Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.
CHAPITRE IX
COMMENCEMENT DE L’ÈRE
Je dépasserais les limites que je me suis tracées en entreprenant ce travail, si j’entrais dans le détail des négociations qui précédèrent la conclusion de la paix du 30 mai 1814.
Le traité lui-même portait le cachet de la modération des Souverains et de leurs cabinets, d’une modération qui n’était pas l’effet de la faiblesse, mais du ferme désir d’assurer à l’Europe une paix durable. La situation était de celles où il est plus dangereux de dépasser le but que de ne pas l’atteindre.
Il n’y a qu’un calcul basé sur des données sérieuses qui puisse assurer la réussite d’une entreprise. La paix à conclure avec la France ne pouvait être envisagée que sous deux points de vue : ou bien elle serait dictée par le désir de se venger de la France, ou bien elle serait inspirée par le dessein d’établir un équilibre politique aussi parfait que possible entre les puissances. L’Empereur François partageait entièrement ma conviction, et poursuivait la solution du grand problème en ne s’inspirant que de l’intérêt commun : c’était la conséquence logique des conditions auxquelles l’Autriche avait accédé à l’alliance. La condamnation du système de conquête et l’admission du principe des restitutions et des équivalents pour le rétablissement des anciens Royaumes et États ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard. En envisageant ainsi la tâche commune, le cabinet impérial aurait à lutter contre tous les intrigants politiques et à combattre les aspirations particularistes que certains gouvernements ne manqueraient pas de manifester. Je m’y étais bien attendu, sans toutefois me laisser dérouter par les difficultés que je prévoyais. De même que l’entrée de l’Autriche dans la quadruple alliance avait formé la base primitive de la paix de Paris, de même cet instrument de paix indiquait à son tour les principes à suivre pour accomplir la lourde tâche qui était réservée au Congrès de Vienne.
Après la signature du traité de Paris, je me rendis en Angleterre avec l’Empereur Alexandre et le Roi de Prusse, afin de porter au Prince régent les excuses de l’Empereur François, qui ne pouvait entreprendre ce voyage. J’étais d’ailleurs appelé dans ce pays par une invitation personnelle du Prince régent. Vingt ans s’étaient écoulés depuis mon premier voyage en Angleterre et le commencement de mes relations personnelles avec celui qui n’était alors que le prince de Galles. Je désirais revoir l’Angleterre et me rendre compte par moi-même de l’impression qu’avait dû faire nécessairement dans ce pays le changement de la situation politique du continent européen; je voulais par la même occasion conférer avec le cabinet anglais au sujet des négociations auxquelles allait donner lieu le Congrès de Vienne.
Après une absence de plusieurs mois, je rentrai à Vienne le 18 juillet. L’état des esprits dans l’Empire n’était guère de nature à m’enthousiasmer; je me trouvai cependant, jusqu’à un certain point, récompensé de mes efforts, car je pouvais constater que la ligne politique que je suivais ne laissait rien à désirer, tant sous le rapport de la situation particulière de l’Autriche que parce que nous pouvions espérer assurer une longue paix à l’Europe. L’Autriche était meurtrie; elle souffrait encore d’une guerre de vingt-deux ans, et se sentait attaquée dans les sources mêmes de la vie. L’esprit toujours si remarquablement positif des populations autrichiennes avait cru voir un gage de paix dans l’union d’une fille de l’Empereur avec Napoléon, et ne s’était résigné qu’avec peine aux maux d’une nouvelle guerre. La véritable fin de la lutte n’apparaissait à ces populations que sous la forme d’une deuxième édition, revue et modifiée, de la paix précédente.
Quel contraste frappant la situation de la Prusse ne pré sentait-elle pas sous ce rapport avec celle de l’Autriche ! Des rêveurs seuls pouvaient trouver que la situation était la même pour les deux pays; or je n’ai jamais été un rêveur. L’élément qui, à l’origine du Congrès, offrait aux hommes de cette espèce le champ le plus vaste, c’était l’élément allemand. Convaincu de cette vérité, je ne cessai de tourner mes regards et mon attention de ce côté, pendant les quelques semaines qui précédèrent l’ouverture du Congrès.
