Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.

CHAPITRE III

MISSION DE BERLIN (1803-1805).

Je restai accrédité à Dresde jusqu’en 1803, époque où le comte de Stadion fut nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg et où je fus désigné pour le remplacer.

La même année eut lieu à Ratisbonne la médiation franco- russe, à la suite de laquelle l’Allemagne subit une révolution intérieure qui détruisit les derniers fondements de l’ancien Empire d’Allemagne et hâta singulièrement l’heure de sa complète dissolution. Pendant toute la durée des négociations, mon père resta à Ratisbonne pour surveiller les intérêts de sa maison. Pour le dédommager de la perte des biens immédiats que sa famille possédait sur la rive gauche du Rhin, et que la République française avait confisqués, on lui avait donné l’abbaye d’Ochsenhausen; dans le courant de l’été, je me rendis
donc dans ce nouveau domaine.

L’Empereur avait érigé Ochsenhausen en principauté, de même qu’il avait élevé les titres de plusieurs autres comtes de l’Empire, afin de créer d’autres voix viriles et de remplacer ainsi à la Diète celles qu’avait fait perdre la sécularisation des principautés ecclésiastiques. Mon père espérait qu’un avenir prochain permettrait à son patriotisme de travailler à l’œuvre de l’affermissement de l’Empire. Loin de partager cette espérance, j’avais la ferme conviction que la puissante création de Charlemagne allait périr sans retour. Ébranlé jusque dans ses fondements par la médiatisation, l’Empire n’existait déjà plus, et je voyais ses éléments dispersés et hors d’état de se réunir de nouveau. Mes pressentiments n’étaient que trop fondés; ils ne tardèrent pas à être justifiés par les événements.

Après avoir quitté Ochsenhausen, je me rendis à Vienne pour me préparer à mes nouvelles fonctions, et j’arrivai à Berlin au mois de décembre de la même année.

Mes débuts furent faciles. Le Roi Frédéric-Guillaume III et la Reine me reçurent comme un vieil ami. La sévère étiquette qui tenait le corps diplomatique aussi éloigné que possible de la Cour de Prusse ne fut observée à mon égard que dans les circonstances où une exception faite en ma faveur aurait eu l’air d’être motivée par mon caractère officiel, et aurait nécessairement froissé le corps en masse. Il y avait onze ans que je n’avais revu la Reine; je la trouvai entourée d’une véritable auréole de beauté et de majesté.

La Reine Louise était ornée de qualités bien rares. Elle ne brillait pas par ce qu’on appelle communément l’esprit; mais elle avait un tact exquis et une fermeté de caractère qu’elle n’eut que trop d’occasions de montrer quelques années plus tard. Il serait difficile de donner une idée de la grâce et de la majesté qui régnaient dans sa personne, comme aussi de son air de douceur et de bonté.

La famille royale se partageait alors en plusieurs Cours : il y avait la Cour du Roi, celle de la veuve du prince Henri et celle du prince Ferdinand; ces deux derniers étaient frères de Frédéric II. Le prince d’Orange, mari d’une sœur du Roi régnant, vivait également à Berlin, et la princesse qui avait épousé le prince Antoine Radziwil partageait aussi les honneurs rendus à la famille royale. Les princes Louis et Auguste, fils du prince Ferdinand, n’avaient pas de cour particulière.

Quand je fus introduit à Berlin, le comte de Haugwitz était ministre des affaires étrangères, et le baron, plus tard prince de Hardenberg, exerçait une grande influence en matière politique. Le baron de Stein était ministre des finances. Je serai souvent encore dans le cas de parler de ces hommes d’État.

Dans le corps diplomatique, il n’y avait point d’hommes particulièrement marquants. M. de Laforest, autrefois employé au département des affaires étrangères, occupait le poste d’envoyé de France, après avoir pris part jadis aux négociations de Ratisbonne en qualité de plénipotentiaire. M. d’Alopéus était depuis plusieurs années ministre de Russie, et M. Jackson représentait l’Angleterre.

La Prusse traversait alors une période de transition. Insensiblement cette puissance sortit de l’état de torpeur où l’avaient fait tomber la paix de Bâle et son système de neutralité qui, dans la lutte soutenue par l’Autriche, par l’Angleterre et parfois par la Russie contre la Révolution française, avait réduit la Prusse au rôle de simple spectatrice. Dans tous les esprits, mais particulièrement dans l’armée prussienne, commençait à se faire une réaction dont le but était la résistance à l’agrandissement continuel de la France devenue Empire. Une crise était imminente; elle fut provoquée par la perspective d’une nouvelle guerre entre l’Autriche et la France. Les préparatifs du camp de Boulogne étaient considérés par la plupart des prophètes politiques comme le présage d’une descente en Angleterre ; quelques observateurs mieux instruits y voyaient la concentration de l’armée française s’apprêtant à repasser le Rhin, et cette opinion était aussi la mienne.

