[ed-logo id=’7324′]

Latest Posts

Détails abrégés sur la campagne de Moscou en 1812

En réponse à toutes les brochures qui ont paru sous ce titre jusqu’à ce jour ;

par un Français

Secrétaire particulier d l’État-major d’une des divisions de l’armée de Russie

Deux motifs bien grands, selon Buonaparte [1], l’entraînèrent à la guerre qu’il entreprit en 1812 contre la Russie. Le premier est son insatiable ambition, qui lui faisait désirer d’augmenter encore le renom de ses armes, et de subju­guer la seule puissance continentale qui balançait son pouvoir; le second est le désir qu’il avait de rétablir le royaume de Pologne, afin d’opposer une barrière naturelle à l’agrandissement de l’empire de Russie. Ce dernier motif eût peut-être été excusable si le bonheur des peuples l’eût dirigé; mais le seul orgueil l’avait fait naître, et celui qui cherchait à maîtriser l’univers n’avait pas bonne grâce d’annoncer qu’il ne faisait cette guerre que pour empêcher la Russie de s’augmenter. Personne n’ignore que si cette campagne eût été heureuse,  l’année suivante aurait vu l’armée française sur les rives du Bosphore. Tel est le résultat de l’ambition qui, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, étouffe tout sentiment d’humanité et rend l’homme insatiable lorsque même il se trouve au faîte des honneurs. Les flatteurs qui entouraient Buonaparte augmentaient encore son orgueil ; ils lui répétaient à chaque instant qu’il était le souverain des souverains, qu’il n’avait qu’à désirer pour être obéi, et qu’enfin on devait se trouver trop heureux de mourir pour son bon plaisir.

C’est en mars 1812 que la grande armée s’ébranla pour se porter sur la Vistule; elle pouvait être forte de trois cent milles hommes d’infanterie et de quatre vingt mille hommes de cavalerie; une partie marcha sur Königsberg par le Brandebourg, et une autre sur Varsovie par la Saxe. Jamais on ne vit rien de plus beau et de plus majestueux et jamais peut-être une armée, ne traversa un aussi long espace de pays en suivant une discipline aussi exacte; car, non seulement on avait établi à sa suite des conseils de guerre spéciaux et permanents; mais encore une commission prévôtale était attachée à chaque division: les attributs de ce tribunal, étaient de prononcer de suite sur tous les délits d’indiscipline, et ses jugements s’exécutaient dans les vingt-quatre heures sans aucun rappel. Cette sévérité maintint l’ordre dans toute l’armée, et les habitants des pays qu’elle traversa ne pouvaient donner trop d’éloges à la manière dont se conduisait le soldat français. Mille et mille personnes ont entendu comme moi les Prussiens dire qu’ils préféraient loger trois Français à un Allemand; et mêmes à un de leurs compatriotes : cet aveu fait par des étrangers qui nous détestaient souverainement, réfute tous les propos que l’on a tenus sur notre armée. On me dira: mais comment se fait-il que les Allemands, Prussiens et autres vous haïssent puisque vous vous étiez conduits si bien dans leur pays ? La raison en est simple et très naturelle: depuis six ans nous séjournions dans cette partie de l’Allemagne; depuis six ans, nourris et logés chez les habitants, nous les ruinions, et quoique l’on en eût agi honnêtement avec eux, ils ne se voyaient pas moins à la veille de leur perte entière; ils ignoraient quel serait le terme de leurs maux, puisque Buonaparte recommençait chaque jour de nouvelles guerres: voilà la raison de leur haine, voilà pourquoi toutes les puissances nous ont abandonnés dans nos revers.

Le commandement des places par où devaient passer l’armée française et ses renforts fut donné à des officiers français: cela devait être, et cela n’ôtait rien au pouvoir de l’autorité du pays. Les gouverneurs tenant la main à ce que la plus exacte discipline fût maintenue à toute voie de fait, et même tout propos injurieux, étaient punis sur-le-champ. Je n’ai d’autre preuve à donner de la conduite de ces  commandants français, qu’en disant que, pour récompenser la bonne gestion du généra Durutte [2], qui fut pendant six mois gouverneur de Berlin, le roi de Prusse lui donna son portrait sur une tabatière d’un très-grand prix.

Le général Pierre François Joseph Durutte (François Böhm) Webmuseo
Le général Pierre François Joseph Durutte (François Böhm) Webmuseo

L’armée française, à l’exception du corps commandé par Jérôme, frère de Buonaparte, passa le Niémen, le 23 juin peu de jours après, elle fut à Wilna, capitale de la Lituanie. Les manœuvres que l’on fit pour se porter sur cette direction séparèrent les corps russes : celui de Bagration fut le plus compromis, et il est certain que si Jérôme ne fût pas resté à Grodno, une partie de ce corps eût été prise. Voilà déjà une faute à reprocher à Buonaparte; une faute bien grande, puis­qu’en portant son frère au commandement d’un des corps de l’armée, il compromettait le salut de tous; cependant il ne pouvait ignorer que Jérôme n’avait aucune connaissance militaire; et quel général lui donna-t-il pour le diriger ? Le général Vandamme, qui n’a pour lui qu’une bravoure trop souvent in­considérée; et quand même il eut été plus instruit, il est fort douteux que Jérôme eût voulu suivre ses conseils.

Dominique-Joseph VandammeAprès s’être reposée quelques jours à Wilna, l’armée française se porta sur la Dwina, qu’elle passa le 17 juillet, quatre jours après que le maréchal Oudinot l’eût traversée à Dunaberg. La manœuvre de ce général fit tomber au pouvoir des Français le camp retranché des Russes à Drissa; la plus grande partie de l’armée française se porta sur Witepsk, et le maréchal Oudinot, avec son corps, poursuivit le général Wittgenstein sur la rive droite de la Dwina jusqu’à Polostk. Le 2 août, les Russes surprirent la brigade Saint-Geniez[3] et firent prisonniers ce général; mais tout le corps d’armée du maréchal Oudinot s’étant mis en mouvement, la bataille de Polostk[4] s’engagea; on se battit de part et d’autre avec beaucoup de bravoure. Cependant les Russes, après avoir fait des pertes immenses, furent obligés de se retirer; les Français eurent aussi à regretter de bien bonnes troupes; le maréchal Oudinot fut blessé : dès-lors le général Gouvion-Saint-Cyr prit le commandement de son corps d’armée: on ne pouvait mieux remplacer un brave que par un autre brave.

Le gros de l’armée française que commandait Buonaparte, marchait en avant; différentes actions eurent lieu, et toujours les Russes se retirèrent : ils pouvaient avoir des raisons pour en agir ainsi; mais il est certain que s’ils avaient été vraiment vainqueurs dans une de ces batailles, ils n’auraient pas laissé continuer à l’armée française sa marche sur Moscou. Le 16 août, cette armée arriva à la vue de Smolensk; un corps russe fort de près de 30,000 hommes s’y était enfermé. On attaqua cette ville le 17; l’assaut fut des plus brillants; les Polonais se battirent comme des lions; ils enviaient aux Français les places les plus dangereuses. Cette ville fut bien défen­due; mais jamais on ne vit plus d’intrépidité que celle que déploya l’armée assiégeante.