J’ai déjà parlé de cette opinion de l’Empereur, qu’il y aurait lieu de créer un corps politique allemand, sous la forme d’une confédération, et j’ai fait ressortir à ce propos comment, dans la réalité, la création d’une confédération germanique devint une condition sine qua non de l’entrée de l’Autriche dans l’alliance. Mon chemin était donc tout tracé. Il ne s’agissait plus que de choisir les moyens d’arriver au but: tâche difficile, que la résistance des puissances germaniques rendit plus difficile encore. Il y avait en première ligne les menées particularistes de la Prusse; ensuite la crainte des princes allemands de voir restreindre leurs droits de souveraineté; enfin, dans l’Allemagne du Nord et dans les provinces du Rhin, ces aspirations que l’année 1806 avait vues naître. C’étaient ou bien des idées nettement démocratiques, ou bien des tendances qu’on ne pouvait désigner que sous le nom d’ « aspirations de la teutomanie » . Dans la lutte qui s’ouvrit, les idées à la fois aristocratiques et démocratiques qui partageaient l’esprit du baron de Stein jouèrent un rôle particulier et considérable. De tous les partis, c’était bien le plus divisé : on s’y entendait aussi peu sur le but à poursuivre que sur les moyens de l’atteindre. Les suggestions des partis n’avaient aucune influence sur ma conduite; seulement je ne les perdais pas de vue : elles étaient pour moi un motif de plus de persévérer dans la voie que je m’étais tracée.
Je consultai sur les questions allemandes les quelques hommes rompus aux affaires du temps de l’Empire d’Allemagne, qui vivaient encore à Vienne; mais je ne tardai pas à me convaincre qu’ils ne pourraient pas m’en apprendre plus que les archives. Je résolus donc de m’en tenir jusqu’à nouvel ordre aux éléments essentiels de la Confédération, et d’attendre, pour me prononcer sur la forme particulière à lui donner, la réunion du Congrès et les débats qui s’engageraient entre les délégués allemands.
Le 3 novembre 1814, le Congrès s’ouvrit par une simple et modeste conférence, qui fut loin de satisfaire la curiosité du public (le bruit s’était répandu dans le public que les séances des plénipotentiaires du Congrès auraient lieu au château impérial, dans la grande salle de la Redoute, et que les galeries qui entourent cette salle seraient ouvertes aux curieux).
Les plénipotentiaires des différents États et pays me prièrent de me charger de la haute direction des débats. J’acceptai cette tâche, persuadé que les questions à résoudre par le Congrès ne pouvaient être tranchées qu’à la condition de procéder avec une régularité , avec un ordre parfaits , d’écarter rigoureusement tous les détails inutiles, et de bien se pénétrer de tout ce qu’exigeaient les circonstances. Je proposai un programme qui devait comprendre :
Les délibérations entre les membres de la quadruple alliance et les représentants français réunis sous la dénomination de Comité des cinq puissances;
La réunion plus complète des plénipotentiaires de ces cinq puissances et de ceux d’Espagne, de Portugal et de Suède sous la dénomination d’Assemblée des huit Cours, et leurs rapports avec les représentants des autres États;
La formation d’une commission spécialement chargée de régler la situation de l’Allemagne, commission qui serait composée de plénipotentiaires des États allemands.
Ce programme fut adopté ; grâce à lui, la lourde tâche qui s’imposait à l’Assemblée put être menée à bonne fin.