(Dans une des longues conversations que j’eus avec Napoléon pendant le voyage de Cambrai, que je fis avec l’Empereur au mois de mai 1810, nous vînmes à parler des grands préparatifs militaires qu’il avait faits à Boulogne de 1803 à 1805. Je lui avouai sans détour que je n’avais pu croire à cette époque que cet armement fût dirigé contre l’Angleterre. « Vous avez eu bien raison, me répliqua Napoléon en souriant, jamais je n’eusse été assez sot pour entreprendre une descente en Angleterre, le seul cas excepté d’une révolution intérieure dans ce pays. L’armée rassemblée à Boulogne était de tout temps l’armée contre l’Autriche. Je ne pouvais la placer autre part sans exciter de l’ombrage, et, devant la former quelque part, elle remplissait à Boulogne le double but de son rassemblement et de jeter l’inquiétude en Angleterre. Le jour d’une insurrection en Angleterre, j’y faisais passer un détachement de mon armée pour soutenir l’insurrection ; je ne tombais pas moins sur vous, car mes forces étaient échelonnées à cet effet. Aussi avez-vous vu en 1805 combien Boulogne était près de Vienne.)

Ainsi tout annonçait la reprise des hostilités. Le cabinet prussien, dirigé par le comte de Haugwitz et par M. Lombard, avait peur de cette éventualité ; mais dans l’armée il n’en était pas de même chez les hommes d’action, à la tête desquels se faisait remarquer le prince Louis-Ferdinand. Ceux-ci poussaient à la guerre et demandaient hautement que la Prusse y prît part. Aussi Berlin était-il divisé en deux partis qui ne se ménageaient guère. Ici je dois entrer dans quelques détails sur le prince Louis-Ferdinand.

Ce prince était orné de grandes qualités, que rehaussaient encore ses avantages extérieurs, son grand air et ses manières distinguées. Doué d’une conception prompte et d’une grande netteté d’esprit, le prince Louis-Ferdinand réunissait dans sa personne tout ce qu’il faut pour devenir un homme supérieur; malheureusement la mauvaise société n’a pas été sans influence sur sa vie. Il y avait en lui deux hommes : l’un, sensible à tout ce qui est grand, noble, vraiment utile; l’autre, indifférent à tous ces dons brillants qu’il tenait de la nature. J’eus des rapports très-fréquents avec ce prince; il me prit même en affection ; mais les défauts dont je viens de parler élevèrent une barrière entre nous. Pendant toute ma vie, j’ai eu la mauvaise compagnie en horreur; or le prince Louis vivait dans un monde détestable. Nous nous entendions en fait de principes politiques; mais nos goûts et notre manière de vivre différaient trop pour qu’une véritable intimité fût possible entre nous.

L’année 1804 s’écoula dans une pénible incertitude: ce n’était ni la guerre, ni la paix. Le ciel était couvert de nuages menaçants, mais la foudre ne devait éclater qu’en 1805.

En Autriche, on faisait de grands préparatifs pour l’ouverture d’une campagne prochaine. Le comte Louis de Cobenzl occupait le poste de vice-chancelier; lui et le comte de Colloredo, ministre du cabinet, passaient pour diriger la politique de l’Empire. Le comte de Colloredo était un homme d’État assez ordinaire; quant au comte de Cobenzl, c’était un homme intelligent. En sa qualité d’ambassadeur de la Cour d’Autriche, il avait passé de longues années à la Cour de Catherine II; il avait vécu dans l’intimité de cette princesse, faveur qu’il partageait avec le prince de Ligne, l’ambassadeur français comte de Ségur et d’autres hommes aimables que l’Impératrice aimait à réunir autour d’elle. Homme de salon avant tout, le comte Louis n’était pas celui qu’il fallait pour diriger un cabinet.

Éclairé par les revers des campagnes précédentes, convaincu par l’expérience que les moyens employés dans ces campagnes étaient insuffisants, et qu’il fallait opposer à Napoléon d’autres généraux que ceux qui avaient exercé le commandement dans les guerres précédentes, l’Empereur François jeta les yeux sur le général Mack, dont l’armée avait une haute opinion. Les événements montrèrent bientôt combien ce choix était malheureux. Mack avait des qualités sérieuses, mais jamais on n’aurait dû en faire un général en chef. Son intelligence, son activité, son énergie auraient fait de lui un bon chef d’état-major; mais la tâche de commander une armée était au-dessus de ses moyens.

