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Adrien Jean-Baptiste François Bourgogne à la Bérézina

Nous arrivâmes, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow. L’Empereur se logea dans un château situé à droite de la route, et toute la Garde bivaqua autour. Le général Roguet, qui nous commandait, s’empara de la serre du château pour y passer la nuit. Mes amis et moi nous nous établîmes derrière. Pendant la nuit, le froid augmenta considérablement. Le lendemain 26, dans la journée, nous allâmes prendre position sur les bords de la Bérézina. L’Empereur était, depuis le matin, à Studianka, petit village situé sur une hauteur et en face.

Jean-Baptiste Éblé
Jean-Baptiste Éblé

En arrivant, nous vîmes les braves pontonniers travaillant à la construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passé toute la nuit, travaillant dans l’eau jusqu’aux épaules, au milieu des glaçons, et encouragés par leur général [1]Le général Éblé . Ils sacrifiaient leur vie pour sauver l’armée. Un de mes amis m’a assuré avoir vu l’Empereur leur présentant du vin.

A deux heures de l’après-midi, le premier pont fut fait, La construction fut pénible et difficile, car les chevalets s’enfonçaient toujours dans la vase. Aussitôt, le corps du maréchal Oudinot le traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s’opposer à notre passage. Déjà, avant que le pont fût fini, de la cavalerie du deuxième corps avait passé le fleuve à la nage; chaque cavalier portait en croupe un fantassin. Le second pont, pour l’artillerie et la cavalerie, fut terminé à quatre heures [2]Ce second pont croula quelque temps après qu’il fut terminé, et au moment où l’artillerie commençait passer, Il y périt du monde. {Note de l’auteur. )

Un instant après notre arrivée sur le bord de la Bérézina, je m’étais couché, enveloppé dans ma peau d’ours et, aussitôt, je tremblai de la fièvre. Je fus longtemps dans le délire ; je croyais être chez mon père, mangeant des pommes de terre et une tartine à la flamande, et buvant de la bière. Je ne sais combien de temps je fus dans cette situation, mais je me rappelle que mes amis m’apportèrent, dans une gamelle, du bouillon de cheval très chaud que je pris avec plaisir et qui, malgré le froid, me fit transpirer, car, indépendamment de la peau d’ours qui m’enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais, m’avaient couvert avec une grande toile cirée qu’ils avaient arrachée d’un dessus de caisson de l’état-major, sans chevaux. Je passai le reste de la journée et de la nuit sans bouger.

Le lendemain 27, j’étais un peu mieux, mais extraordinairement faible. Ce jour-là, l’Empereur passa la Bérézina avec une partie de la Garde et environ mille hommes appartenant au corps du maréchal Ney. C’était une partie du reste de son corps d’armée. Notre régiment resta sur le bord. Je m’entendis appeler par mon nom : je levai la tête et je reconnus M. Péniaux, directeur des postes et des relais de l’Empereur, qui, en voyant le régiment où il savait que j’étais, s’était informé de moi.

On lui avait dit que j’étais malade. Il venait, non pour me donner des secours, puisqu’il n’avait rien pour lui-même, mais pour m’encourager. Je le remerciai de l’intérêt qu’il me témoignait, en ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Bérézina, que je ne reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire à mes parents dans quelle triste situation il m’avait vu, Il m’offrit de l’argent, je le remerciai, car j’avais la valeur de huit cents francs que j’aurais volontiers donnés pour la tartine, les pommes de terre que j’avais cru manger chez moi.

Avant de me quitter, il me montra de la main la maison où l’Empereur avait logé, en me disant qu’il avait joué de malheur, car cette maison était un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporté, de sorte qu’il n’avait rien m’offrir. II me donna une poignée de main, et me quitta pour passer le pont.

Lorsqu’il fut parti, je me rappelai qu’il m’avait parlé d’un magasin de farine dans la maison où avait logé l’Empereur. Aussitôt je me lève, et, quoique bien faible, je me traine de ce côté. Il n’y avait pas longtemps que l’Empereur en était sorti, et déjà l’on y avait enlevé toutes les portes. En y entrant, j’aperçus plusieurs chambres que je parcourus : dans toutes il était facile de voir qu’il y avait eu de la farine. J’entrai dans une où je remarquai que les planches étaient  mal jointes ; il y avait plus d’un pouce d’intervalle. Je m’assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre que de farine, que je mettais précieusement dans un mouhoir. Après un travail de plus d’une heure, j’en ramassai peut-être la valeur de deux livres, où se trouvait un huitième de terre, de paille et de petits morceaux de bois.