Arrivée à Smolensk
Arrivée à Smolensk

C’est de cette époque que l’on peut dater le commencement et la source des sottises que commit Buonaparte dans la suite de cette campagne. La gloire que venait d’acquérir son armée, la valeur extraordinaire qu’elle avait montrée et dont l’éclat rejaillissait sur lui comme général, augmentèrent à tel point son ambition et son orgueil qu’il en paraissait ivre: dès ce moment il crut que rien ne pouvait lui résister; il se persuada que son étoile vaincrait jusqu’aux éléments. Il eût pu à cette époque que faire une paix avantageuse; il ne la voulut pas; son entrée à Moscou l’occupait seule, et c’est cela qui le perdit. Mais c’est à tort qu’on l’accuse de n’avoir marché jusqu’alors qu’à l’aventure, sans prendre de précautions et sans songer aux aliments nécessaires à l’armée; il faut pour parler et écrire ainsi, n’avoir aucune notion sur le commencement de cette campagne, sur les moyens que l’on avait employés pour la faire réussir; il faut n’avoir jamais eu l’idée de ce que c’est que la guerre pour être auteur des brochures qui sont intitulées Campagne de Moscou.

Les moyens de sûreté qu’avait pris Buona­parte pour assurer ses communications avaient été de mettre garnison dans toutes les places fortes de Prusse et de Pologne. Le 7e corps couvrait Varsovie, et celui commandé par le maréchal Oudinot et ensuite par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, était chargé d’observer  le  général Wittgenstein, et de porter des re­connaissances sur la route  de Saint·Pétersbourg. 

Le général Gouvion Saint-Cyr
Le général Gouvion Saint-Cyr

On ne peut douter que si le 7e corps n’eût été composé que de Français et de Polonais, non seulement il aurait suffi pour couvrir Varsovie, mais encore l’armée de Tchitchagoff ne se serait jamais portée sur la Bérézina. Mais quand une armée est composée de soldats de différentes nations, el qu’il y a plusieurs chefs, elle ne peut être bien menée. On a vu par l’affaire de Podensa et par celle des environs de Slonim, ce qu’aurait pu faire le général Régnier s’il eût été le seul commandant. Les généraux Sacken et Langeron n’ont pas oublié que ce général, avec la division Durutte et les Saxons, les poursuivit plus de cent lieues, et leur fit six à huit mille prisonniers.

Quant aux moyens qui furent nécessaires pour assurer les subsistances de l’armée, il n’est pas une personne de celles qui en faisaient partie qui ignore que l’on  avait mis à sa suite, et pour être attaché à chaque corps, environ 20,000 voitures à la Comtoise, destinées à porter du pain fabriqué et de la farine. On ne devait faire usage des denrées que contenaient ces voitures qu’autant qu’on aurait manqué de vivres, et les deux boeufs qui traînaient chacune d’elles devaient aussi servir à nourrir l’armée. Je doute qu’on ai jamais conçu un projet plus utile, puisque, par ce moyen, chaque voiture, portant cinq cents rations, on avait pour vingt-cinq jours de pain pour 400,000 hommes, et les 40,000 bœufs donnaient le quadruple de ces rations en viande; chacune de ces voitures portait en outre un peu de fourrage pour les animaux qui les traînaient.

Après la prise de Smolensk, l’armée française se porta sur Moscou. Si d’une part les Russes ne voulaient pas céder leur capitale sans risquer une bataille, de l’autre les Français aspiraient après une de ces affaires qui, mettant en opposition toutes les forces des deux puissances ennemies, avaient jusqu’à ce jour terminé les guerres entreprises par leur armée; officiers, soldats, tous demandaient cette bataille, qu’ils croyaient devoir fixer les destinées de la Russie. Buonaparte sut profiter de leur enthousiasme, et l’on marcha en avant.

Michail Illarionovich Kutuzov
Michail Illarionovich Kutuzov

De son côté, le général Koutousov, à la tête d’une armée presque aussi nombreuse que celle de Buonaparte, ne pouvait pas la laisser entrer à Moscou sans essayer les chances d’une bataille.  Dès qu’il vit Smolensk au pouvoir des Français, il ne s’occupa plus que de choisir une position avantageuse pour arrêter leur marche : les hauteurs de Mozaisk lui convinrent; il y fit faire de suite des redoutes  hérissées de canons, et c’est là qu’il attendit l’armée française.

Le 4 septembre, cette armée arriva en vue des retranchements de Mozaisk; des officiers généraux d’artillerie et du génie furent envoyés pour les reconnaître : tous les jugèrent sinon imprenables, du moins très périlleuses. 

Buonaparte, auquel on ne peut refuser d’avoir bien connu l’esprit du soldat français, fit savoir cette réponse à toute l’armée, qui par des cris unanimes demanda de marcher en avant en jurant de prendre les redoutes. Le 5 et le 6 on fit de part et d’autre ses dispositions; quelques affaires eurent lieu; mais ce ne fut que le 7, à cinq heures du matin, que commença cette fameuse bataille de Mozaisk ou de la Moskowa. Il importait que les retranchements russes tombassent au pouvoir de l’armée française : ce fut sur elles que se dirigea l’élite  des troupes. La résistance fut des plus courageuses; mais elles furent emportées vers  les dix heures. Si l’armée russe avait battu en retraite dès ce moment, quoique victorieux, cette journée aurait coûté beaucoup plus aux Français qu’aux Russes, puisque les premiers avaient déjà plus de dix mille hommes hors de combat, tandis que les autres n’en avaient que deux mille. Cependant le désir de sauver leur capitale, l’espérance de battre cette armée qui avait déjà fait de grandes pertes, enfin l’honneur national, les portèrent à vouloir reprendre leurs redoutes ; mais l’artillerie française y était et sa et sa cavalerie flanquait les ailes de son armée . Malgré toute l’intrépidité que déployèrent les Russes dans différents assauts qu’ils donnèrent, ils ne trouvèrent que la mort; oui, il n’est que trop vrai, les Russes perdirent plus de vingt mille hommes à la seule attaque de ces redoutes. A près que leur réserve eut pris part à celle action, ils battirent en retraite : ce fut alors que la cavalerie française, par de belles charges, leur fit éprouver de grandes pertes. Cependant si l’attaque était vigoureuse, la défense était  bien courageuse. On vit des carrés de Russes que la cavalerie ne pouvait entamer,et pour en venir à bout on était obligé de faire des trouées à coup de canon dans ces carrés, dans lesquels les cuirassiers exécutaient leurs charges. Cette bataille fut des plus meurtrières :la perte des Français s’éleva de quinze à dix-huit mille hommes, et celle des Russes de trente à quarante mille.