L’histoire du Congrès est tout entière dans ses actes officiels et dans les changements matériels qu’il a décidés; je n’ai donc pas à la faire ici. Si son oeuvre a eu le sort de toutes les grandes choses de ce monde; si elle n’a pas échappé à la critique d’esprits prévenus et aux attaques d’esprits superficiels, il suffira peut-être, pour apprécier les travaux du Congrès à leur valeur réelle, de se dire qu’il a jeté les fondements d’une paix politique qui dure depuis trente-huit ans, et que ses principaux arrêts n’ont pas seulement défié les orages qui se sont élevés dans l’intervalle, mais qu’ils ont même pu survivre aux bouleversements de l’année 1848. (Le mot du maréchal prince de Ligne : « Le Congrès danse, mais ne marche pas », a fait le tour des journaux du temps. Pendant le Congrès, Vienne comptait dans ses murs un Grand nombre de princes avec une suite considérable et une foule de touristes. C’était un devoir pour la Cour impériale de procurer à ses hôtes les distractions et les plaisirs de la société; mais les fêtes n’avaient rien de commun avec les travaux du Congrès et ne les entravaient en rien : on en trouve la preuve matérielle dans la courte durée du Congrès, qui termina son oeuvre dans l’espace de cinq mois.)
Le 7 mars 1815, nous apprîmes que Napoléon était parti de l’île d’Elbe. Cette nouvelle contribua beaucoup à activer les discussions qui occupaient le Congrès, et surtout à hâter l’entente des Cours allemandes au sujet du pacte fédéral. Voici comment la chose se passa. Si je la raconte, c’est qu’il n’a guère fallu plus de temps pour décider la guerre qu’il ne m’en faut pour écrire cette page d’histoire.
La première nouvelle du départ de Napoléon de l’île d’Elbe m’est arrivée de la manière suivante. Dans la nuit du 6 au 7 mars, il y avait eu chez moi une réunion des plénipotentiaires des cinq puissances, et la conférence s’était prolongée jusqu’à trois heures du matin. Comme les cabinets étaient réunis à Vienne, j’avais défendu à mon valet de chambre de venir troubler mon sommeil dans le cas où il arriverait des courriers à une heure avancée de la nuit. Malgré ma défense, ce domestique m’apporta, vers six heures du matin, une dépêche apportée par un exprès, et qui portait la mention : Pressée. Je lus sur l’enveloppe ces mots : « De la part du consulat général I. R., à Gênes. » Comme il y avait à peine deux heures que j’étais couché, je mis la dépêche, sans l’ouvrir, sur ma table de nuit, et j’essayai de me rendormir. Mais une fois dérangé dans mon repos, je ne pus retrouver le sommeil. Vers sept heures et demie,je me décidai à décacheter le pli. Il ne contenait que ces six lignes : « Le commissaire anglais Campbell vient d’entrer dans le port pour s’informer si l’on n’a pas vu Napoléon à Gênes, attendu qu’il a disparu de l’île d’Elbe. La réponse ayant été négative, la frégate anglaise a, sans plus tarder, regagné le large. »
Je fus habillé en un clin d’oeil, et avant huit heures j’étais chez Sa Majesté. L’Empereur lut l’avis ci-dessus ; puis il me dit, avec ce calme parfait qui ne le quittait jamais dans les grandes circonstances
« Napoléon semble vouloir courir les aventures, c’est son affaire ; la nôtre est d’assurer au monde le repos, qu’il a troublé pendant de si longues années. Allez sans retard trouver l’Empereur de Russie et le Roi de Prusse ; dites-leur que je suis prêt à donner l’ordre à mon armée de reprendre le chemin de la France. Je ne doute pas que les deux Souverains ne marchent d’accord avec moi.«
À huit heures un quart j’étais chez l’Empereur Alexandre, qui me tint le même langage que l’Empereur François. A huit heures et. demie, le Roi Frédéric-Guillaume III me fit la même déclaration. À neuf heures j’étais rentré. J’avais déjà prié le feld-maréchal prince de Schwarzenberg de se rendre chez moi. A dix heures, les ministres des quatre puissances, se rendant à mon invitation, se réunirent dans mon cabinet. À la même heure, des aides de camp couraient déjà dans toutes les directions pour porter aux corps d’armée qui se retiraient l’ordre de faire halte.
C’est ainsi que la guerre fut décidée en moins d’une heure.