N’importe! Dans ce moment je n’y fis pas attention. Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notie bivac, j’aperçus un feu où plusieurs soldats de la Garde se chauffaient. Parmi eux était un musicien de notre régiment qui avait sur sou sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa place, ne sachant pas pourquoi je l’appelais, je lui montrai mon paquet en lui faisant comprendre qu’il y avait quelque chose dedans.

Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu’il fut près de moi, je lui dis, de manière que les autres ne puissent l’entendre, que, s’il voulait me prêter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous partagerions. Il consentit de suite à ma proposition. Comme il y avait beaucoup de feux abandonnés, nous en cherchâmes un à l’écart.

Je fis ma pâte et quatre galettes; j’en donnai la moitié à mon musicien que je ramenai avec moi au régiment, toujours sur le bord de la Bérézina. En arrivant, je partageai avec ceux qui m’avaient conduit sous les bras et, comme elles étaient encore chaudes, ils les trouvèrent bonnes. Après avoir bu un peu d’eau bourbeuse de la Bérézina, nous nous chauffâmes en attendant l’ordre de passer les ponts.

Auprès de notre feu était un soldat de la compagnie qui se mettait en grande tenue : je lui en demandai la raison. Sans me répondre, il se mit rire en me regardant. Cet homme était malade; son rire était le rire de la mort, car il succomba pendant la nuit.

Un peu plus loin, c’était un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si l’on veut, quinze ans de service. Sa femme était cantinière ; ils avaient tout perdu voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants morts dans la neige. Il ne restait plus, à cette pauvre femme, que le désespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, était assise sur la neige, tenant sur ses genoux la téte de son mari mourant et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur était trop grande.

Derrière elle et appuyée sur son épaule, était une jeune filie de treize quatorze ans, belle comme un ange, seule enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant. Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son père. Elle avait, pour tout vêtement, une capote de soldat sur une mauvaise robe, et une peau de mouton sur les épaules, pour la préserver du froid [3]Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, d’un bonnet de peau de mouton d’Astrakan. (Note de l’auteur. ). Plus personne du régiment auquel ils appartenaient n’était là pour les consoler. Le régiment n’existait plus. Nous fimes tout ce qui était possible en pareille circonstance; je n’ai pu savoir si cette malheureuse famille avait été secourue. De quelque côté que l’on se tournât, c’était tableaux semblables.

Les voitures et les caissons abandonnés nous fournissaient du bon bois sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitâmes.

Mes amis me demandèrent comment j’avais passé mes trois jours d’absence. Ils me contèrent à leur tour que, le 23, lorsqu’ils étaient en marche sur la route qui traverse la forêt, ils aperçurent le 9e corps rangé en bataille sur la route et qui criait : Vive l’Empereur! » qu’ils n’avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d’armée, qui n’avait presque pas souffert et qui n’avait jamais manqué de vivres, fut saisi en nous voyant si malheureux, de même que nous, nous le fûmes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c’était là l’armée de Moscou, cette armée qu’ils avaient vue si belle, si nombreuse, aujourd’hui misérable et réduite si peu de monde.

Le maréchal Oudinot
Le maréchal Oudinot duc de Reggio

Le 2e corps d’armée, commandé par le maréchal Oudinot, ainsi que le 9e, commandé par le maréchal Victor, duc de Bellune, et les Polonais par le général Dombrowski, n’avaient pas été à Moscou ; ils étaient restés en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repoussés et leur avaient pris une quantité considérable de bagages qui nous embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brûlé le pont, le seul qui existait sur la Bérézina, ce qui arrêtait notre marche et nous tenait bloqués au milieu d’un marais, entre deux forêts, tous réunis en masse, Français, Italiens, Espagnols, Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et méme des Prussiens.

Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au désespoir, pleuraient. On a remarqué que les hommes avaient plus souffert que les femmes, moralement et physiquement. J’ai vu les femmes supporter avec un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles elles étaient assujetties. Il y en a même qui faisaient honte à certains hommes, qui ne savaient pas supporter l’adversité avec courage et résignation. Bien peu de ces femmes succombèrent, au moins celles qui tombèrent dans la Bérézina en passant le pont, ou qui furent étouffées.

A l’entrée de la nuit, nous fûmes assez tranquilles. Chacun s’était retiré dans ses bivacs et, chose étonnante, plus personne ne se présentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il fut libre [4]Souligné par la Rédaction . Comme nous avions du bon feu, je m’endormis, mais, au milieu de la nuit, la fièvre me reprit, et j’étais encore dans le délire, lorsqu’un coup de canon me réveilla.

