Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.
CHAPITRE VII
AVANT ET APRÈS LA CAMPAGNE DE RUSSIE
(1811-1812)
Quelque triste que fût la situation politique de l’Autriche, notre pays semblait devoir jouir d’un moment de répit; mais je ne pouvais espérer voir ce temps d’arrêt se prolonger au delà de l’année 1811. Il fallait donc employer cette année à régler les grandes questions qui intéressaient l’avenir de l’Empire. En première ligne se présentait la question financière.
Essayer de la régler définitivement, c’était, vu la situation, une entreprise oiseuse. Les guerres soutenues de 1792 à 1809 avaient épuisé les sources de la richesse publique; les provinces allemandes de l’Empire étaient inondées de papier-monnaie; aux termes de la loi, la Hongrie devait payer ses redevances en numéraire, mais elle fournissait ses maigres subsides en papier sans tenir compte de la dépréciation des billets. Quant à faire appel au crédit, il n’y fallait pas songer; car si, malgré la position précaire de l’Empire, l’étranger avait eu assez de confiance dans sa vitalité pour lui avancer de l’argent, le despotisme de Napoléon et l’ignorance des États du continent en matière de crédit nous auraient empêchés de profiter de cette ressource.
Il n’y avait donc pas à songer à l’établissement d’un système financier en rapport avec la situation. Cependant, une nécessité impérieuse nous commandait d’assurer la satisfaction des besoins de l’heure présente aussi bien que de ceux d’un avenir prochain; il fallait donc travailler avec une égale ardeur à atteindre ce double but, et pour suffire à cette grande tâche il convenait de faire l’opération financière proposée par le comte de Wallis, ministre des finances. Celui-ci attribuait à cette opération la valeur d’un système sérieux et définitif, mais l’Empereur et moi nous n’y voyions qu’un expédient, une sorte de pont pour nous mener, avec l’aide des circonstances, d’une situation insoutenable à une situation définitive, qui toutefois dépendait des événements à venir.
Il faut que je parle ici d’un homme remarquable par sa connaissance de l’état des choses, par son habileté dans les affaires et par son dévouement au bien public; l’Empereur trouvait en lui un ferme soutien, et moi un auxiliaire aussi éclairé que fidèle dans la gestion des intérêts de l’Empire. Cet homme était le comte de Bellegarde, président du conseil aulique de la guerre. Muni des plus sérieuses connaissances militaires, familiarisé avec mes idées, partageant sans réserve mes vues politiques, il travaillait sans bruit, non-seulement à conserver les forces militaires de l’Empire, mais encore à les augmenter, tant qu’il le pouvait, en vue de toutes les éventualités imaginables. Lui seul était au courant de mes projets, et il savait se mettre avec moi au-dessus de ces vains propos qui de loin paraissent être l’expression de l’opinion publique. Ainsi que moi, il comprenait qu’il fallait laisser dire.
L’introduction du nouveau système financier ne pouvait se faire sans la coopération des états de la Hongrie. Après une vive résistance, la diète hongroise donna force de loi à la mesure financière en question. Plus tard, j’aurai occasion de parler plus à fond de la situation de la Hongrie; je m’abstiendrai donc d’insister ici sur ce sujet.
Je vis à ce propos qu’il fallait renforcer le pouvoir central; c’était là une nécessité impérieuse. La monarchie autrichienne se compose de provinces diverses qui ont été réunies par suite de faits historiques ou par voies de droit, par la force des choses ou par mesure de prudence. Or, dans un pareil État, auquel l’autorité centrale du Souverain donne seule la cohésion, l’idée d’unité, inséparable de l’existence de l’Empire, a besoin d’être complète et précise, sous peine d’aboutir dans la pratique à une simple union personnelle, à un lien purement dynastique avec toutes les faiblesses qu’il comporte. Le moyen de bien saisir l’idée de l’unité de l’Empire, c’est de la matérialiser en quelque sorte et d’imaginer un corps moral dont la tâche serait d’assurer au chef commun de l’État l’unité de pouvoir, sans pour cela supprimer ni restreindre les droits particuliers de chaque province. Pour l’homme d’État qui voit les choses froidement, un corps de ce genre sera toujours un conseil d’État bien organisé. La perspicacité du prince de Kaunitz avait bien reconnu la nécessité d’une pareille création. C’est sur sa proposition qu’en 1760 l’Impératrice Marie-Thérèse établit un conseil d’État. L’idée première était d’une justesse incontestable, mais on en fit une application défectueuse. Une des grandes fautes qui furent commises, ce fut de faire entrer les chefs des différents services (il n’y avait pas de ministres) au sein du conseil d’État, et d’en confier la haute direction au chancelier de la maison impériale, de la Cour et de l’État. Sous le règne de Joseph II, le conseil d’État fut souvent dérouté, et même paralysé dans son action par un gouvernement de cabinet imité du système gouvernemental de Frédéric Il. Ce ne fut que sous l’Empereur François que le conseil d’État reprit un rôle plus considérable; mais après la mort du prince de Kaunitz, il ne tarda pas à s’effacer presque entièrement : la suppression de la discussion verbale et l’introduction du vote écrit y furent pour beaucoup. Il fut réorganisé plus tard par des fonctionnaires subalternes, gens d’intrigue qui ne songeaient qu’à assurer leur influence personnelle; aussi l’Empereur François se vit-il amené en 1809 à supprimer le conseil d’État. C’est alors que je résolus de proposer à l’Empereur la création d’un nouveau conseil d’État destiné à remplacer celui qui avait été dissous. Mes projets et les propositions qui s’y rapportaient avaient pour but d’adjoindre à l’Empereur un véritable corps de conseillers, de créer un collège délibérant en commun au lieu de conseillers d’État travaillant isolément, de donner au pouvoir central un esprit de centralisation plus grand, et de faciliter considérablement la tâche personnelle du Souverain en rendant son action plus calme et plus sûre. Je reviendrai dans la suite sur l’histoire de ce projet d’organisation, dont l’exécution devait marcher de pair avec la révision des institutions particulières de chaque province.
