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La retraite de Russie – De Moscou à Smolensk

(Extrait de : Jean-François Moriceau-Beaupré – Des effets du froid, avec un aperçu historique et médical sur la campagne de Russie – Montpellier, 1817)

 

L’ordre de la retraite fut donné, et les pre­mières dispositions commencèrent, le 15 octo­bre, par des évacuations de malades et de blessés sur la grande route de Moscou à Smolensk. Il s’en fallait de beaucoup que les transports fussent suffisants pour évacuer tous les hommes que la nature de leurs maladies ou de leurs blessures empêchait de prendre le parti de s’acheminer à pied. Mais que ne peut une détermination promptement suscitée par la crainte, le danger ou le désespoir! On les vit alors trop confiants dans leurs forces et dans leur courage, dénués des principales choses, se traîner lentement hors des hôpitaux à l’aide de béquilles et de bâtons et prendre avec leurs camarades la route de Smolensk. Ceux à qui le manque de forces ou la gravité de leurs infirmités ne permit pas d’en faire autant, furent délaissés dans un état da tristesse et de douleur, loin de leur patrie, de leurs parents et de leurs amis. O cruelle néces­sité ! Mais leur sort ne fut pas encore le plus à plaindre.

Départ de Moscou (Faber du Faur)
Départ de Moscou (Faber du Faur)

Les corps d’armée quittèrent successi­vement la funeste capitale, et prirent la route de Smolensk par Viazma. L’automne s’était maintenue belle ; les beaux jours semblaient ne se prolonger et ne retarder l’époque des frimas, que pour mieux aveugler le chef de l’armée. Le froid se fit vraiment sentir du 20 au 2S octobre, et la rigueur de l’hiver commença à peser sur l’armée à sa sortie de Moscou. À quelques journées de cette ville, les privations devinrent plus sensibles, par la rareté des vivres, par la consommation avancée de la petite quantité dont chacun avait pu se pourvoir, par la diminution et l’abandon des transports, dont les chevaux mouraient d’épuisement sur la route. De malheureux soldats, aussi épuisés que ces animaux, subis­saient le même sort.

Le froid sévissait toujours plus; la gelée était si forte, qu’elle rendait, pendant la nuit et vers le matin, la marche des troupes lente et pénible. Les besoins les plus pressants se firent davantage sentir de jour en jour ; les corps d’armée étaient constamment inquiétés, poursuivis, harcelés ; il n’était guère possible de s’éloigner individuellement de la route sans danger ; les vivres finirent par manquer totalement, ce qui accrut les souffrances. On vit dès-lors, par un sentiment qui semble justifier l’égoïsme qui régnait dans cette circonstance, chacun penser à sa propre conservation et cacher soigneusement le peu de provisions qui lui res­taient, mais qui se réduisaient à si peu de chose qu’elles furent bientôt consommées. Un besoin impérieux força dès lors les soldats à se susten­ter avec la chair de cheval. La nécessité devînt générale. C’est vraiment là que le malheur et les premiers besoins établissaient une triste et parfaite égalité parmi les hommes.

Les routes, les champs, les ravins étaient jonchés de cada­vres de chevaux. Soldats, officiers, médecins, commissaires, administrateurs, employés, tous se jetaient dessus. J’ai vu des hommes, pressés par la faim, manger cette chair crue, mais on la faisait ordinairement rôtir au feu du bivouac, quine la rendait que plus dure et plus sèche. Les soldats n’avaient plus aucune boisson fortifiante; le café soutenait un peu les officiers. Il fallait déjà rompre la glace des ruisseaux pour avoir de l’eau, afin de faire cuire la viande de cheval, les rebuts des végétaux, enfin, tous les bons et mauvais aliments que procuraient les perquisitions des plus hardis et rusés maraudeurs.