Il faisait jour. Il pouvait être 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien dire ni prévenir personne, je me présentai la tête du pont et je traversai absolument seul. Je n’y rencontrai personne que des pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remédier lorsqu’il y arrivait quelque accident.

Lorsque je fus de l’autre côté, j’aperçus, sur ma droite, une grande baraque en planches. C’était là où l’Empereur avait couché et où il était encore. Comme j’avais froid à cause de ma fièvre, je me présentai à un feu où étaient plusieurs officiers occupés à regarder sur une carte, mais je fus si mal reçu, que je dus me retirer. Pendant ce temps. un soldat du régiment, qui m’avait aperçu, vint me dire que le régiment venait de traverser le pont et qu’il était allé se mettre en bataille en seconde ligne, derrière le corps du maréchal Oudinot, qui se battait sur notre gauche.

Comme le canon grondait et que les boulets arrivaient jusqu’à l’endroit où j’étais, je me disposai à rejoindre le régiment, me disant qu’il valait mieux mourir d’un coup de boulet que de froid ou de faim : j’avançai dans le bois. Chemin faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se trainait avec peine. Nous arrivâmes au régiment en nous tenant par le bras, pour nous soutenir mutuellement. A quelques pas de la compagnie, il y avait un feu : comme il tremblait beaucoup de la fièvre, je le conduisis auprès.

A peine y étionsnous qu’un boulet de quatre atteint mon pauvre camarade à la poitrine et l’étend raide mort au milieu de nous. Le boulet n’avait pas traversé, il était resté dans son corps Lorsque je le vis mort, je ne pus m’empêcher de dire assez haut : Pauvre Marcelin ! Tu es bien heureux ! Au même instant, le bruit courut que le maréchal Oudinot venait d’étre blessé.

En voyant tomber cet homme du régiment, le colonel était accouru près du feu et, voyant que j’étais fort malade, il m’ordonna de retourner près de la tête du pont, d’y attendre tous les hommes qui se trouvaient en arrière et de les réunir pour rejoindre le régiment. Lorsque j’y arrivai, le plus grand désordre y régnait déjà. Les hommes qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit ou d’une partie de la matinée venaient, depuis qu’ils entendaient le canon, se jeter en foule sur les bords de la Bérézina, afin de traverser les ponts.

J’y étais arrivé, lorsqu’un caporal de la compagnie, nommé Gros-Jean, qui était de Paris et dont je connaissais la famille, vint moi, tout en pleurant, me demander si je n’avais pas vu son frère. Je lui répondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de Krasnoé, il ne l’avait pas quitté, à cause qu’il était malade de la fièvre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une fatalité dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait été séparé; que, le croyant en avant, il avait été de tous côtés pour le retrouver, Ic demandant ses camarades ; que, ne le trouvant pas à la position où était le régiment, il allait repasser le pont, et qu’il fallait qu’il le retrouve ou qu’il périsse.

Voulant le détourner d’une résolution aussi funeste, je l’engage à rester près de moi la tête du pont où, probablement, nous verrions son frère lorsqu’il se présenterait. Mais ce brave garçon se débarrasse de ses armes et de son  sac en me disant que, puisque j’avais perdu le mien, il me  faisait cadeau du sien, s’il ne revenait pas; que, pour des armes, il n’en manquait pas de l’autre côté.

Alors il va pour s’élancer la tête du pont : je l’arrête; je lui montre les morts et les mourants dont le pont est encombré et qui empêchent les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant ensemble dans la Bérézina, pour reparaitre ensuite au milieu des glaçons, et disparaitre aussitôt pour faire place à d’autres.

Gros-Jean ne m’entendait pas. Les yeux fixés sur cette scène d’horreur, il croit apercevoir son frère sur le pont, qui se débat au milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n’écoutant que son désespoir, il monte sur les cadavres d’hommes et de chevaux qui obstruaient la sortie du pont [5]A la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où beaucoup je chevaux s’enfonçaient, s’abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d’hommes aussi arrivaient, … Continue reading ) , et s’élance.

Les premiers le repoussent, en trouvant un nouvel obstacle sur leur passage. Il ne se rebute pas ; Gros-Jean était fort et robuste; il est repoussé jusqu’à trois fois. A la fin, il atteint le malheureux qu’il croyait son frère, mais ce n’est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le suivais des yeux. Alors, voyant sa méprise, il n’en est que plus ardent à vouloir atteindre l’autre bord, mais il est renversé sur le dos, sur le bord du pont, et prêt à étre précipité en bas. On lui marche sur le ventre, sur la tête; rien ne peut l’abattre.