Pendant la paix momentanée dont nous jouissions, je fus nommé curateur de l’Académie des arts à Vienne. Ce choix, aussi inattendu que flatteur pour moi, ouvrait à mon activité un champ nouveau; mais la tâche que j’entreprenais et qui répondait à mes goûts, tout en étant étrangère à mes travaux habituels, fut loin d’affaiblir en moi le sentiment de mes devoirs; elle ne fit que le rendre plus vif. Je débutai par réformer dans un sens plus moderne les statuts surannés de l’Académie; aidé par Sonnenfels, je m’efforçai de rajeunir, de fortifier ce corps, de lui infuser une vie nouvelle, et de lui donner plus d’éclat en attirant dans son sein de grands artistes étrangers à titre de membres honoraires.
Sous le rapport politique, l’année 1811 se passa comme je l’avais prévu. Napoléon envoyait ses troupes dans le duché de Varsovie et faisait de Danzig un point d’appui pour les besoins matériels d’une grande campagne. « Je me suis assuré un second Paris dans la place de Danzig » me disait-il en 1812. La Russie armait de son côté, et s’efforçait de terminer aussi promptement que possible la guerre dans laquelle elle était engagée avec la Porte, et que Napoléon ne cessait d’attiser. L’Autriche avait l’air d’être parfaitement tranquille, et on la croyait exclusivement occupée à guérir les plaies de la dernière guerre. La Prusse gémissait sous le joug le plus intolérable et excitait le sentiment allemand au moyen du Tugendbund; toutefois, dans l’Allemagne du Sud, ses efforts étaient perdus. Les corps de troupes des États de la Confédération du Rhin s’apprêtaient à se joindre à l’armée française, dite alors la Grande Armée, dont les rangs contenaient déjà des contingents espagnols, portugais et italiens. Le blocus continental prenait des proportions toujours plus vastes, et, grâce à des licences chèrement vendues, devenait une source de revenus pour les finances françaises. La puissance de Napoléon pesait de tout son poids sur le continent tout entier. Le conquérant visait à un système d’incorporation par voie de décrets impériaux. On était à la veille du revirement; mais, pour rendre hommage à la vérité, il faut dire que l’observateur de sang- froid n’éprouvait pas cette impression d’accablement qu’on ressent avant l’orage; il ne voyait que le triste spectacle des princes et des peuples courbés tous sous les décrets d’un inexorable destin.
A l’approche de l’année 1812, la situation se dessina. Le moment était venu pour l’Autriche de prendre parti dans la guerre qui allait éclater entre la France et la Russie. Nous nous déclarâmes pour la neutralité armée. Napoléon nous demanda un corps auxiliaire de trente mille hommes. L’Empereur François accéda à son désir, mais à la condition que, malgré ce fait, les deux puissances belligérantes respecteraient la neutralité et l’inviolabilité du territoire autrichien. On ne trouve pas, et sans doute on ne retrouvera jamais dans l’histoire, un semblable exemple d’une situation politique aussi excentrique que la nôtre. Elle était le résultat des circonstances; c’est une étrangeté nouvelle qui vient s’ajouter à toutes les anomalies que présente cette époque d’événements bizarres à tous les égards. En se faisant donner par l’Autriche un corps auxiliaire, Napoléon n’avait pas pour but de renforcer, son armée, il croyait n’en avoir pas besoin, mais il voulait une garantie matérielle; il voulait forcer ainsi le reste de l’armée autrichienne à rester en deçà des frontières de l’Empire. De son côté, le Czar se disait qu’en restant en dehors de la lutte, l’Autriche serait un excellent rempart pour les provinces méridionales de l’Empire de Russie. Les deux adversaires reconnurent la neutralité de l’Autriche, malgré la présence d’un corps auxiliaire dans les rangs français.