Lorsque les ministres vinrent chez moi, ils ignoraient encore l’événement. Talleyrand entra le premier; je lui fis lire l’avis que j’avais reçu de Gênes. Il resta impassible, et nous eûmes ensemble la conversation laconique que voici :
TALLEYRAND : Savez-vous où va Napoléon ?
Moi : Le rapport n’en dit rien.
TALLEYRAND : Il débarquera sur quelque côte d’Italie et se jettera en Suisse.
Moi : Il ira droit à Paris.
Voilà l’histoire dans toute sa simplicité.
Au Congrès de Vienne, il y avait eu une pierre d’achoppement dans le règlement des questions territoriales de l’Allemagne : c’était la convention de Kalisch, entre l’Empereur de Russie et le Roi de Prusse, relativement à l’incorporation du royaume de Saxe à la monarchie prussienne.
L’accord avait fini par se faire entre les puissances sur cette importante question; il ne restait plus qu’à obtenir le consentement du roi de Saxe, lorsqu’on apprit à Vienne la fuite de Napoléon, dont je viens de parler. Le Congrès chargea le duc de Wellington, le prince de Talleyrand et moi, de faire accepter au Roi Frédéric-Auguste , qui se trouvait alors à Presbourg, la décision du Congrès. Nous nous rendîmes auprès de ce malheureux prince, et au bout de quelques heures nous eûmes accompli notre mission.
Comme trait caractéristique, je citerai le fait suivant, qui peint bien cette époque : le jour où nous repartîmes pour Vienne, le duc de Wellington assista, à Presbourg, au défilé d’un régiment de cuirassiers qui s’en allait vers le Rhin, et que le duc avait également vu traverser Vienne pour se rendre en Hongrie.
Je viens de jeter un coup d’oeil impartial sur les travaux et sur les résultats du Congrès; qu’il me soit permis d’ajouter en toute sincérité ces quelques mots :
La Révolution française a été avant tout sociale; c’est là le caractère particulier qu’elle a eu dès l’origine. Son caractère politique, qui trouve sa plus haute expression dans Napoléon, était nul au début. Tandis que Napoléon s’efforçait de rétablir l’ordre matériel à l’intérieur de la France, son ambition ne connaissait pas de bornes.
La résistance que lui opposa la force des choses dans cette guerre contre la Russie qu’il entreprit en partant de suppositions erronées, résistance qu’il oublia de faire entrer en ligne de compte, amena entre les puissances une entente qui n’avait pu se faire dans les guerres antérieures contre la République et contre l’Empire français, et que Napoléon regardait absolument comme irréalisable. Les événements ont prouvé que l’Empereur François ne s’était pas laissé aveugler par l’issue de la campagne de Russie, fatale au conquérant, sur l’importance et sur la difficulté du problème qu’il fallait résoudre pour parvenir à assurer la paix politique du continent. L’idée qu’après la chute de Napoléon nous aurions à remplir une lourde tâche, c’est-à-dire à reconstruire l’édifice politique de l’Europe, s’imposait à l’Empereur aussi bien qu’à moi-même. D’autre part, nos vues et nos sentiments étaient trop sérieux, nous avions de trop puissantes raisons de condamner rigoureusement toute entreprise uniquement inspirée par des passions personnelles, pour ne pas donner à l’oeuvre dont les victoires des alliés avaient été le prélude et dont la paix de Paris avait été le couronnement, ce même caractère de calme et de sagesse qui nous avait distingués alors que nous préparions le succès futur.
Enfin, l’oeuvre du Congrès était destinée à subir de nombreuses attaques si elle se renfermait dans les limites d’un froid calcul : cela ne faisait pas pour nous l’objet d’un doute. Cependant la plus longue période de paix dont l’Europe ait jamais joui suffirait pour mettre en repos la conscience de l’Empereur défunt et de son collaborateur, lors même que l’oeuvre du Congrès n’aurait pas subi victorieusement l’épreuve décisive des années 1848 et 1849.
L’histoire des Cent-Jours ne fut qu’un épisode. Pour la mettre en lumière, je n’en détacherai qu’un seul incident.