Aux  fatigues extrêmes et à la disette qui faisait dépérir les hommes, se joignirent d’autres circonstances qui rendaient la position de l’armée encore plus affreuse et plus critique. Elle traversait un pays dévasté par le passage de deux armées, devenu désert par la fuite des seigneurs et de la plupart de leurs vassaux, par l’effet de la terreur que répandaient au loin les foudres exterminateurs de la guerre et par l’horrible incendie des villes, des  villages et des bourgs. Les troupes détruisaient elles-mêmes ce qui restait, et  enlevaient ainsi des ressources à ceux qui venaient par derrière, aux malades qui manquaient d’asiles et devaient rester exposés aux injures de l’air, sou­vent sans de la paille sur laquelle ils pussent au moins goûter, pendant quelques heures, les dou­ceurs du sommeil. Un convoi de malades fut for­cément abandonné dans la forêt de Viazma ; ces infortunés périrent tous de froid ou de faim. Les hommes qui se trouvaient encore davantage affai­blis par des indispositions ou des maladies, mar­chant lentement, restant en arrière, tombè­rent au pouvoir de l’ennemi ou furent les pre­mières victimes du froid. Il ne se passait pas de jour qu’il ne s’engageât quelque affaire : mal­heur aux blessés qui ne pouvaient se relever et s’acheminer !

L’armée s’avançait vers Smolensk, où, disait-on, on allait s’arrêter, établir des quartiers d’hiver, et où l’on devait surtout trouver d’abondantes provisions. Tous ces bruits flatteurs et illusoires furent répandus à dessein pour sou­tenir l’esprit et le courage des soldats ; mais les gens sensés savaient à quoi s’en tenir, et on n’avait point oublié l’état de ruine et de dévas­tation dans lequel on avait laissé cette dernière ville et ses environs. La discipline s’était relâ­chée; la licence était un triste effet du manque de vivres. Un grand nombre de soldats s’écar­taient imprudemment de la route, erraient çà et là dans les campagnes, et périssaient de froid ou de faim, par le fer des cosaques ou la vengeance des paysans aigris. L’armée était obligée de camper sur le sol glacé, sans avoir parfois du bois pour allumer des feux.

Il n’est rien que les soldats, dont les vêtements étaient usés, décousus, déchirés ou, tombaient en lambeaux, n’imaginassent pour se garantir du froid. On les voyait dans un  accoutrement aussi pitoyable que bizarre, affublés de pelisses, d’habillements de femmes, de bonnets à poil, de mauvaises cou­vertures, de sacs de toile, de haillons, de nattes et de peaux d’animaux récemment écorchés. Ils s’étaient aperçus que pour s’emparer facilement des habillements des hommes qui périssaient de froid , il ne fallait pas attendre qu’un trop haut degré de congélation rendît leurs membres, aussi, plus d’un malheureux fut souvent dépouillé avant d’avoir rendu le dernier soupir.

Les offi­ciers supérieurs, partageant cet état de misère, avaient un sort commun avec le soldat. Plu­sieurs privés de leurs chevaux, de leurs domestiques, obligés d’aller à pied, supportaient difficilement les fatigues de la marche. Il en était de même de tous les cavaliers démontés.

Il y avait sous les armes un grand nombre de soldats souffrants et malades, qu’un courage intrépide et le sentiment d’honneur retenaient dans les rangs. Il n’était pas difficile de s’apercevoir que les privations de toute espèce avaient altéré les forces de tous les individus : la peau sèche, aride, décolorée, sale, terreuse et comme contractée ; les figures hâves et tirées; ajoutez à cela une longue barbe qui donnait aux physionomies quelque chose de sinistre, et un défaut absolu de propreté du corps. L’af­freuse boulimie fit beaucoup de victimes. L’armée avait à sa suite un grand nombre de blessés, de traîneurs, d’hommes épuisés qui étaient au­tant de malheureux dont les causes débilitantes immolaient chaque jour une partie. Dans l’im­possibilité souvent d’aller plus loin, ils tom­baient, et ils se résignaient à la mort. Dans cet état affreux de désespoir que cause l’aban­don total des forces physiques et morales, et auquel mettait le comble la vue de leurs cama­rades étendus sans vie. Où étaient les hôpitaux ou de simples habitations pour recevoir les hommes qui avaient besoin de secours ! Comment eût-il été possible de se procurer des lits, des couvertures, de la paille même pour les y étendre, du bouillon et du vin pour ranimer leurs forces languissantes, pendant une retraite aussi fatale et aussi précipitée, dans un pays privé de ces ressources, et au milieu du dés­ordre et de la confusion !