Je n’en demandais pas davantage; car ce que je voulais avant tout assurer à mon pays, c’était la liberté de ses mouvements au moment où se déciderait la lutte qui allait s’engager. Lorsqu’au printemps de 1812 Napoléon se rendit à Dresde pour mettre la dernière main à ses préparatifs contre la Russie, il manifesta le désir d’y rencontrer l’Empereur François. Le prince consentit à venir; il fit le voyage de Dresde avec l’Impératrice Louise, qui était notoirement hostile à Napoléon, et avec moi. L’attitude des deux souverains fut conforme à leur position respective, mais très-froide. Les rapports journaliers que j’eus avec Napoléon ne furent que la continuation de nos relations d’autrefois, du temps de mon ambassade à Paris et de mon séjour dans cette ville en 18 10. Nos entretiens furent longs et fréquents; mais rarement il y fut question de politique. C’est alors qu’il m’exposa aussi ses idées sur la meilleure forme de gouvernement qui conviendrait à la France.
« La France, me dit-il, se prête moins aux formes représentatives que bien d’autres pays. En France, l’esprit court les rues; mais ce n’est que de l’esprit; il n’y a derrière lui rien qui ressemble à du caractère et bien moins encore à des principes. Tout le monde y court après la faveur, que celle-ci vienne d’en haut ou d’en bas, peu importe; on veut être remarqué et applaudi. Dans le Tribunat, on ne faisait que de la révolution; aussi y ai-je mis bon ordre : je l’ai dissous. J’ai mis un bâillon au Corps législatif. Faites taire une Assemblée qui, pour être quelque chose, devrait être délibérante, et vous l’aurez discréditée. Aussi n’aurai-je plus qu’à tirer la clef de la porte de la salle des séances et à la mettre dans ma poche; c’en sera fait du Corps législatif. Personne n’y pensera plus, car il est déjà oublié de son vivant. Je ne veux cependant pas le pouvoir absolu; je veux plus que des formes. Je veux une chose toute d’ordre et d’utilité publique. Je donnerai une organisation nouvelle au Sénat et au Conseil d’État. Le premier remplacera la Chambre haute, le second celle des députés. Je continuerai à nommer à toutes les places de sénateurs; je ferai élire un tiers du Conseil d’État sur listes triples; le reste, je le nommerai. C’est là que se fera le budget et que seront élaborées les lois. J’aurai de cette manière une représentation véritable, car elle sera toute composée d’hommes rompus aux affaires. Pas de bavards, pas d’idéologues, pas de faux clinquant. Alors la France sera un pays bien gouverné, même sous un prince fainéant, car il y en aura. Il suffit pour cela de la manière dont on élève les princes. »
Je me permis de lui demander pourquoi il n’avait pas encore mis son projet à exécution. Le Sénat n’était-il pas déjà discrédité, et le Corps législatif n’était-il pas réduit à un rôle quine tentait personne ? Napoléon me répliqua :
« Chaque chose a son temps; celui de la réforme n’est pas encore venu ; il me faut encore deux ou trois années d’attente. Et qui sait quand finira la guerre que je vais faire ? Ce sera après la paix. «
En somme, l’impression que j’emportai de ces entretiens familiers fut celle-ci : si, d’une part, Napoléon ne s’abusait pas sur la grandeur de l’entreprise qu’il allait tenter, et s’il en regardait le succès définitif comme la clef de voûte de l’édifice que ses rêves lui montraient comme une sorte d’Empire de Charlemagne sous une dynastie bonapartiste, d’autre part il était évident que cette entreprise serait exposée à de terribles hasards et dépendrait des chances de la guerre, sur lesquelles il se faisait de grandes illusions.
Comme preuve à l’appui de ma manière de voir, je dirai ce qui suit. Napoléon était convaincu que l’armée russe viendrait l’attaquer. Quant à moi, j’étais persuadé que l’Empereur Alexandre, au lieu de passer la frontière, attendrait les attaques de l’armée française et qu’il les déjouerait en se retirant devant elle. J’exprimai cette opinion; Napoléon essaya de la réfuter en m’opposant des raisons stratégiques et en alléguant la manière de voir et d’agir du Czar, qu’il croyait connaître à fond; mais ses arguments étaient favorables à mes suppositions plutôt qu’aux siennes.
Quand il apprit par les éclaireurs de l’armée qu’il avait réunie dans le duché de Varsovie, et qui était prête à marcher, qu’il devait renoncer à être attaqué par le Czar, il m’exposa le plan de campagne qu’il avait arrêté, et se servit des paroles suivantes, que les événements ont rendues mémorables :
« Mon entreprise est une de celles dont la patience renferme la solution. Le triomphe appartiendra au plus patient. Je vais ouvrir la campagne en passant le Niémen. Elle aura son terme à Smolensk et à Minsk. C’est là que je m’arrêterai. Je fortifierai ces deux points et m’occuperai à Vilna, où sera le grand quartier général durant l’hiver prochain, de l’organisation de la Lithuanie, qui brûle d’impatience d’être délivrée du joug de la Russie. Nous verrons, et j’attendrai qui de nous deux se lassera le premier : moi de faire vivre mon armée aux dépens de la Russie, ou Alexandre de nourrir mon armée aux dépens de son pays. Peut-être irai-je de ma personne passer les mois les plus rigoureux de l’hiver à Paris. »
Je demandai à Napoléon ce qu’il ferait dans le cas où l’Empereur Alexandre ne consentirait pas à faire la paix à la suite de l’occupation de la Lithuanie; il me répondit :
« Dans ce cas, je m’avancerai l’année prochaine jusqu’au centre de l’Empire, et je serai patient en 1813 comme je l’aurai été en 1812. L’affaire, ainsi que je vous l’ai dit, est une question de temps. »
Le plan conçu par Napoléon pour la conduite de la campagne de 1812 était bien celui qu’il m’avait exposé, c’est un fait acquis à l’histoire; on en peut dire autant des influences qui l’entraînèrent jusqu’à Moscou.