Bataille de Borodino
Bataille de Borodino

Conquérants de la terre, ô vous qui ne pouvez vous rassasier de cette gloire guerrière qui fait couler tant de larmes ! S’il vous reste un cœur susceptible de quelque sensibilité, c’est surtout en lisant le détail du tableau que présentait le champ de bataille de Mozaïsk, que vous devez maudire jusqu’au  nom de cette guerre, ruine de l’univers. Je ne me sens ni la force ni le courage d’écrire toutes ces horreurs; mais voyez-vous comme moi ce long espace de terrain couvert de morts et de blessés ?  Voyez-vous ces derniers solliciter en vain par leurs cris et par leurs prières ou la mort ou des secours ? les voyez-vous non seulement souffrir de leurs blessures, mais encore de la faim et de la soif ? Remarquez celui-ci auquel sa blessure a donné une forte altération, chercher à sucer le sang du cadavre qui est près de lui … Apercevez-vous cet autre qui ne peut se traîner, et qui cependant cherche à atteindre ce fer dont il espère pouvoir s’ôter la vie, qui, trompé par ses propres forces, ne se fait qu’une nouvelle blessure qui ajoute encore à ses souffrances ? Oui, il faut être plus cruel que le tigre, pour se faire un jeu de la guerre. Mozaisk ! ô Mozaisk ! tu vis mourir après un, deux, trois et quatre jours de tourments les plus affreux des braves que quelques secours auraient rendus à la vie. Six semaines après, en repassant sur le champ de bataille, on y trouva encore la plus grande partie des cadavres et les carcasses des chevaux tués

J’ai entendu dire souvent: comment se fait-il que les Français éprouvent toujours la moitié moins  de pertes que leurs ennemis dans les batailles qu’ils leur livrent ? et l’on ajoutait : cela est inconcevable, cela est est impossible. Vouloir faire entendre raison à des incrédules est chose peu facile, surtout quand l’esprit de parti est le seul qui influe sur eux; mais il est aisé de convaincre les hommes de bon sens de la vérité de ces rapports. Les Français sont braves et intrépides; cependant ils ne sont pas les seuls qui aient ces qualités : les Russes, surtout, se battent bien; mais le plus grand avantage que les Français aient sur eux; c’est la promptitude qu’ils mettent à exécuter leurs mouvements. Il est facile de concevoir, même à l’homme le moins entendu dans l’art de la guerre, que si pour s’emparer d’une hauteur on met une heure pour monter, tandis que le trajet pourrait s’en faire en une demie, l’on s’expose à perdre beaucoup plus de monde qu’on ne le ferait en mettant plus de célérité dans cette opération : voilà déjà une vérité incontestable qui prouve que les Français doivent faire moins de pertes que leurs adversaires. En second lieu, tous les militaires de l’Europe conviennent que l’artillerie française l’emporte de beaucoup sur celles des autres nations. La promptitude avec laquelle l’artillerie légère se porte partout où le besoin la demande n’a pas peu contribué au gain des batailles que l’armée française a livrées depuis vingt ans. Une de ses batteries tire dix coups de canon avant que celles des armées étrangères aient le temps d’en tirer cinq. Voilà ce qui n’est pas un petit avantage dans une affaire dont la réussite consiste particulièrement dans la célérité que l’on met dans l’exécution des manœuvres et dans la manière dont l’artillerie est servie. On ne peut donc être étonné de ce que, dans presque tous les combats que les Français ont livrés depuis vingt-ans, ils aient perdu la moitié moins de monde que leurs adversaires, et c’est ce qne l’on vit encore dans la bataille de Mozaïk dont je viens de donner un faible détail.

Ce qui prouve évidemment que la bataille de Mozaïsk fut une victoire pour les Français, c’est que le lendemain, une partie de leur armée prit la route de Moscou par plusieurs points; les Russes se retirèrent après quelques légères escarmouches, et les Français arrivèrent le 14 septembre vis-à-vis la plus ancienne capitale de la Russie. Ce fut ce jour, à midi, que l’avant-garde de l’armée fit son entrée dans cette ville. On remarquait partout un isolement qui parut l’effet de la peur; toutes les maisons étaient fermées. On jugea à propos de faire bivouaquer la partie de l’armée qui était entrée à Moscou. Le feu avait déjà paru dans quelques quartiers de cette ville; mais ce ne fut que dans la nuit du 14 au 15 qu’il éclata avec vigueur : bientôt toute cette belle capitale n’offrit plus qu’une mer de feu. Le soldat qu’on avait envoyé pour chercher à éteindre l’incendie, se voyant privé de ses ressources, commença le pillage des maisons et des caves que le feu avait respectées.

L'incendie de Moscou
L’incendie de Moscou

C’est en vain que, depuis l’époque de cette catastrophe, on cherche à savoir si cette résolution de destruction avait été guidée par la raison et la sagesse. Quand on y réfléchit mûrement et sans esprit de parti, on ne sait qu’en penser. Comme il est d’habitude de juger d’après les événements, et que ceux qui ont suivi l’incendie de Moscou a fait réussir les projets que pouvaient avoir ceux qui les avaient formés et exécutés; on serait porté à croire que cette idée de destruction avait été bien conçue. Mais lorsqu’on pense que si Buonaparte n’avait pas prolongé son séjour à Moscou, tous ces sacrifices eussent été en pures pertes, en pertes d’autant plus grandes pour la Russie qu’elle s’était privée elle-même de tontes les ressources que pouvait lui fournir cette capitale si l’armée française l’eût évacuée ou si elle en eût été chassée. Cependant ce n’est pas sans admiration que l’on a vu les sacrifices auxquels les habitants de Moscou se sont déterminés: il n’y a pas de doute qu’ils ont eu plus de mérite dans cette action que ceux qui l’avaient commandée. Le conseil de guerre qui ordonna cette mesure n’ignorait pas qu’elle pouvait n’être d’aucune utilité, tandis que l’habitant qui l’exécuta ou qui la laissa exécuter savait fort bien que, dans l’un ou l’autre cas, il perdait le tout ou une partie de ce qu’il possédait.

Malgré l’horreur qu’inspirait un spectacle aussi affreux que l’incendie de l’ancienne Moscou, et les crimes que commirent des forcenés, rebus de l’armée française et de la populace de cette capitale, on y vit encore des traits d’humanité et d’héroïsme qui firent honneur au soldat français. On n’avait laissé aucun moyen pour éteindre l’incendie; pompes, échelles, sceaux; tout avait été enlevé. Des habitants non prévenus de ce qui devait avoir lieu se trouvaient dans le plus grand danger; l’on vit partout le soldat leur porter des secours. Qui de ceux qui ont été dans Moscou au moment du feu ne se rappelle pas d’avoir vu des milliers de sapeurs et de soldats au haut des maisons embrasées, chercher à arrêter le feu en coupant les solives, et par ce moyen empêcher l’incendie de se communiquer ? Combien d’habitants durent la vie à ces mêmes soldats que l’on représente dans leur entrée à Moscou comme des brigands !