20 octobre 1812 -Borosk (Faber du Faur)
20 octobre 1812 -Borosk (Faber du Faur)

Le médecin ému devait forcément rester spectateur étonné des maux qu’il ne pouvait arrêter, et auxquels il lui était impossible de porter remède. Cet état de choses in­flua notablement sur le moral des individus. La consternation était générale; elle paraissait moins fortement empreinte sur les physionomies, qu’elle n’était profondément gravée dans tous les cœurs. La sensibilité ne pouvait rester muette devant un spectacle aussi déchirant. La crainte de ne pas échapper au danger, s’alliait, par un sentiment bien naturel, à l’idée désespérante de ne plus revoir son pays. Personne ne pouvait se flatter que son courage et ses forces seraient suffisants pour lui faire supporter des privations et des souffrances au-dessus de la nature humaine.

Les Italiens, les Portugais, les Espagnols, les hommes des pays tempérés et méridionaux de la France, obligés de braver un élément austère qui leur était étranger, dirigeaient la pensée vers leur patrie, et regrettaient, avec juste raison, la beauté du ciel et la douceur du climat sous lequel ils étaient nés. Malheur cependant à celui qui s’affaiblissait davantage, en se livrant à des idées sombres, à des réflexions trop décou­rageantes ! Il était plus promptement saisi par le froid, et il préparait ou avançait lui-même son trépas. Je suis persuadé que la nostalgie a été plus commune qu’on ne se l’imagine parmi les plus jeunes soldats ; les circonstances ne pouvaient qu’y donner lieu : le Français d’ailleurs, qui a tout sujet de vanter son heureux pays , et que mille souvenirs chers et agréables attachent à sa terre natale, ne cesse d’y penser et d’en parler lorsqu’il s’en éloigne ; il est même d’observation que le soldat perd de sa gaîté lorsqu’un le conduit trop loin. Son éducation physique, l’ai­sance dont il jouit au milieu de sa famille avant d’embrasser le métier des armes, le rendent peu propre à endurer avec patience et résignation les trop dures et trop longues privations : il se ressent surtout des bivouacs prolongés, du manque de viande et de boissons fortifiantes.

L’armée n’était qu’à trois journées de Smolensk, dans les premiers jours de novembre, lorsque le ciel devint sombre, et que la neige commença à tomber à gros flocons, et en si grande quantité, que je n’ai jamais vu l’air aussi obscurci. Le froid se fit alors sentir avec une rigueur extrême. Le vent du nord qui soufflait impétueusement dans le visage, incom­modait beaucoup les hommes qui n’y voyaient plus; ils s’égaraient, tombaient dans la neige, surtout lorsque la nuit les surprenait, et ils péris­saient ainsi misérablement Des régiments déban­dés se virent réduits presqu’à rien par l’effet des pertes en hommes laissés à chaque moment sur les routes et dans les bivouacs. Dans trois jours l’armée se fondit, et fut en partie détruite par cette cruelle circonstance.

