25 juin 1708.
7 Voir le témoignage déjà mis en ligne de Griois sur ce site
8 Note dans l’original : Dans le 29e bulletin, on a donné à Weselowo le nom de Studzianka ou Studentzy. La proximité de ces villages les aura fait confondrc,  ou plutôt on aura préféré désigner Studzianka, qui est plus considérable que Weselowo ; ce dernier lieu n’est qu’un hameau formé de quelques misérables granges.
9 Officiellement, Oudinot reçu durant sa carrière 27 blessures…
10 Cette division , qui d’abord appartenait au corps du général Grouchy, passa ensuite sous les ordres du duc de Reggio, et resta sur la Dwina ; si elle eût été à Moscou , elle n’aurait pas eu un seul cuirassier monté lors du passage de la Bérézina.