Après son retour à Paris, Napoléon avait rétabli l’ancien ministre de la police Fouché dans ses fonctions d’autrefois. Fouché reprit ses errements, et fit voir pour la seconde fois ce singulier mélange de soumission aux volontés de l’Empereur et d’insubordination qui le caractérisait. Ce ministre, on ne saurait le nier, voyait parfaitement clair dans la situation de Napoléon et de la France; il savait on ne peut mieux ce que voulaient et pouvaient les puissances alliées : aussi ne croyait-il pas à la victoire finale de Napoléon revenu sur le trône impérial de France. Il m’envoya donc à Vienne un agent secret chargé de proposer à l’Empereur François de laisser proclamer empereur le Roi de Rome ; en même temps, il me faisait prier d’expédier un affidé à Bâle, pour qu’on put s’entendre sur les moyens d’exécuter l’entreprise. L’Empereur François était incapable de se prêter à une démarche pareille ; le ministre de la police française pouvait seul se faire illusion à cet égard. L’Empereur me dit de communiquer l’affaire au Czar et au Roi Frédéric-Guillaume, et de leur laisser le soin de décider, non pas s’il fallait donner suite à cette idée, mais si l’on devait envoyer un homme de confiance à Bâle pour s’édifier sur les vues et les desseins de l’auteur de la proposition. Les deux Souverains conseillèrent de faire cette démarche. Je chargeai de cette mission un employé de mon département; je lui indiquai les signes auxquels il reconnaîtrait l’agent français, et lui recommandai de tout écouter sans rien répondre. Les agents se rencontrèrent à l’heure fixée et se séparèrent après une courte entrevue, parce qu’ils n’avaient rien à se dire. Plus tard on a découvert que Napoléon avait eu connaissance de la démarche de son ministre, et qu’à la place du délégué de Fouché il avait envoyé un de ses propres agents à Bâle. Ce fait a trouvé place dans les Mémoires du temps et donné naissance au bruit d’un projet d’entente entre Napoléon et l’Empereur François. Et voilà comment s’écrit l’histoire !
La bataille de Waterloo avait prononcé en dernier ressort sur la destinée de Napoléon; lors même que cette bataille n’aurait pas eu l’issue favorable que sut lui donner l’inébranlable fermeté du général anglais, secondée par la vaillance du feld-maréchal Blücher, la cause de Napoléon n’en eût pas moins été perdue sans retour. Les armées autrichiennes et russes, grossies des contingents de la Confédération germanique qui franchissaient le Rhin pour rentrer en France, auraient inondé le pays sans trouver de résistance ; car la force que la France avait eue sous l’Empire était complètement brisée par suite des concessions subversives que Napoléon fut obligé de faire à la Révolution pendant les Cent-Jours. En France, le bonapartisme n’existait plus que dans l’armée et chez quelques fanatiques de l’ordre civil. En 1815 comme en 1814, le pays ne soupirait qu’après le repos. Si Louis XVIII avait été animé d’un autre esprit, le règne des Bourbons aurait duré plus longtemps. Mes sentiments à cet égard ne m’ont pas été inspirés par les événements ultérieurs; déjà , après le premier retour de Louis XVIII, je les exprimais en face du Roi lui-même, auquel je ne disais que ces mots : « Votre Majesté croit fonder la Monarchie : elle se trompe; c’est la Révolution qu’elle prend en sous-oeuvre ! »
Je me permis de reparler au Roi dans le même sens, après son second retour. Louis XVIII était doué de beaucoup d’intelligence, mais c’était un esprit plus spéculatif que pratique. Lorsqu’il monta sur le trône en 1814, il était encore sous l’empire des idées qui lui avaient fait jouer un rôle comme président d’une fraction de l’assemblée des notables ; pendant son séjour sur la terre étrangère, elles s’étaient mélangées de principes empruntés à cette école anglaise qui, depuis Montesquieu, a brouillé tant d’esprits en France.