Il retrouve de  nouvelles forces et se relève en saisissant par une jambe un cuirassier qui, son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat par un bras ; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les épaules, s’embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Bérézina, entraînant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils vont grossir le nombre des cadavres qu’il y avait au-dessous, et des deux côtés du pont. Le cuirassier et l’autre avaient disparu sous les glaçons, mais Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet où il se tenait cramponné et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur lequel il se mit à genoux.

Il implorait le secours de ceux qui ne l’écoutaient pas. Mais des sapeurs du génie et des pontonniers qui avaient fait les ponts, lui jetèrent une corde qu’il eut assez d’adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l’attacha autour du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui étaient dans l’eau et sur les glaçons, les pontonniers le retirèrent sur l’autre bord. Mais je ne le revis plus; j’ai su, le lendemain, qu’il avait retrouvé son frère à une demi-lieue de là, mais expirant, et que lui-même était dans un état désespéré.

Ainsi périrent ces deux bons frères et un troisième qui était dans le 2e lanciers. A mon retour à Paris, j’ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles de ses enfants. Je n’ai pu que lui laisser une lueur d’espérance, en lui disant qu’ils étaient prisonniers, mais j’étais certain qu’ils n’existaient plus.

Pendant ce désastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les bivacs. Ils étaient accompagnés d’un officier; ils demandaient du bois sec pour chauffer l’Empereur. Chacun s’empressait de donner ce qu’il avait de meilleur; même des hommes mourants levaient encore la tête pour dire  Prenez pour l’Empereur!

Il pouvait être dix heures; le second pont, désigné pour la cavalerie et l’artillerie, venait de s’abimer sous le poids de l’artillerie, au moment où il y avait beaucoup d’hommes dessus, dont une grande partie périt. Alors le désordre redoubla car, tous se jetant sur le premier pont, il n’y avait plus possibilité de se frayer un passage. Hommes, chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout était. confondu et écrasé, et, malgré les cris du maréchal Lefebvre placé à l’entrée du pont pour maintenir l’ordre autant que possible, il lui fut impossible de rester. Il fut emporté par le torrent et obligé, avec tous ceux qui l’accompagnaient, pour éviter d’être écrasé ou étouffé, de traverser le pont.

J’avais déjà réuni cinq hommes du régiment, dont trois avaient perdu leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J’avais toujours les yeux fixés sur le pont; j’en vis sortir un homme enveloppé d’un manteau blanc : poussé par ceux qui le suivaient, il alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se releva de même, pour venir ensuite retomber près de notre feu.

Il resta un instant dans cette position; pensant qu’il était mort, nous allions le mettre à l’écart et prendre son manteau, mais il leva la tête en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut. C’était l’armurier du régiment; il se mit se lamenter en me disant : Ah ! mon sergent! quel malheur! J’ai tout perdu, chevaux, voitures, lingots, fourrures ! Il me restait encore un mulet que j’avais amené d’Espagne. Je viens d’être obligé de l’abandonner. Il était encore chargé de mes lingots et de mes fourrures ! J’ai passé le pont sans toucher les planches, car j’ai été porté, mais j’ai manqué de mourir ! Je lui dis qu’il était encore très heureux et qu’il devait remercier la Providence s’il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.

Le nombre d’hommes qui arrivaient autour de notre feu nous força de l’abandonner et d’en recommencer un autre, quelques pas en arrière. Le désordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant après, lorsque le maréchal Victor fut attaqué par les Russes et que les boulets et les obus commençaient h tomber dans la foule.

Pour comble de malheur, la neige recommença avec force, accompagnée d’un vent froid. Le désordre continua toute la  journée et toute la nuit et, pendant ce temps,- la Bérézina charriait, avec les glaçons, les cadavres d’hommes et de chevaux, et des voitures chargées de blessés qui obstruaient les roulaient en bas. Le désordre devint plus grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le maréchal Victor commença sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu’il put, avec sa troupe, traverser le pont. Une arrière-garde faisant partie du 9e corps était encore restée de l’autre côté et ne devait quitter qu’au dernier moment.

La nuit du 28 au 29 offrait encore à tous ces malheureux, sur la rive opposée, la possibilité de gagner l’autre bord; mais, engourdis par le froid, ils restèrent se chauffer avec les voitures que l’on avait abandonnées et brûlées exprès pour les en faire partir.