Il serait bien difficile de savoir ce qui put porter Buonaparte à rester aussi longtemps  à Moscou : on en parle diversement, et l’on se trompe d’autant plus qu’étant peu communicatif, il a laissé ignorer ses desseins; tels qu’ils aient été, ils ne furent conçus que par une tête exaltée, ou plutôt ivre d’ambition. Les uns ont dit qu’il pensait pouvoir rester l’hiver à Moscou; les autres que le cabinet russe l’avait amusé par des pourparlers qu’on traînait en longueur pour gagner du temps et voir arriver l’hiver. Dans l’une ou l’autre de ces hypothèses, Buonaparte avait toujours tort; il ne devait pas ignorer qu’une armée comme la sienne ne pouvait vivre dans un climat aussi rude, au centre d’une puissance ennemie, avec les seules ressources que présente un rayon de trente lieues de pays; il ne pouvait pas ignorer que les Cosaques auraient toujours intercepté ses convois de munitions et de denrées; et la perte de chevaux qu’avait occasionnée le manque de fourrage depuis le passage du Niémen, devait lui faire sentir combien il serait difficile de faire vivre sa cavalerie, et sans elle, comment entretenir des communications avec les corps qu’il avait laissés derrière lui ? Si l’espérance de prendre des arrangements lui a fait commettre la faute de rester à Moscou ;il est encore plus coupable; un général d’armée, un génie comme celui qu’il avait montré dans l’art de la guerre ne pouvait ignorer toutes les ruses dont on se sert pour perdre son adversaire; et dès qu’il vit que les pourparlers traînaient en longueur, il devait hâter son retour sur la Dwina : l’honneur et l’existence du Français le demandaient, et tout homme sensé l’eût fait; mais, comme je l’ai dit, plus haut, il était tellement enivré de sa gloire qu’il semblait en avoir perdu la tête.

C’est en vain qu’on a cherché à rejeter les malheurs de l’armée sur la venue prématurée du froid; il arriva de bonne heure, cela est vrai; mais c’était de ces incidents que l’homme le plus borné devait prévoir: de plus, ce n’est pas particulièrement au froid qu’on a dû les adversités qui ont accablé les Français; c’est le manque de nourriture qui a porté le coup le plus terrible. Le 16 décembre, nous avions déjà fait des pertes irréparables, et le froid n’était que de 10 degrés au dessous de zéro, température que l’homme supporte très-bien: la gelée ne fut vraiment terrible qu’au 7 décembre, où le thermomètre descendit à 18 et 20 degrés, et à cette époque, l’armée était déjà réduite à bien peu de chose. Du 15 au 20 du même mois, le froid fut de 26 à 28 degrés au-dessous de zéro, et ne fit que très peu d’effet sur ceux qui avaient échappé aux désastres de la campagne, parce qu’à cette époque les vivres étaient assez communs, et que dès que l’homme n’en manque pas, il peut supporter, même en marche, un froid aussi violent.

Les ressources que l’on trouva à Moscou étaient suffisantes, non-seulement pour faire vivre l’armée pendant un certain temps, mais encore pour faciliter sa retraite sur la Pologne: si Buonaparte l’eût exécutée vers la fin de septembre ou au commencement d’octo­bre, il n’aurait éprouvé aucun obstacle; il serait arrivé tranquillement sur les bords de la Dwina, et de là, et étendant son aile droite sur Minski et vers l’Ukraine, il eût fait sa jonction avec le septième corps, qui, uni avec ce renfort1, n’aurait pas eu de peine à battre le corps de Tchitchagoff[5]. Il aurait pu organiser le royaume de Pologne. L’Ukraine, le gouvernement de Slonim et la Podolie, n’attendaient que le moment de se réunir au reste des Polonais; tout le monde sait que la seule Ukraine aurait pu fournir cinquante mille hommes de cavalerie.

Napoléon à Moscou (Adam)
Napoléon à Moscou (Adam)

Cependant Buonaparte restait à Moscou; il semblait qu’il ne pouvait se rassasier de passer en revue cette belle armée qui devait, dans si peu de temps, devenir la proie des éléments. Il avait envoyé un corps de quarante mille hommes composé en partie de cavalerie, et commandé par le roi de Naples, sur la route de Kalouga, pays qui offrait, il est vrai, des ressources en fourrages, mais qu’une aussi nombreuse cavalerie devait bientôt épuiser, vu surtout la guerre de destruction que les Russes avaient adoptée. Ce corps d’armée livra plusieurs combats où il se couvrit de gloire, mais qui firent périr dix mille chevaux, tant par le manque de nourriture que par la fatigue. Un fait qui a été entièrement défiguré dans les brochures que j’ai lues sur la campagne de Moscou, c’est l’affaire qu’eut le roi de Naples le 18 octobre. A cette époque, on avait conclu, pour trois jours, un de ces armistices d’avant-garde qui ont lieu, tant pour laisser un peu de repos à la troupe, que pour rendre les derniers honneurs aux morts; on en était au second jour; la moitié de la cavalerie fourrageait, et l’infanterie prenait livraison de la farine avec laquelle elle devait fabriquer son pain, lorsque tout d’un coup un houras se fit entendre, et fut suivi d’une charge de Cosaques au nombre d’à peu près vingt mille, appuyés par le feu de quelques pièces de canon cachées dans un bois assez éloigné; cette attaque imprévue peut avoir jeté l’épouvante dans le cœur de quelques soldats; mais il est faux et très-faux que l’armée se soit mise en fuite.

 

Joachim Murat
Joachim Murat

Je tiens, non-seulement d’officiers français et polonais, mais de Prussiens qui faisaient partie de ce corps, que le roi de Naples, qui était à pied lors de ce mouvement, monta de suite à cheval; et se porta avec son état-major au fort de l’action; qu’il dirigea avec son intrépidité ordinaire et un sang froid inconcevable, même au plus courageux, la cavalerie au fur et à mesure qu’elle se formait; que pendant le temps qu’elle se réunissait, les Cosaques s’emparèrent de vingt à vingt-cinq pièces de canon; mais qu’étant bientôt obligés de s’enfuir, ils les abandonnèrent. Le corps russe avec lequel s’était fait l’armistice se mêla à l’affaire; elle devint alors générale; on se battit on ne peut mieux de part et d’autre. Les Polonais perdirent beaucoup de monde dans cette action; mais ils y acquirent t une gloire que la postérité éternisera.