La deuxième paix de Paris forme le complément de la première. La seule différence entre les deux traités, c’est que les puissances alliées voulurent donner une leçon à la France en lui enlevant quelques points de la frontière, en restituant à leurs propriétaires les objets d’art qui avaient été enlevés à l’étranger pendant les guerres de la Révolution, en imposant au pays une contribution de guerre et l’occupation temporaire de quelques départements, dans le but d’assurer l’ordre et le repos à l’intérieur et d’affermir en France le trône des anciens Rois, autant que cela était possible avec l’appui des forces étrangères.
Pendant les négociations qui amenèrent la deuxième paix de Paris, l’Empereur Alexandre me pria de me rendre auprès de lui. Il me dit qu’il était occupé d’une grande entreprise qu’il lui fallait discuter avant tout avec l’Empereur François. « Il y a des questions », continua le Czar, « qu’il appartient au sentiment de trancher; or les sentiments obéissent à l’influence de conditions et de situations toutes personnelles. Celles-ci agissent fatalement sur les individus. S’il s’agissait d’une affaire, je vous demanderais conseil; mais la chose dont je parle est d’un ordre tel, que les ministres ne peuvent m’être d’aucun secours; c’est aux Souverains seuls qu’il est possible de se prononcer. Dites à l’Empereur François que je désire l’entretenir d’un sujet dont je ne puis m’ouvrir qu’à lui-même. Quand je lui aurai parlé, il sera dans son droit en vous consultant, mon cher prince. »
Quelques jours après, l’Empereur François me fit appeler et m’informa que le même jour, de très-bonne heure, il était allé voir le Czar, qui l’avait prié de venir s’entretenir seul à seul avec lui d’un sujet de la plus haute importance.
« Le sujet, » ajouta Sa Majesté, « vous le connaîtrez par l’écrit qu’il m’a remis pour que je l’examine à fond. Vous savez que je n’aime pas à me prononcer sur un objet avant d’en avoir exactement pesé la valeur. J’ai donc accepté l’écrit autographe que le Czar m’a présenté, et je me suis réservé de le juger plus tard. Lisez, examinez-le, puis vous me direz votre opinion sur cette pièce. Quant à moi, je ne la goûte nullement, et les idées que j’y ai trouvées me font plutôt faire des réflexions très-sérieuses. »
Pour ma part, je n’eus pas besoin d’un examen très-approfondi pour reconnaître que cet écrit n’avait d’autre valeur et d’autre sens que ceux d’une aspiration philanthropique déguisée sous le manteau de la religion; je trouvai qu’il ne pouvait fournir la matière d’un traité à conclure entre les Souverains, et qu’il contenait plus d’une proposition qui pourrait être mal interprétée au point de vue religieux.
Ainsi, le jugement que je portais sur le projet de traité s’accordait avec celui de l’Empereur François. Comme le Czar avait dit à ce dernier qu’il communiquerait aussi cette pièce au Roi de Prusse, Sa Majesté m’ordonna d’aller trouver le Roi et de lui demander son avis sur l’écrit en question. Le Roi parla dans le même sens que l’Empereur François; seulement, il hésitait à rejeter absolument les idées du Czar. Nous pûmes toutefois nous entendre sur l’impossibilité de rédiger l’acte sans faire dans le texte quelques changements indispensables. Même avec des modifications, le traité ne souriait qu’à moitié à l’Empereur François.
A la suite de ces pourparlers, les deux Souverains me chargèrent d’aller trouver le Czar, comme leur plénipotentiaire commun. Après un entretien qui dura plus d’une heure, je réussis, mais non sans peine, à convertir en partie l’auteur du projet, et à lui faire sentir qu’il fallait absolument changer plusieurs phrases et laisser entièrement de côté certains passages.
Je rendis compte à Sa Majesté, mon auguste maître, des objections que je n’avais pas craint de faire au Czar contre cette entreprise au moins inutile; je lui répétai aussi ma prédiction relativement à l’interprétation malveillante à laquelle le traité n’échapperait pas.
L’Empereur François m’approuva; mais, malgré l’éloignement naturel que lui inspirait le projet, même avec des modifications, il se décida à signer le traité ainsi retouché, et cela par des raisons auxquelles je n’avais rien à opposer pour ma part.