L’entretien suivant fera connaître au lecteur, sous un autre point de vue, la marche de l’esprit de Napoléon.
« Je commence à être dérouté, me dit-il dans une autre circonstance, sur la perfection de votre système militaire, que vous m’avez entendu qualifier comme digne de servir de modèle, et qu’à mon grand regret je ne puis m’approprier, parce que les deux Empires diffèrent trop dans leur organisation militaire. Vous avez composé le corps auxiliaire sous les ordres du prince de Schwarzenberg des cadres de vingt régiments. On a donc oublié chez vous que ce qu’il y a de plus précieux dans une armée, ce sont les cadres; pourquoi n’a-t-on pas composé ce corps de cinq ou six régiments qui eussent suffi pour atteindre sa force convenue ? »
« Je suis surpris, répondis-je, que Votre Majesté m’adresse cette question. L’armée impériale, qu’un article secret du traité de Vienne fixe à un maximum de 150,000 hommes, est aujourd’hui principalement composée de cadres; car l’Empereur, reconnaissant leur valeur, n’a point diminué depuis la paix le nombre des régiments. Il met aujourd’hui à votre disposition une partie de ce que vous lui avez laissé. »
« Cela n’empêche pas, dit Napoléon en m’interrompant, que ce ne soit une faute. »
Si l’observation de Napoléon était juste, nous, de notre côté, nous n’avions pas tort. Pour former le corps du prince de Schwarzenberg, le feld-maréchal comte de Bellegarde avait pris plus de cadres qu’il n’était nécessaire; en remplissant ces cadres et en réunissant les régiments ainsi complétés au corps d’observation qu’on avait mis sur pied et envoyé en Bohême et en Galicie pour assurer la neutralité du territoire, on pouvait disposer de toutes les forces militaires de l’Empire. C’était là une mesure que le gouvernement impérial n’aurait pu réaliser par un autre moyen sans exciter l’attention à l’intérieur et au dehors.
Pendant la campagne de Napoléon, l’entente la plus cordiale ne cessa de régner entre les cabinets de Vienne et de Berlin. La marche que nous avons suivie valait-elle mieux que celle dont le baron de Stein et ses amis politiques ne se lassaient pas de parler au Roi Frédéric-Guillaume III ? C’est une question à laquelle je ne répondrai pas; les événements qui se sont passés en 1813 et en 1814 parleront assez haut. Sans doute la situation eût été tout autre si l’Autriche n’avait opposé à la dernière folie de l’insatiable conquérant son attitude calme et réfléchie. Si nous avions écouté les impatients du parti prussien, nous aurions vu Napoléon, non pas dans les steppes glacés de la Russie, mais dans notre propre pays; nos provinces épuisées auraient été converties en champs de bataille, et nous aurions été impuissants à conjurer le péril. En tout cas, l’attitude de l’Autriche n’a pas contrarié l’action du destin.
La campagne de 1812 fut suivie de conséquences que dès le principe j’avais reconnues non-seulement comme possibles, mais encore comme étant les plus probables à cause des idées foncièrement erronées de Napoléon. Cependant j’avoue sans détour qu’il n’était pas entré dans mes calculs ni dans les calculs de personne que dès la première campagne Napoléon ferait cette chose si difficile que, suivant ses propres paroles, il avait réservée pour l’année 1813 dans le cas où la lutte se prolongerait. Si toute l’entreprise de Napoléon était fantastique, si c’était le va-tout d’un joueur enhardi par ses succès antérieurs, la marche en avant de l’armée française, poursuivant jusque sur les hauteurs de Smolensk un ennemi qui se retirait et ne voulait point livrer bataille, et sa persistance à s’avancer jusqu’à Moscou, fut une faute, et cette faute ne peut s’expliquer que par la conviction bien arrêtée dans l’esprit de Napoléon, que le Czar ne voudrait et ne pourrait pas livrer à l’ennemi la seconde et certainement la plus belle ville de son Empire.
En continuant de garder son attitude neutre après la guerre avec la Russie, l’Autriche disait assez haut qu’elle manquait de forces actives. Il va sans dire que l’Empereur et moi nous étions bien fixés sur l’état de nos ressources. La question se posait entre Sa Majesté et moi non pas sur ce point, mais sur la voie qu’il fallait suivre pour arriver à jouer un rôle actif. Le Roi de Prusse, qui dans la guerre franco-russe n’était pas resté neutre, mais qui avait pris part à la lutte en envoyant combattre dans les rangs français un nombre d’hommes relativement restreint, s’allia à la Russie à la suite de la dissolution de l’armée française. Notre situation était toute différente de celle de la Cour de Prusse. Stein et consorts, les particularistes prussiens et les idéologues allemands, s’entendaient avec le cabinet russe pour pousser l’Autriche à déclarer la guerre à la France. Nous ne nous laissâmes ni troubler ni dérouter, demandant aux deux nouveaux alliés d’attendre les décisions que l’Empereur saurait prendre au moment voulu.