Pendant qu’une petite partie de l’armée se battait en avant-garde, le reste bivouaquait dans Moscou ou dans les environs, et trouvait chaque jour dans celle ville des richesses qu’elle s’appropriait. Enfin, après plus d’un mois de séjour dans cette capitale, Buonaparte se décida à rétrograder; mais il n’était plus temps, non-seulement parce que l’hiver avançait à grands pas, mais encore parce que l’ennemi avait eu le temps de se rallier et de recevoir des renforts, et que la richesse de l’armée française avait diminué sa discipline. Un soldat riche n’est jamais un bon soldat. Le mi­litaire français pille comme tout autre; mais d’ordinaire il dépense allègrement son argent, qu’il est toujours sans le sous. A Moscou, où on ne trouva guère les moyens de s’amuser, l’argent lui resta: ce fut ce qui causa sa perte. L’armée qui sortit de cette capitale était belle; mais on pouvait juger dès lors d’une partie des revers qu’elle éprouverait : on voyait à la suite des régiments de superbes voitures appartenant à de simples soldats qui voyageaient dedans, déjà ils n’écoutaient plus leurs officiers; déjà l’indiscipline commençait la perte de l’armée.

A Wiazma - 30 août 1812
A Wiazma – 30 août 1812

Les premiers jours de la retraite se passèrent très-bien; mais en arrivant à Wiasma, un corps considérable de cavalerie russe composé en partie de Cosaques, fondit à l’improviste sur les flancs des deux derniers corps. Cette brusque attaque jeta l’épouvante parmi toutes les personnes chargées de butin; mais le vice-roi s’étant mis à la tête de son corps d’armée, les Russes se retirèrent avec perte, il est vrai, mais laissant la crainte qu’à chaque instant, ils pourraient recommencer de pareilles attaques, qui seraient d’autant plus difficiles à prévenir, qu’on devait traverser chaque jour des bois immenses qu’on ne pouvait fouiller, et que le mauvais état où se trouvait déjà la cavalerie empêchait que l’on éclairât l’armée aussi bien qu’il le fallait.

Bientôt, la fatigue ajouta encore aux peines que l’on éprouvait; les chevaux manquant de fourrages, mouraient déjà en assez grand nombre. Presque tous ceux qui avaient des voitures croyant que c’était leur chargement qui faisait périr les chevaux, leur en ôtèrent une partie; mais au lieu de jeter les marchandises ou objets précieux dont leurs voitures étaient remplies, la cupidité l’emportant sur la prudence, ils se débarrassèrent de leurs provisions de bouche, comptant en trouver dans les villes par où ils devaient passer. Leur attente fut trompée; les magasins se trouvèrent dégarnis, soit par négligence, soit parce qu’ils avaient été pillés: à peine avait-on quitté Moscou de huit jours, que déjà l’on manquait de vivres. Bientôt le froid ajouta à cette calamité; les chevaux en furent les premières victimes; en peu de jours on en perdit la plus grande partie. Harcelée à chaque instant par la cavalerie ennemie, l’armée française arriva à Smolensk, et en repartit, laissant le maré­chal Ney pour en faire sauter les fortifications.

Le maréchal Michel Ney
Le maréchal Michel Ney

Ce général n’avait pas avec lui quinze mille hommes, comme on l’a dit faussement; mais il commandait alors le 5e corps composé de Polonais, que le prince Poniatowski, leur brave général, avait été obligé de quitter, ayant la jambe cassée d’une chute de cheval. Ce corps qui avait le plus souffert de tous ceux de l’armée, ayant toujours formé l’avant ou l’arrière-garde, n’était plus fort à Smolensk que de cinq mille hommes; mais il avait conservé toute son artillerie. Le travail des mines ayant demandé du temps, l’armée avait dix jours d’avance quand le maréchal Ney sortit de Smolensk. Un colonel russe lui fut envoyé comme parlementaire; il lui dit qu’il était cerné de toute part, que le gros de l’armée commandé par Buonaparte s’était rendu, et que ce serait se perdre ainsi que les soldats qu’il avait avec lui, que de vouloir faire résistance. Le maréchal Ney répondit à cet officier qu’il ne savait pas ce que c’était que de capituler, ayant le commandement d’un corps de braves,  qu’il se pouvait qu’il fut cerné, mais qu’il allait faire en sorte de lui montrer un chemin par lequel il saurait se faire jour.

Effectivement, il se porta sur la gauche de Smolensk, se dirigeant sur le Niéper [6]. Il trouva, à quelque distance de cette rivière un corps russe qui voulut lui barrer le passage : il l’attaqua, passa au milieu en laissant les morts et blessés qu’il eut dans cette affaire, mais emmenant avec lui son artillerie. Après cette affaire, le maréchal Ney passa le Niéper et rejoignit le reste de l’armée. Comment se fait-il que l’on a écrit qu’il s’était sauvé presque seul, et que le 23 décembre, arriva à Pultusk le 5e corps qu’il commandait alors, ramenant avec lui toute son artillerie ? Les Français, les Saxons et les Autrichiens furent témoins de cela, puisque, peu de jours après, tous ces corps entrèrent ensemble à Varsovie.

Polonais, braves et intrépides guerriers, quel que soit le sort que la politique vous réserve, l’Europe n’oubliera jamais le patriotisme que vous avez montré; jamais on ne saura apprécier assez cet entier dévouement à la cause commune. Oui, nous verrons toujours ce peuple de héros qui ne formaient pour ainsi dire qu’une seule famille quand il s’agissait de l’indépendance et du bonheur de leur pays : sang, fortune, repos, vous sacrifiâtes tout sans le moindre regret. Cet amour de la patrie n’était pas moins fort dans le cœur du beau sexe; je les ai vues ces femmes étonnantes, ne s’occuper dans les moments les plus critiques; que de l’honneur de leur pays. Polonais, je paye bien faiblement par cet écrit le tribut d’admiration que vous doivent tous les hommes d’honneur; mais je serais bien encore plus au-dessous de mon sujet si je voulais vous peindre toute la reconnaissance que nous avons éprouvée des soins et de la tendre sollicitude qu’on nous prodigua dans votre pays lors de notre malheureuse retraite. Je vois encore ces vieillards et ces femmes, modèles de vertus et d’héroïsme, oublier leurs peines pour chercher à nous donner des consolations ; je les entends encore nous dire : « Français, l’honneur nous reste, vous nous estimez, cela nous suffit ». Partout nous trouvions non seulement des amis, mais des pères, des frères et des sœurs.

Et vous, brave général, prince magnanime qui sacrifia tout pour son pays, Poniatowski, votre nom est immortel comme vos hauts faits. Si vos aïeux vous égalent au courage, ils ne peuvent vous surpasser en vertu, car vous les réunissiez toutes. Les  Polonais et les Français n’oublieront jamais que partout où vous portiez vos pas on était sûr de trouver la gloire et l’honneur.