Voilà l’histoire de la Sainte-Alliance, qui, même dans l’esprit prévenu de son auteur, ne devait être qu’une manifestation morale, tandis qu’aux yeux des autres signataires de l’acte elle n’avait pas même cette signification; par conséquent, elle ne mérite aucune des interprétations que l’esprit de parti lui a données dans la suite.
La preuve la plus irréfutable de l’exactitude de ce que avance se trouve, à mon avis, dans ce fait qu’ultérieurement il n’a jamais été question, entre les cabinets, de la « Sainte- Alliance » , et que jamais il n’aurait pu en être question. Les partis hostiles aux Souverains ont seuls exploité cet acte, et s’en sont servis comme d’une arme pour calomnier les intentions les plus pures de leurs adversaires.
La « Sainte-Alliance » n’a pas été fondée pour restreindre les droits des peuples ni pour favoriser l’absolutisme et la tyrannie sous n’importe quelle forme. Elle fut uniquement l’expression des sentiments mystiques de l’Empereur Alexandre et l’application des principes du christianisme à la politique.
C’est d’un mélange d’idées religieuses et d’idées politiques libérales qu’est sortie la conception de la « Sainte-Alliance » ; elle est éclose sous l’influence de madame de Krüdener et de M. Bergasse. Personne ne connaît mieux que moi tout ce qui se rapporte à ce monument « vide et sonore »
Pour finir, qu’on me permette de jeter un coup d’oeil rapide sur la Monarchie autrichienne et d’esquisser en quelques traits le tableau de cet Empire qui, sous le rapport de sa constitution intérieure, avait aux yeux de l’étranger le caractère d’une terra incognita.
Cet Empire, qui n’a pris le nom d’Empire d’Autriche que depuis 1806, ne ressemble à aucun autre ni dans sa formation ni dans son développement ultérieur. Sous la Maison de Habsbourg, le pays s’est agrandi dans sa partie orientale d’un grand nombre de provinces qui étaient séparées par la nationalité et par l’histoire ; à part quelques rares exceptions, ces provinces ont été annexées non par voie de conquête, mais par voie de succession, par des mariages et par suite d’une renonciation volontaire à leur autonomie, et c’est ainsi que dans la suite des générations elles ont apporté à la dynastie régnante de vastes possessions, tout en réservant leurs droits et leurs privilèges particuliers. En général, ces droits et ces réserves ont été respectés par les Souverains de l’Empire, sauf le cas de déchéance; c’est là une vérité que l’esprit de parti et les menées de la politique étrangère peuvent bien attaquer, mais non détruire. Si cela est vrai, en général, pour les Souverains de la Maison de Habsbourg-Lorraine, d’autre part la période du règne de l’Empereur Joseph II constitue une exception dans l’histoire de l’Autriche, et il en est résulté des conséquences qui non-seulement ne répondaient pas aux vues de ce prince, mais qui ont même créé pour l’Empire et pour son gouvernement des difficultés que ce Souverain avait précisément pour but de prévenir.
La manière particulière dont s’étaient réunies les différentes parties de l’Empire, et cette longue succession de Souverains qui pendant des siècles avaient occupé le trône du Saint-Empire romain et gouverné un pays formé d’éléments si complexes, avaient fait naître un singulier inconvénient : cet ensemble, ce corps politique n’avait pas de nom; il y avait là dans la langue usuelle un vide, un défaut qui se révélait par la dénomination de « Maison de Habsbourg », ou de « Maison d’Autriche » qu’on donnait à la famille régnante. Le cas est unique dans l’histoire des États : nulle part on ne s’est jamais servi, dans la vie ordinaire et encore moins dans les relations diplomatiques, du nom de la famille régnante au lieu du nom du pays même. Ce n’est qu’en 1806, en même temps que disparaissait la dignité d’Empereur d’Allemagne, que l’Empereur François a donné à son Empire le nom d' »Empire d’Autriche« . Cette dénomination, il ne l’a pas prise au hasard; elle lui a été imposée par la force des choses, et elle a empêché le lien qui rattachait les diverses parties au tout, et qui reliait ces parties entre elles, de paraître ne reposer que sur une union personnelle.