L'incendie de Smolensk
L’incendie de Smolensk

Il en coûte d’avoir à retracer les horreurs d’un pareil tableau, mais on concevra sans peine comment un grand nombre d’individus excédés de fatigues, épuisés, et n’ayant plus de quoi se soutenir, ne pouvaient résister à un froid excessif. Cependant, pour  avancer, ils cheminaient sans ordre, de nuit comme de jour, sans trop savoir souvent où ils se trou­vaient ; ils étaient ensuite obligés de s’arrêter plaintifs, grelotants, de se coucher dans les bois, sur les routes, dans les fossés, au fond des ravins, quelquefois sans feu, parce qu’ils n’avaient pas de bois à leur portée, ni assez de force pour aller en couper un peu plus loin. Parvenaient-ils à en allumer, ils s’y réchauf­faient de leur mieux, et ils ne tardaient pas à s’endormir. Les premières heures de repos ne leur offraient, hélas ! Que des délices trompeurs, précurseurs de la mort qui allait les frapper. Le feu finissait par s’éteindre, faute d’entretien ou par l’effet du trop grand veut. Loin de trouver leur salut dans les douceurs du sommeil, ils étaient saisis et engourdis par le froid, et ils ne revoyaient plus le jour. Quelques hommes venaient se réchauffer à la chaleur des maisons incendiées. J’en ai vu dans les faubourgs de Smolensk, tristes, pâles, défaits, sans armes, sans coiffure, chancelants, pouvant à peine se soute­nir, ayant la tête penchée à droite ou à gauche, et les extrémités contractées, mettre les pieds sur la braise, se coucher sur des cendres chaudes, ou tomber dans le feu qu’ils cherchaient machinalement et comme par instinct.

D’autres moins faibles en apparence, et bien décidés à ne point se laisser abattre par le malheur, ralliaient leurs forces pour éviter de succomber ; mais ils ne quittaient souvent un endroit que pour aller périr dans un autre. Le long de la route, dans les fossés et les champs qui la bordent ; on apercevait entassés et couchés pêle-mêle par 5, 10, 15 et 20, les cadavres d’hommes qui avaient péri pendant la nuit qui était constamment plus meurtrière que le jour. Un tel spectacle se renouvelant, à chaque pas, était bien fait pour glacer d’effroi et provoquer de sérieuses réflexions; il détruisait tout le brillant d’une expédition qui avait plus séduit les esprits que les cœurs.

Le plus grand désordre régnait à l’arrivée de l’armée à Smolensk; les hôpitaux étaient en­combrés par les malades russes et français. Quelques distributions de riz, de farine, de biscuit, furent faites aux régiments; mais presque tous les hommes isolés qui en formaient au moins la moitié, n’y participèrent pas. D’un autre côté, la répartition fut inégale, et le pillage y présida plutôt que le bon ordre. On ne voyait dans les rues que des malades ou des blessés demandant où étaient les hôpitaux, des soldats de toute arme et de toutes nations allant et venant, les uns cherchant où l’on vendait et où l’on distribuait des vivres; les autres, immobiles, taciturnes, incapables de rien, ab­sorbés par la douleur, à demi-morts de froid et attendant leur dernière heure. Des morts et des mourants de tous côtés, des plaintes et des gémissements, formaient un tableau que rem­brunissait encore l’aspect des ruines de la ville. Les soldats affamés se disputaient les subsis­tances par la force et la violence ; j’en ai vu abuser impitoyablement de la loi du plus fort. Ce qui fut non moins désespérant, c’est d’ap­prendre qu’on ne pouvait s’arrêter à Smolensk; il y avait, en effet, toute impossibilité de s’y maintenir militairement et de s’y procurer des vivres. Les hommes qui commettaient l’impru­dence de trop s’éloigner de la ville, tombaient dans les mains de ces cosaques irréguliers et barbares, qui, non contents de s’engraisser de leurs dépouilles, et abusant d’une supériorité mal acquise, les maltraitaient encore à coups de lance ou les abandonnaient, après leur avoir enlevé leurs vêtements, à toute la rigueur du froid.

Les troupes quittèrent Smolensk du 14 au 16 novembre. Quantité de malades et de blessés furent délaissés sans ressources, et abandonnés à la générosité de l’ennemi. Un ordre, que je qualifie d’inhumain, fit livrer, au moment du départ, au sac et aux flammes les habitations échappées jusqu’alors à l’incendie. L’armée suivit la grande route de Smolensk à Wilna.