Depuis qu’un retour de fortune avait assigné à l’Autriche le rôle d’arbitre dans les destinées du monde, nous cherchions à établir sur de nouvelles bases la conduite politique de l’Empire. Ces bases se trouvent définies dans les considérations suivantes, que j’ai présentées à l’Empereur François; je les résume brièvement, toute explication étant superflue.
« L’attitude politique de la Cour impériale est celle de la neutralité armée. Persister dans cette attitude serait rabaisser la puissance autrichienne à une négation. Elle ne peut être modifiée que par une brusque transition ou par des tempéraments qui assurent dans l’avenir la liberté des mouvements de l’Empereur. La brusque transition consisterait pour l’Au- triche à entrer dans l’alliance des puissances du Nord ou à se rapprocher de la France. Cette dernière alternative ne saurait se réaliser, mais nous pouvons prendre le premier parti. Le passage de la neutralité à la guerre ne sera possible que par la médiation armée. »
L’Empereur se prononça en faveur de la médiation. Aux avantages moraux et politiques de cette situation se joignaient des considérations matérielles de la plus haute importance.
En racontant les conversations que j’avais eues avec Napoléon au mois de mai 1812, j’ai déjà dit que le corps de 30,000 hommes qui était sous les ordres du prince de Schwarzenberg; avait été composé principalement de cadres. Ce corps, qui formait l’extrémité de l’aile droite de la grande armée française, n’avait pas été, pendant la courte durée de la campagne dans l’intérieur de la Russie, appelé par Napoléon à prendre part aux opérations de l’armée principale , cela tenait à des raisons que nous avons déjà exposées plus haut. Le prince de Schwarzenberg, dont le corps s’était grossi du continent saxon, ne reçut pas d’ordre de Napoléon pendant la campagne même. Aussi n’éprouva-t-il que des pertes insignifiantes. Après la retraite de l’armée française, Schwarzenberg conduisit ses troupes vers la frontière nord-ouest de la Gallicie, où elles firent front au corps du prince Poniatowski qui s’était retiré dans la même direction. Dès le commencement de la guerre franco-russe, une faible partie seulement de l’armée impériale avait été chargée de garder la neutralité de l’empire de Bohême. Le gros de l’armée était près de la Galicie, ou dans cette province, comme corps auxiliaire ou corps d’observation. La Galicie pouvait ne pouvait pas être dégarnie de troupes aussi longtemps que l’armée polonaise serait sus les armes dans la partie méridionale du grand duché de Varsovie. Il n’y avait donc pas à songer à une concentration rapide d’une armée sur la frontière occidentale de notre Empire, car dans tous les cas la formation ici d’une armée en rapport avec les forces de l’Empire et capable de faire la grande guerre aurait demandé un certain temps.
Napoléon allait profiter de l’hiver pour entreprendre une nouvelle campagne, nous en avions la conviction. Nous ne pouvions pas l’en empêcher; il était donc de notre devoir de nous préparer à frapper un coup décisif. Nous ne perdions pas cet objet de vue, et le cabinet évitait soigneusement, dans ses relations diplomatiques, de se trahir relativement à la marche qu’il comptait suivre dans un avenir prochain. Le rôle que l’Autriche allait avoir à remplir devait être décisif, cela ressortait de la situation générale et de la position géographique de notre Empire. Le problème à résoudre portait donc sur la question de savoir quand et comment il faudrait agir. L’Empereur François obéirait sans restriction à la voix de sa conscience, personne n’en pouvait douter. Relativement à la gravité du moment, nous ne fûmes pas trop pressés de nous déclarer d’une manière définitive. Même, nous voulûmes attendre, pour nous prononcer sur la médiation, l’heure qui nous paraîtrait la plus convenable. Après la campagne de Russie nos forces militaires purent, dans l’espace de quelques mois, être augmentées, réunies et prêtes à marcher. La Bohême fut le lieu qu’on leur assigna pour prendre position. Le corps polonais sous les ordres de Poniatowski était sur nos derrières et paralysait nos mouvements. De leur côté, les troupes impériales qui se trouvaient près de la frontière sud reçurent les renforts nécessaires.
Ma tâche se bornait, dans ces circonstances, à édifier l’Empereur sur la situation qui résulterait pour nous de la médiation armée.
Habitué à me faire toujours une idée bien nette du but que j’avais à poursuivre, et à me rendre compte du temps nécessaire pour assurer le succès, j’arrivai aux résultats suivants, que je formule d’une manière succincte :
« L’insuccès de Napoléon contre la Russie a changé la situation de l’Empereur des Français, ainsi que celle des autres puissances. »
« Le dénouement pour l’Europe sera la paix. »
« Amener la paix, voilà la véritable tâche de l’Autriche. »
« Quelle voie faut-il suivre pour arriver à la paix, à la paix sérieuse, non pas à un armistice déguisé comme l’étaient tous les traités antérieurs conclus avec la République française et avec Napoléon ? »
« Le seul moyen, c’est de faire rentrer la France dans des limites qui permettent d’espérer une paix durable et de rétablir l’équilibre politique entre les grandes puissances. » (*)
* L’idée de l’équilibre politique a été souvent attaquée depuis la paix générale (1814-1815), et reprochée au cabinet impérial lui-même, comme une folie patronnée par lui. L’idée, comprise comme elle doit l’être, n’en est pas moins la seule juste. Le repos sans l’équilibre est une chimère. Sur le terrain de la politique, l’équilibre absolu est impossible; il n’est réalisable que dans une mesure qui offre le plus de garanties possible.