Le couronnement de l’Empereur devait être la clef de voûte du nouvel édifice. Cette condition, prévue par les lettres patentes de 1806, ne put être observée par suite du malheur des temps. Plus tard, deux moments se sont présentés qui permettaient de ressaisir l’occasion perdue : lors de la paix générale, et lors de l’avènement du premier successeur de celui qui avait fondé l’Empire d’Autriche. En 1815 comme en 1835, j’ai élevé la voix en faveur du couronnement de l’Empereur. Selon moi, des députations de tous les États devaient venir de toutes les parties de l’Empire pour assister au couronnement du Souverain, et par là accomplir un acte d’hommage commun envers le chef commun de l’État; par contre, ils recevraient ainsi l’assurance que les droits constitutionnels de chaque pays seraient respectés et maintenus.
L’Empire d’Autriche, sans être un État fédératif, n’en avait pas moins les avantages et les inconvénients des confédérations. Si le chef de la Maison régnante était absolu dans le sens moderne du mot, il n’en est pas moins vrai que si l’on considère les diverses couronnes qu’il réunissait sur sa tête, sa puissance souveraine était diminuée en raison des différents droits constitutionnels qu’avait chaque pays. Cette situation était des plus extraordinaires, cela est incontestable; ce qui n’est pas moins certain, c’est qu’elle n’aurait pas pu durer si elle n’avait été maintenue par une force supérieure, c’est-à-dire par l’intérêt que les parties composant l’Empire avaient à être réunies. Ces faits, que l’Empereur et moi nous nous représentions vivement, exercèrent une influence décisive sur la reconstitution de l’Empire de 1813 à 1815.
La reprise des ci-devant Pays-Bas autrichiens et des territoires allemands (le Brisgau) connus autrefois sous le nom d’Autriche antérieure, et l’annexion de ces pays à l’Empire d’Autriche, n’auraient soulevé aucune difficulté à l’époque dont je viens de parler. Je dirai plus : les puissances alliées, guidées par des raisons politiques toutes naturelles, désiraient que la Belgique fût de nouveau réunie à l’Autriche. Nous refusâmes ces agrandissements, non-seulement par des considérations relatives à l’Empire en particulier, mais encore parce que nous voulions surtout assurer le succès de l’oeuvre de paix. Nous voulions éviter de mettre notre Empire en contact direct avec la France, et par là terminer les luttes qui pendant plus de trois siècles s’étaient prolongées entre les deux États voisins, précisément parce qu’ils étaient voisins. Car la France est le pays où les nouveautés de tout genre savent le mieux s’introduire, il est vrai; mais c’est aussi le pays où les vieilles impressions durent le plus longtemps. C’est pour cette dernière raison que les changements effectués dans la situation de l’Autriche et de la France après la restauration des princes légitimes passèrent, pour ainsi dire, inaperçus aux yeux du peuple et même à ceux des cabinets; beaucoup d’esprits en étaient toujours aux luttes entre la France et la Maison d’Autriche, comme si la position géographique des deux États était encore la même qu’à l’époque de François Ier et de Louis XIV…
Le Congrès avait assis sur des bases solides les possessions des Empires et des États. Les quatre puissances qui, grâce à leur entente victorieusement prolongée jusqu’au bout, avaient fait rentrer la France dans ses anciennes limites, admirent dans leur association le Roi de France rétabli dans ses anciens droits. À la place de la Quadruple Alliance, qui n’avait plus de raison d’être une fois qu’on eut atteint le but politique poursuivi en commun, se forma une pentarchie morale, dont le Congrès d’Aix-la-Chapelle détermina plus tard les attributions, en même temps qu’il délimitait en principe ses pouvoirs et réglait sa manière de procéder.
Ainsi l’Europe était assurée, autant qu’il était possible, d’une paix solide et durable.