Portrait du Prince Józef Poniatowski. Josef Grassi. 1810. Royal Castle
Portrait du Prince Józef Poniatowski. Josef Grassi. 1810. Royal Castle

Malgré quelques actions du genre de celle du passage du Niéper, la retraite n’en présentait pas moins le tableau le plus affreux; le manque de vivres, le froid et l’indiscipline ruinaient chaque jour l’armée ; l’égoïsme était à l’ordre du jour; le malheur avait abruti le soldat; il ne respectait plus rien, parce que la mort qu’il voyait inévitable lui faisait fouler aux pieds toutes les lois de l’honneur. Ce fut en vain que quelques officiers voulurent les rappeler à leur devoir, ils n’écoutèrent rien ;ils allaient par centaine à une ou deux lieues à la ronde pour marauder, et il n’en revenait pas le quart, les autres mouraient de froid ou tombaient au pouvoir de l’ennemi. L’eau-de-vie de grain que les Allemands appellent schenape [7], ne contribua pas peu à la mortalité qui régna dans l’année : ayant l’estomac privé d’aliments, on avait la tête faible; la moitié d’un petit verre de cette liqueur suffisait pour étourdir un homme; dès lors il ne voulait plus marcher ; il s’asseyait, et dix minutes après il était mort.

Enfin l’armée française arriva sur les bords de la Bérézina; mais Tschitchagoff et Wittgenstein [8] s’y trouvaient aussi heureusement que le corps du maréchal Oudinot s’y était porté. Les Russes voulurent empêcher le passage; leur artillerie tirait sur deux petits ponts que l’on avait jetés sur la rivière, tandis qu’une partie de l’infanterie cherchait à manœuvrer sur la rive droite pour empêcher le passage. Le maréchal Oudinot s’apercevant de ce mouvement, se porta avec son corps sur cette partie de l’armée russe. Une affaire sanglante s’engagea; on se battit bravement des deux côtés; le 4e cuirassiers s’y couvrit de gloire, et il fit, dans plusieurs charges, près de six mille prisonniers. L’ennemi ne put résister à une pareille attaque et laissa de ce côté le passage libre à l’armée. Mais le canon qui tirait de l’autre rive, en jetant l’épouvante dans la troupe, faisait qu’elle se précipitait sur les ponts, et même dans la rivière, qu’elle espérait franchir. C’est alors que l’armée abandonna presque le reste de ses bagages, et qu’un grand nombre de militaires et d’employés perdirent la vie par trop de précipitation.

Les avantages qu’avait eus le maréchal Oudinot n’eurent aucun résultat, puisque, dans la nuit qui suivit l’affaire , les prisonniers faits furent repris ; mais il n’en est pas moins vrai que les braves qu’il avait sous ses ordres se couvrirent de gloire dans cette journée, et sauvèrent le reste de l’armée.

Enfin, ceux qui avaient survécu aux désastres de la retraite espéraient qu’en arrivant à Wilna toutes leurs peines allaient être terminées; cela était présumable, et l’on ignore encore à qui l’on doit que cela n’ait pas lieu. A peine l’armée était-elle depuis un jour à Wilna, que cette ville manquait de vivres, tandis qu’à vingt lieues de là, les grains et les fourrages étaient pour rien. Ceux qui sont revenus de Vilna par Grodno, Bialystoesc et Varsovie, ont vu combien ces gouvernements avaient de denrées, et combien il était aisé de les envoyer à l’armée; il n’y aurait rien eu de plus facile que de se procurer de dix à vingt mille traîneaux de Varsovie à Grodno, et ces traîneaux auraient pu porter des vivres à toute l’armée pour plus de quinze jours. Une faible escorte aurait suffi à ces convois avant le mois de décembre, puisque journellement on allait isolément de Varsovie à Wilna, et que les corps de Sacken et de Langeron, qui étaient les seuls qui se trouvaient dans cette partie de la Pologne, avaient été poursuivis jusqu’à Kiew par les Saxons et la division Durutte.

Buonaparte, après le passage de la Bérézina, avait quitté l’armée, et en avait remis le commandement au roi de Naples: les uns ont dit qu’il avait mal fait, d’autres que son prompt retour en France était le seul moyen de réorganiser une armée, et d’empêcher que dès lors les puissances qui avoisinaient la France n’entrassent sur son territoire. Il serait très difficile de prononcer sur la conduite de Buonaparte en cette occasion vu la position où il se trouvait. Si d’une part, en résistant avec son armée, il pouvait favoriser son retour, de l’autre, en revenant en France, il hâtait la marche des secours qu’il fallait lui envoyer. Fit-il bien, fit-il mal ? c’est ce qui n’est pas très-facile de décider. Mais quant à ce qui est du reproche de lâcheté qu’on lui fit en cette occasion, il est entièrement dénué de bon sens, car il n’aurait pas plus couru de péril à Wilna à Königsberg que ses maréchaux, qui sont tous revenus. Il ignorait, quand il quitta l’armée, la défection que le corps prussien devait effectuer, et c’était même pour la prévenir qu’il fallait retourner en France. Mais si, dès ce moment, il eût été de bonne foi; si les affreux  revers qu’il venait d’essuyer avaient fait effet sur son ambition démesu­rée, il n’aurait pas balancé à faire dès-lors les sacrifices que sa position exigeait, et qui eussent, sinon amené la paix, au moins empêché la Prusse de s’unir avec la Russie ; tout le portait à rendre à cette première puissance une partie de ce qu’il lui avait pris en 1806, tant pour l’indemniser des sacrifices qu’elle venait de faire, que pour la décider à joindre toutes ses forces à celles qui restaient aux Français, pour arrêter la marche des Russes.

Napoléon quitte l'armée pour rejoindre Paris
Napoléon quitte l’armée pour rejoindre Paris

Il est à présumer que la Prusse aurait consenti à cet arrangement, et alors leur armée de Silésie, forte de quarante mille hommes, jointe au corps du maréchal Augereau qui se trouvait à Berlin, et aux débris de la grande armée, aurait encore offert une force de cent à cent cinquante mille hommes, suffisante pour arrêter les Russes, qui eux-mêmes, fatigués d’une guerre aussi pénible, auraient consenti à une paix, sinon avantageuse pour la France, du moins non déshonorable. Qu’aurait-il fallu pour cela ? Sacrifier le royaume de Westphalie qui ne pouvait exister pour plusieurs raisons: la première était que les Westphaliens n’aimaient ni ne respectaient leur roi; la seconde, que ce royaume, formé de différentes principautés qui avaient eu chacune de différentes lois et dont la plupart ne payaient avant la guerre qu’un léger droit d’imposition, ne pouvaient se résoudre à faire les sacrifices que demandent les besoins d’une couronne qui veut avoir une situation militaire. Le Westphalien, ou les peuples qui composaient le royaume de ce nom, n’ont pas l’humeur belliqueuse; aussi ne pouvait-on pas espérer d’en faire de bons soldats. Voilà bien des raisons qui auraient dût porter Buonaparte à rendre la partie de ce royaume qui avait appartenu à la Prusse, son ancien maître: s’il l’eût fait, au lieu, d’un ennemi il se serait acquis un bon allié, et ses sottises auraient été réparées; mais il lui fallait encore de plus grands exemples; les mal­heurs qu’il avait eus sous les yeux n’avaient fait qu’exalter sa tête; les Français devaient faire encore de plus grands sacrifices, des pertes plus cruelles !