La puissance envahissante de Napoléon venait d’être brisée par l’insuccès de sa dernière entreprise. Était-elle détruite ? Non. Les campagnes de 1813 et 1814, et même sa courte campagne de 1815, ont prouvé le contraire. Nous étions persuadés que Napoléon ne considérait pas sa puissance comme anéantie par son dernier échec, mais nos prévisions étaient loin de concorder avec la manière de voir de ses adversaires déclarés. Ceux-ci voulaient poursuivre l’ennemi sans désemparer. Jusqu’où ? Avec quoi ? Questions oiseuses qu’ils ne daignaient pas examiner. Irait-on perdre son temps à cela ? J’étais beaucoup plus calme, je désirais avant tout une bonne solution qu’on put calculer d’avance; qu’était-ce, au prix de cela, que la perte de quelques mois ?
L’attitude de l’Autriche comme puissance médiatrice armée, me disais-je, est en harmonie avec la situation géographique de l’Empire comme avec ses forces, et permettra à l’Empereur François de dire le dernier mot dans la guerre comme dans la paix. Il faut travailler sans relâche à nous armer, à faire la guerre. Le rôle de l’Empereur lui sera assuré par le temps que nous gagnerons ainsi.
Mais au même moment deux questions de la plus haute importance se présentaient.
La première se rapportait à l’étendue à donner à l’Empire d’Autriche et à la Prusse. Tout d’abord cette étendue devait être fixée, aussi bien pour le cas où les deux puissances alliées ouvriraient une nouvelle campagne contre la France, que pour le cas où la paix se maintiendrait. Si l’on n’avait soin de déterminer à l’avance les limites des États des puissances alliées, la guerre prendrait le caractère d’une guerre de conquête, et dans le cas où la paix serait bientôt conclue, il manquerait à cette paix une de ses bases principales. Le terrain sur lequel nous nous placions pour régler la situation des deux États était, non pas celui d’un agrandissement, mais celui d’un retour aux limites de 1803 ou de 1805.
L’Empereur était décidé à laisser au Roi de Prusse le choix entre ces deux années.
L’autre question, non moins grave, était celle-ci : Que faire de tout le territoire qui formait jadis l’Empire d’Allemagne et qui, après sa dissolution, se trouvait divisé en quatre lots dont trois appartenaient à l’Autriche, à la Prusse et aux États confédérés du Rhin, et dont le quatrième se composait de cette grande partie de l’Allemagne dont Napoléon avait fait des départements français ? L’Allemagne n’existait plus comme corps politique.
Avant tout, il s’agissait de savoir si l’on devait, si l’on pouvait faire ressusciter un corps pareil.
Il en était de cette question comme il en a toujours été, comme il en sera toujours de toutes les questions importantes. On peut les envisager avec le calme d’un esprit pratique, ou bien les considérer avec la passion qui ne réfléchit pas. Le cabinet impérial était dans le premier cas. L’Empire d’Allemagne, ce corps politique dix fois séculaire, s’était dissous en 1805 et 1806, et, tout bien considéré, il avait disparu aussi bien parce que sa constitution ne lui permettait pas de vivre, que par suite d’influences extérieures. Si dans le passé la force de l’Empire avait été paralysée par des défauts organiques, par contre les résultats de la médiation essayée à Ratisbonne en 1803 avaient rendu franchement impossible la prolongation de son existence. Non-seulement l’Empire d’Allemagne s’était éteint en 1805, mais même le nom allemand avait disparu de la carte.
A la question : Doit-on faire revivre un corps politique allemand ? une seule réponse était possible : Oui; car toutes les raisons morales et politiques imaginables se réunissaient pour la faire résoudre par l’affirmative. Par suite, la tâche du cabinet impérial se bornait à trouver le moyen d’amener ce résultat. Pour saisir sous leur vrai jour les idées qui dirigeaient le cabinet dans l’étude de cette grave question, il faut se rendre compte de la situation d’alors, situation qui plus tard a changé du tout au tout par suite du mouvement des esprits et des efforts des partis qui en étaient la conséquence, mais qui, à l’heure où j’écris ces lignes (1852), confirme pour la seconde fois la justesse des opinions que nous exprimions alors. Nous disions à cette époque que pour se prononcer sur ce point : « Comment pourrait-on faire rentrer un corps politique allemand dans le concert européen ?» il fallait examiner les questions suivantes :
1° Le Saint-Empire romain d’autrefois, l’Empire d’Allemagne, peut-il revenir à la vie ?
Nous ne pouvions que nous répondre à nous-même sans hésiter : Non. Car en Allemagne (même en ne donnant à ce nom que la valeur d’une dénomination géographique), les éléments nécessaires pour la reconstitution de l’Empire d’Allemagne sous son ancienne forme avaient disparu.