Je m’étais retiré en arrière avec dix-sept hommes du régiment et un sergent nommé Rossière. Un soldat du régiment  le conduisait. Il était devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fièvre [6]J’ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de revenir en France. Comme il avait beaucoup d’argent, il trouva un juif qui le conduisit à Koenigsberg; mais en France, étant … Continue reading ).

Par pitié, je lui prêtai ma peau d’ours pour se couvrir, mais il tomba beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d’ours par suite de la chaleur du grand feu et, par la même raison, se séchait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle était devenue tellement dure, qu’il me fut impossible de m’en servir : je dus l’abandonner. Mais, voulant qu’elle fût encore utile, j’en couvris un homme mourant.

Nous avions passé une mauvaise nuit. Beaucoup d’hommes de la Garde impériale avaient succombé : il pouvait être sept heures du matin. C’était le 29 novembre. J’allai encore auprès du pont, afin de voir si je rencontrerais des hommes du régiment. Ces malheureux, qui n’avaient pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu’il faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Déjà l’on préparait tout ce qu’il fallait pour le brûler.

J’en vis plusieurs qui se jetèrent dans la Bérézina, espérant la passer à la nage sur les glaçons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l’eau jusqu’aux épaules, et là, saisis par le froid, la figure rouge, ils périssaient misérablement. J’apergus, sur le pont, un cantinier portant un enfant sur sa tête. Sa femme était devant lui, jetant des cris de désespoir. Je ne pus en voir davantage; c’était au-dessus de mes forces.

Au moment où je me retirais, une voiture dans laquelle était un officier blessé, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi que plusieurs qui accompagnaient [7]C’est ainsi que périt M. Legrand, frère du docteur Legrand, de Valenciennes. Il avait été blessé à Krasnoe. Il était arrivé jusqu’à la Bérézina. Un instant après la scène que … Continue reading ). Enfin, je me retirai. On mit le feu au pont; c’est alors, dit-on, que des scènes impossibles à peindre se sont passées. Les détails que je viens de raconter ne sont que l’esquisse de l’horrible tableau.

Je venais d’être prévenu que le régiment allait passer; il venait de quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes, réunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le régiment passa, chacun rentra dans sa compagnie.

Nous étions en marche : il pouvait étre neuf heures. Nous traversâmes un terrain boisé et coupé par des marais que nous passâmes sûr des ponts construits en bois de sapin résineux de deux mille pieds de longueur, que les Russes n’avaient pas eu, heureusement pour nous, le bonheur de brûler. L’on s’arrêta pour attendre ceux qui étaient encore derrière. Il faisait un peu de soleil. Je m’assis sur le sac de Gros-Jean et je m’endormis, mais un officier, M. Favin, s’en étant aperçu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d’autres me donnaient des coups de pied dans le derrière, sans pouvoir m’éveiller. Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c’en était fait : mon sommeil était celui de la mort et, cependant, j’étais faché que l’on m’eût réveillé.

Beaucoup d’hommes, que l’on croyait perdus, arrivaient encore des bords de là Bérézina. ll y en avait qui s’embrassaient, se félicitaient, comme si l’on venait de passer Ie Rhin, dont nous étions encore éloignés de quatre cents lieues ! On se croyait tellement sauvés que, revenus à des sentiments moins indifférents, on plaignait, on regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arrière. Pour ne plus m’endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C’est ce que je fis.


 

References

References
1 Le général Éblé
2 Ce second pont croula quelque temps après qu’il fut terminé, et au moment où l’artillerie commençait passer, Il y périt du monde. {Note de l’auteur.
3 Cette jeune personne était coiffée, ainsi que sa mère, d’un bonnet de peau de mouton d’Astrakan. (Note de l’auteur.
4 Souligné par la Rédaction
5 A la sortie du pont était un marais, endroit fangeux où beaucoup je chevaux s’enfonçaient, s’abattaient et ne pouvaient plus se relever. Beaucoup d’hommes aussi arrivaient, traînés par la masse jusqu’à la sortie du pont, mais, étouffés au moment où ils n’étaient plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient dessus. (Note de l’auteur
6 J’ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de revenir en France. Comme il avait beaucoup d’argent, il trouva un juif qui le conduisit à Koenigsberg; mais en France, étant devenu fou, il se brûla la cervelle. (Note de l’auteur.
7 C’est ainsi que périt M. Legrand, frère du docteur Legrand, de Valenciennes. Il avait été blessé à Krasnoe. Il était arrivé jusqu’à la Bérézina. Un instant après la scène que je viens de tracer, et au moment où les Russes tiraient sur le pont, l’on m’a assuré qu’il avait encore reçu une blessure avant d’être précipité, lui et sa voiture. (Note de l’auteur.