Je reviens à l’armée, qui, en arrivant à Wilna, et croyant y trouver des vivres et des secours, ne se pressait pas d’en partir. Le surlendemain de son arrivée, des houras se firent entendre. Dès ce moment le désordre recommença; chacun cherchait à se sauver pour son compte. Quelques corps étaient déjà partis et marchaient avec ordre; mais ceux qu’une fausse sécurité avait abusés, et qui étaient restés dans Wilna pour réparer leurs forces, tombèrent en partie au pouvoir des Russes. C’est là que le trésor de l’armée fut livré au pillage, et que tous les équipages que l’on avait sauvés devinrent la proie des Cosaques. Enfin les débris de cette belle armée passèrent le Niémen et entrèrent sur les terres de la Prusse; mais ce ne fut guère qu’à Königsberg que les Français commencèrent à reprendre haleine, qu’ils trouvèrent suffisamment de nourriture, et qu’enfin on chercha à réorganiser l’armée. Cependant tous ses malheurs n’étaient pas encore terminés: la défection du corps prussien changeait un allié en ennemi. L’étonnement fut géné­ral: la politique pouvait commander une telle mesure; mais l’honneur militaire ne devait seulement pas la présumer. Abandonner ses compagnons d’armes lorsqu’ils éprouvent des revers, les laisser exposés, dans le dénuement le plus absolu, à lutter seuls contre un ennemi six fois plus nombreux qu’eux, tandis qu’en restant fidèle on pouvait tout empêcher; voilà ce qu’on ne vit jamais; voilà ce que l’on ne crut que lorsque l’évidence en démontra l’entière vérité. La postérité jugera cette action et bien d’autres qui l’ont suivie à leur juste valeur.

Tandis que l’armée était à Königsberg, on s’occupa à mettre garnison dans les places fortes qui bordent la Vistule; les débris de la cavalerie furent envoyés dans les parties du pays qui offraient le plus de ressources en fourrages. L’administration des corps recommencèrent (sic) leurs travaux; ce fut dans ce temps-là que le roi de Naples quitta le commandement de l’armée, qui fut donné au prince Eugène. On parla diversement de ce changement, et l’ordre qui l’annonça ne put qu’ajouter aux différentes opinions auxquelles il donna lieu, car jamais Buonaparte ne dit rien de plus désagréable pour un de ses généraux, et il n’aurait pas du oublier que celui-là était roi.

Eugène de Beauharnais
Eugène de Beauharnais

Cependant on ne pouvait se refuser de dire que dans la position où se trouvait l’armée, il convenait mieux que ce fût le prince Eugène qui la commandât. Le roi de Naples est un grand capitaine; son intrépidité et sa bravoure sont rares, même dans l’armée française; mais accoutumé à toujours vaincre, ce n’était qu’avec chagrin qu’il se voyait obligé de rétro­grader; cela le portait à avoir fréquemment des affaires d’arrière-garde qui affaiblissaient une armée obligée, par sa position critique, de ménager ses moyens; en outre, toujours dans les camps et à la tête des plus braves, il n’avait guère pût s’occuper d’affaires d’administration; il lui fallait donc se mettre à un travail qui lui était, sinon inconnu, du moins peu familier. Il en était tout autrement du prince Eugène; ses premières campagnes n’avaient pas toujours offert des succès; celle de 1809, avait fait connaître les vicissitudes de la guerre, et quoiqu’il y acquît beaucoup de gloire, il n’avait pas oublié que son  commencement avait été pénible. Ayant alors dans le maréchal Macdonald, un des meilleurs généraux de la France, il le prit pour modèle et bientôt  ce général lui-même le reconnut pour l’un des plus grands capitaines de l’Europe; il s’était couvert de gloire dans la campagne qui avait vu les Français à Moscou ; l’armée voyait en lui un de ses plus grands et de ses plus braves généraux, les officiers l’homme le plus aimable, et les soldats le père le plus sensible; toute personne pouvait prétendre à la justice dès qu’elle s’adressait au prince ; on ne voyait pas près de lui de ces valets dont l’insolence vous repousse ; chacun était admis sans formalité, et le malheureux trouvait protection et secours. Voilà l’homme qu’il fallait pour commander les débris de l’armée ; aimés de tous, il pouvait dire avec plaisir : je n’ai point d’ennemis, même dans ceux qui, par le sort de la guerre, me sont opposés. Il existe bien peu de généraux desquels on puisse penser cela ; tous les Français qui ont fait la guerre savent que je ne dis que la vérité, et qu’il serait bien impossible de peindre l’amour que tous les militaires lui portent.

Je laisse à des plumes plus exercées à parler de la retraite que le prince Eugène effectua de Königsberg sur l’Elbe, au milieu d’un pays dont les habitants nous détestaient, et qui ne respectaient pas toujours le malheur. Ils diront, ces historiens, comment, à la tête d’un corps qui ne comptait pas plus de vingt mille hommes, il sut arrêter pendant deux mois la marche de l’armée russe ; il battait en retraite, mais doucement et prudemment; tous ses mouvements étaient exécutés avec sang-froid et intrépidité: c’est ainsi qu’il resta vingt jours au moins à Posen, pour donner le temps d’évacuer les hôpitaux des villes qu’il avait derrière lui; c’est ainsi que, s’étant porté sur l’Oder, il eût empêché le passage de cette rivière à l’armée russe, si les Prussiens ne leur eussent pas ouvert leurs cantonnement, et ne se fussent pas joints avec eux.

L’histoire dira aussi que le prince Eugène, avec trente à quarante mille hommes, arrêta toutes les lignes russes, et prussiennes sur les bords de l’Elbe pendant plus de six semaines; que dans plusieurs affaires qui eurent lieu, il sut, en ménageant le sang de ses soldats, montrer à l’ennemi qu’il ne serait pas facile de le vaincre tant qu’il commanderait des Français.

J’ai terminé ce léger abrégé de la campagne de Moscou. On ne sera pas peu surpris, en lisant cette relation, de voir la différence qui existe entr’elle et celles qui ont déjà paru ; je ne dis que la vérité, je ne dis que ce que j’ai  eu sous les yeux, ou ce que j’ai su par les différents rapports d’amis qui n’avaient aucune raison pour me déguiser la vérité, et je ne conçois pas comment on a pu tronqué ainsi les évènements que je viens de rapporter.  Qui a pu porter les auteurs de ces brochures à le faire ? Je ne puis le deviner, Les horreurs de la retraite de Moscou avaient fait assez de mal à ceux qui les avaient eues sous les yeux et qui en étaient revenus, pour au moins ne pas attaquer l’honneur qui leur restait.