2° Les fragments de l’ancien Empire auraient-ils pu être réunis et former un État ayant de l’unité ?
Nous répondions à cette question par la négative, en nous appuyant sur les considérations suivantes :
L’idée d’un État doit être basée sur l’idée d’unité de souveraineté, que la souveraineté réside dans un individu ou dans le peuple. Le Souverain personnel peut régner sur plusieurs pays, même s’ils diffèrent les uns des autres par leurs lois particulières et par leur administration locale; un gouvernement démocratique ne peut pas être le souverain d’un autre gouvernement démocratique. En ce temps-là il n’était pas question de l’idée de démocratie ; il était réservé à l’avenir de la faire pénétrer dans les pays allemands. Il n’était et il ne pouvait être question alors que de la puissance souveraine résidant dans un empereur; or des obstacles insurmontables s’opposaient à ce qu’on la rétablît.
La Confédération du Rhin avait attribué aux princes des États confédérés les droits souverains qui, sous le Saint-Empire romain, résidaient dans l’Empereur et dans l’Empire. Il aurait fallu les forcer à restituer ces droits au chef de l’Empire ressuscité, et les conséquences morales de cette violence seraient venues s’ajouter à l’éternelle plaie de l’Empire d’autrefois, c’est-à-dire aux inévitables conflits entre le chef souverain et les chefs des États particuliers.
Le Roi de Prusse aurait-il consenti à subordonner sa souveraineté à celle de l’Empereur d’Allemagne ? et de son côté l’Empereur d’Autriche se serait-il prêté à une combinaison de ce genre ?
Pour ces raisons, nous ne voulions pas le rétablissement d’un Empire d’Allemagne et d’un Empire ayant de l’unité, et la formation d’une Confédération germanique était la seule solution pratique à nos yeux.
J’estimai que pour le moment le rôle de la médiation armée pouvait et devait se borner à poser ces principes. La guerre me semblait plus probable que la paix. J’avais la conviction que ce n’étaient pas des combats faciles qui attendaient les puissances, comme on le croyait à Berlin, mais que Napoléon ferait les plus vigoureux efforts. Aussi m’appliquais-je avec ardeur à augmenter nos forces militaires. C’est là qu’était le salut dans le cas d’une guerre dont l’Autriche était appelée à décider l’issue. Les moyens d’arriver à la paix ne pouvaient se trouver que dans le développement naturel des faits; il fallait donc savoir attendre. Or j’ai toujours regardé comme une faute d’empiéter sur les droits du temps.
Un incident politique survint. Le Roi de Saxe, chassé de ses États par les armées russe et prussienne déjà réunies, se mit sous la protection de l’Autriche. Il déclara vouloir suivre la même ligne de conduite politique que la Cour impériale. Nous le reçûmes comme un des nôtres, et nous l’envoyâmes à Prague pour y attendre en paix les événements.
Napoléon employa l’hiver de 1812 à 1813 à se préparer à une prochaine campagne. La Prusse en faisait autant, pendant que l’armée russe se renforçait de nouvelles troupes envoyées de l’intérieur de l’Empire. L’Autriche, de son côté, rassemblait à la hâte ses forces en apparence épuisées, et les dirigeait sur leurs points de ralliement en Bohême et sur les frontières sud et ouest que la conquête avait reculées jusqu’au coeur de l’ancien Empire. Le succès répondit aux sages mesures que le comte de Bellegarde, président du Conseil aulique de la guerre, avait prises pour assurer le triomphe final. Dans les États de la Confédération du Rhin, on décréta de nouvelles levées pour combler les vides effrayants que la campagne de Russie avait faits dans leurs contingents. Toute l’Europe était sous les armes; elle attendait avec une anxiété fiévreuse que son sort se décidât.
Au milieu d’une agitation dont le résultat se dérobait à tous les calculs, l’Empereur François restait calme : il était fort de sa résolution et de sa conscience. Ce qui le rendait si sûr de l’avenir, c’était la force des principes, c’était l’idée qu’il était soutenu par un peuple fidèle et par une vaillante armée. L’événement a prouvé combien étaient solides les bases sur lesquelles il s’appuyait.
Le tableau que j’esquisse serait incomplet si je ne disais quelques mots sur la situation de l’esprit public dans les différentes sphères et dans les différents pays. Les idées étaient très-partagées, selon les sentiments particuliers de chacun et l’influence de l’esprit de parti. L’état moral de la société m’apparaissait sous les traits suivants.
Tout le monde était fatigué, tout le monde aspirait au repos et à la fin de ces combats qui pendant vingt et un ans avaient inondé de sang tant de champs de bataille, désolé des États entiers renversé des trônes, courbé sous le joug des républiques séculaires, et à la suite desquels les destinées de l’Europe semblaient livrées aux mains d’un seul homme. La soif de repos et l’angoisse étaient générales; malgré les différences d’opinion et les luttes de parti, tous partageaient ces sentiments. Si, d’un côté, vainqueurs et vaincus étaient fatigués, s’ils voulaient, les uns jouir du fruit de leurs victoires, les autres vivre au moins en paix et être sûrs de garder ce qui leur restait encore, d’autre part, la position de la Prusse formait un troisième élément de la situation générale, et cet élément était bien différent des deux autres. Aucun autre corps politique n’avait été éprouvé comme la Prusse. Si la dynastie des Hohenzollern avait été supprimée par Napoléon et remplacée par une autre, cette Maison serait tombée comme les Bourbons de France et d’Espagne, comme les Maisons de Hanovre, de Hesse-Cassel, d’Orange et autres. Si Napoléon avait rayé de la carte le nom de la Prusse, ce royaume aurait partagé le sort de l’Empire d’Allemagne, de la Hollande, du Piémont, des États de l’Église et de la Toscane. Mais Napoléon lui avait imposé une destinée plus dure. Il pesait sur ce pays de tout le poids d’un intolérable despotisme, et maintenait la Prusse tout entière en suspens entre une existence à peu près impossible et la mort finale.
La France n’était pas moins fatiguée de cette guerre interminable que les pays qui, depuis la malheureuse campagne de 1792, étaient inondés de sang, dévastés et rançonnés par le vainqueur. Cependant Napoléon avait rendu à la France même le repos intérieur qu’elle avait perdu, et elle lui savait gré de ce bienfait, pendant que l’esprit national français se complaisait dans les brillantes victoires de ses armées.
Les résultats de toutes les guerres passées avaient agi très diversement sur l’esprit des gouvernements allemands et des peuples de la famille allemande. L’essai de médiation de 1803 avait eu pour effet de mêler au hasard les populations de l’Allemagne; aussi étaient-elles partagées entre plusieurs courants d’opinion. Les populations des États allemands à qui les traités de paix de Presbourg (1805) et de Vienne (1809) avaient valu des agrandissements de territoire, trouvaient des motifs de sécurité dans ces agrandissements mêmes et dans la protection du conquérant; le nord de l’Allemagne, au contraire, ne pouvait voir aucun motif d’apaisement dans la réunion des côtes maritimes à l’Empire français et dans l’érection d’États particuliers sous la souveraineté de membres de la famille Bonaparte mis à la place des princes héréditaires.
Le sentiment des différentes populations de l’Empire d’Autriche se prononçait nettement en faveur de la paix. L’Autriche avait supporté le poids de toutes les guerres antérieures, à l’exception de celle de 1806, si funeste pour la Prusse; les forces vitales de l’Empire semblaient épuisées, et le peuple avait renoncé à l’espérance de reprendre par la force des armes tout ce qu’il avait perdu. En ce qui concernait l’Autriche, ce pays, que ses alliés allemands avaient complètement abandonné, les uns depuis la paix de Bâle en 1795, les autres dans les guerres de 1805 et de 1809, le mot d’esprit allemand n’avait pour elle que la valeur d’un mythe, surtout dans l’acception que les classes élevées des populations du Nord lui donnaient depuis,la catastrophe de la Prusse et des pays septentrionaux.
Une classe peu nombreuse, mais considérable par la situation des individus qui la composaient, poussait chez nous le cri de guerre. Ce parti n’avait de commun avec les hommes qui, dans l’Allemagne du Nord, demandaient à être délivrés du joug du conquérant qu’un sentiment de haine ardente contre la personne de l’oppresseur. Il avait pris pour devise : « Haine à Napoléon ! », mais ses appels restaient inutiles, et, quand même il eût été plus puissant, ses efforts et ses menées seraient demeurés sans influence sur l’esprit de l’Empereur François et sur ce que me dictait ma conscience politique. Notre Souverain ne voulait pas voir se renouveler les épreuves que’ l’Empire venait de traverser à la suite des campagnes de 1805 et de 1809, et, l’eût-il même voulu, il ne m’aurait pas trouvé prêt à le suivre.
Tranquilles et inactifs en apparence, nous poursuivions dans l’ombre ce plan, que nous étions seuls à connaître. La certitude croissante qu’en 1813 Napoléon ouvrirait une nouvelle campagne en Allemagne justifiait l’importance de nos armements et. de nos préparatifs de tout genre, et les faisait accueillir par la population tout entière comme une mesure indispensable pour assurer la paix à l’Autriche.
Ainsi se passa l’hiver de 1812 à 1813.
Les puissances qui étaient en guerre, la France et ses alliés d’une part, la Russie, la Prusse et la Grande-Bretagne de l’autre, envoyèrent aux premiers jours du printemps leurs troupes sur les lignes stratégiques où elles devaient opérer. La nôtre était tout indiquée, au point de vue politique comme au point de vue militaire : nous devions prendre position dans la Bohême. L’armée qui s’y réunissait fut placée par l’Empereur sous le commandement du prince Charles de Schwarzenberg. Il me laissa libre de lui désigner le moment que je regarderais comme le plus favorable pour faire connaître notre passage de la neutralité à la médiation armée, et pour demander aux puissances belligérantes de reconnaître notre nouvelle position.
Les victoires de Napoléon à Lützen et à Bautzen m’avertirent que l’heure avait sonné.
(Sur le chapitre VIII qui suit, voir la note 1, lettre C.)