Oui, je le dis avec tous ceux qui ont fait cette malheureuse campagne, on ne voit rien de plus affreux que le spectacle que présentait la route de Moscou au Niémen ; mais c’étaient le manque d’aliments et le froid qui occasionnaient toutes ces pertes ; c’étaient ces raisons qui jetaient les Français dans l’abattement : mais toutes les fois que les Russes se présentèrent en force, ils furent reçus bravement, et ils ne laissèrent pas peu des leurs dans les affaires de Wiasma et de la Bérézina, qui furent les seules où réellement les Russes attaquèrent l’armée française.

Pourrais-je penser que c’est pour plaire aux souverains alliés qu’on en a imposé aussi fortement: c’eût été une duperie de celui qui en a agi ainsi; car, non-seulement l’Empereur de Russie sait fort bien comment la retraite s’est passée, mais encore, plus on cherche à affaiblir la gloire des Français, plus on humilie les puissances qu’ils ont tant de fois battues avec leurs propres forces, tandis que toute l’Europe s’est liguée contre eux, et qu’il a encore fallu, pour en venir à bout, profiter du désir qu’ils avaient de secouer le joug d’un souverain qui abusait journellement de leur dévouement.

Buonaparte n’avait pas rendu les Français valeureux, ils l’ont été de tout temps; mais il avait su profiter de leur ardeur belliqueuse; il se rappelait de ce que disait Frédéric le Grand, qui en savait bien autant qu’un autre, que s’il était roi de France, on ne tirerait pas un coup de canon en Europe sans sa permission, il n’a donc fait que conduire les Français à la victoire; et parce que son ambition lui avait fait faire des sottises, n’en étions-nous pas pour cela les mêmes hommes ? N’avions-nous plus ces grands généraux qui sont l’honneur des Français et que les puissances alliées regardent encore comme les plus grands capitaines du monde ? Oui, la France était lasse de voir à sa tête un souverain qui, par son ambition, rendait la guerre interminable; mais à présent qu’un roi plus sage, plus prudent est à la tête de l’Etat ; à présent que tous les cœurs lui sont dévoués, qu’on éprouve à vouloir humilier les Français, on les verra toujours les mêmes soldats que ceux d’Austerlitz, d’léna, de Lutzen et de Beutzen, et dignes de servir sous les descendants du brave Henri IV, et sous les généraux qui, depuis vingt ans, les conduisent à la victoire.

Louis XVIII, notre Roi, nous a rendu la paix; tous les Français ont dû et doivent se rallier à son trône, tant comme l’héritier des Bourbons, nos légitimes souverains, que comme le point de ralliement du bonheur et de la force de la France. Si nos opinions avaient été divisées, des guerres civiles auraient éclaté, et l’ennemi aurait profité de nos discordes pour nous démembrer. Les souverains alliés pouvaient avoir de bonnes intentions; mais la politique des cabinets n’en a ja­mais, et tant de personnes humiliées par nos victoires passées étaient bien difficiles à contenter; notre unité d’opinions a mis des bornes aux demandes immodérées des uns, à l’ambition des autres, et ce que la grandeur d’âme n’aurait peut-être pu faire, a eu lieu par la crainte qu’on éprouvait de voir tant de monde dévoué à la cause publique.

Il ne fallait pas moins que le désir de faire voir toutes les faussetés d’une partie des brochures qui ont paru sur la campagne de Moscou, pour me décider à écrire, et surtout sur un sujet qui me rappelait des souvenirs bien pénibles. Plus que tout autre, j’ai eu lieu de me plaindre des événements; j’ai vu s’éteindre dans mes bras les meilleurs de mes amis, sans pouvoir même leur rendre les derniers honneurs ; cette seule pensée rouvre toutes les blessures que mon cœur reçut dans cette malheureuse campagne; j’ai besoin d’un sujet qui fasse disparaître mes idées affligeantes : c’est en m’occupant de vous, Ô Louis ! Ô mon Roi ! Que seul je puis oublier les pertes que j’ai faites. Ô vous ! Souverain magnanime, que tous les vœux d’un peuple remettent à sa tête, vous de qui les Français espèrent le bonheur ou plutôt à qui vous l’avez déjà donné en déployant un caractère qui nous promet un règne glorieux, vous n’oublierez jamais que les Français préfèrent l’honneur à la vie; vous n’oublierez pas que les hommes vertueux sont égaux, et qu’en ouvrant la carrière des honneurs à tous les hommes à talents, vous assurez le bonheur et la prospérité à votre empire. Et vous, princes, dont l’adversité ne put lasser le courage, vous qui devez un jour régner sur nous, vous êtes Français, tout nous assure que nous serons heureux sous vos lois; espérons qu’une paix durable rendra le calme à toute l’Europe; mais s’il fallait un jour reprendre les armes, les descendants de Henri IV nous conduiraient au champ d’honneur, votre conduite passée nous l’assure; n’avez-vous pas de votre aveu tressailli plus d’une fois de plaisir en apprenant les succès des armées françaises, en pensant que c’étaient vos sujets, vos compatriotes qui s’immortalisaient d’une gloire éternelle ?

Et vous, charmante princesse dont les seules vertus purent surpasser les malheurs, vous à qui l’homme le plus insensible ne put refuser des larmes, combien il nous est agréable de vous voir reprendre le rang où non-seulement votre naissance vous appe­lait, mais qui était dû à vos aimables qualités ! Recevez l’hommage que je vous offre au nom de tous les Français; il est aussi pur que votre âme, et sera éternel comme vos vertus.

NOTES

 

[1] On est en 1814…..

[2] Pierre-François-Joseph Durutte (1787 – 1827)

[3] Jean-Marie Saint-Genies (1776 – 1836). Le Six mentionne cependant qu’il fut fait prisonnier le 15 juillet, au passage de la Drissa.

[4] La première bataille de Polotsk se déroula les 17 et 18 août 1812. Les 21.000 hommes de 2e corps d’Oudinot (remplacé, au soir du 17, par Gouvion Saint-Cyr pour cause de blessure) et des Bavarois  du 6e corps, remporte une belle victoire tactique face aux 45.000 hommes de Wittgenstein, forçant celui-ci à la retraite. Gouvion Saint-Cyr y gagne son bâton de maréchal.

[5] Pavel Vassilievich Tchitchagow (1767 – 1849), amiral russe, qui s’est rendu célèbre à la Bérézina.

[6] Le fleuve Dniepr (nom russe retenu en français), Dniapro en biélorusse et Dnipro en ukrainien.

[7] Schnaps

[8] Pierre Christianovich Wittgenstein (1768 – 1842), général russe commandant le 1er corps russe en 1812.