A l’approche d’une guerre en vue de laquelle Napoléon avait réuni toutes ses forces, les Cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg avaient resserré les liens qui s’étaient fort relâchés à la suite de la campagne de 1799 et des folies de Paul ler. Ce fut à la fin de l’année 1804 que je reçus mes premières instructions relativement à la grande entreprise dans laquelle les deux Cours avaient un intérêt majeur à entraîner la Prusse. J’avais pour tâche de gagner cette puissance aux projets des deux alliés.

Étant donné les dispositions des hommes qui étaient alors chargés de diriger la politique de la Prusse, il me parut difficile de réussir. Plus était profonde la scission des partis qui divisaient Berlin, moins il était facile de faire prévaloir les intérêts sérieux. L’Empereur envoya son frère l’archiduc Antoine à Berlin; mais ce voyage demeura sans résultat. Il revint à Vienne sans même avoir effleuré la question. Plus tard l’Empereur Alexandre expédia un des jeunes conseillers dont il s’était entouré depuis son avènement : c’était un de ses aides de camp, le prince Dolgorouki, homme d’esprit, plein de feu, mais nullement fait pour une mission trop délicate pour une nature comme la sienne. Son maître lui ayant recommandé de ne rien faire sans moi, je pus bien le diriger un peu, mais non lui dicter sa conduite. L’envoyé russe à Berlin, M. d’Alopéus, occupait son poste depuis nombre d’années; il était au mieux avec les personnages officiels les plus influents; cependant l’Empereur Alexandre n’avait aucune confiance dans son énergie. C’est ainsi que ce monarque m’invita à suppléer à ce qui manquait à son envoyé.

Fatigué de ne recevoir du cabinet prussien que des réponses évasives, l’Empereur Alexandre finit par se décider à employer les grands moyens. Il voulut entraîner le Roi de Prusse en le mettant dans le cas de céder à la force, et il fit avancer son armée jusqu’aux frontières de la Prusse orientale, où elle s’arrêta. Cette démonstration avait pour but d’appuyer la négociation dont étaient chargés les représentants de la Russie et de l’Autriche. Mais le but n’en fut pas plus atteint pour cela; la menace de la Russie poussa plutôt la Prusse à la résistance. Sous l’influence de ses divers conseillers, le Roi devenait toujours plus hésitant et n’arrivait pas à prendre une résolution sérieuse. Tout cela donna lieu à une correspondance suivie entre les deux souverains; mais cet échange de lettres demeura sans résultat, et l’Empereur Alexandre, dont l’impatience devenait tous les jours plus vive, penchait toujours davantage vers la violence. Cette époque me rappelle un fait singulier que je ne veux pas passer sous silence,

Un jour, je reçus la nouvelle que l’Empereur Alexandre allait frapper un grand coup. A un moment donné, devait arriver chez M. d’Alopéus un courrier avec un message informant le Roi que l’armée russe allait franchir sans plus tarder la frontière prussienne. Ce mouvement de troupes devait se faire à l’heure même où la dépêche de l’Empereur Alexandre arriverait. En apprenant cette nouvelle, je calculai le temps qui restait entre la menace et l’effet, et je reconnus qu’il était trop tard pour conjurer le mal ; si j’avais pu encore arriver assez tôt, j’aurais supplié l’Empereur Alexandre d’abandonner un plan dont l’effet inévitable serait de jeter la Prusse dans les bras de la France. A ce moment même se préparait la catastrophe d’Ulm; les troupes autrichiennes s’avançaient à marches forcées vers ce point. Bien ne garantissait le succès de la démarche imprudente de l’Empereur Alexandre, surtout si l’on tient compte du caractère de Frédéric-Guillaume III. Il ne me restait qu’à attendre les événements.

Le courrier russe devait arriver chez M. d’Alopéus dans la soirée. A neuf heures je me rendis chez cet envoyé, qu’une légère indisposition retenait à la maison. Je restai chez lui jusqu’à minuit, sous les prétextes les plus futiles; à ce moment, le roulement d’une voiture qui s’arrêta à la porte de son hôtel m’avertit que l’heure de la crise était venue. On annonça l’arrivée d’un courrier envoyé du quartier général russe; M. d’Alopéus se fit donner les dépêches, et se mit incontinent à les ouvrir. Nous allâmes près d’un bureau où le vieux diplomate avait l’habitude d’écrire debout.

Malgré son âge avancé, M. d’Alopéus avait conservé une vivacité qui touchait à la fougue. Lorsqu’il eut placé sur le bureau les dépêches qui étaient assez volumineuses, plusieurs papiers glissèrent par terre ; nous les ramassâmes. Outre les grandes feuilles que j’avais vues tomber, j’avais fort bien remarqué une lettre de petit format, et, en effet, dans les dépêches on faisait mention d’une lettre autographe de l’Empereur au Roi de Prusse, dont la copie se trouvait parmi les autres papiers. Dans cette lettre, Sa Majesté annonçait au Roi qu’elle donnait à son armée l’ordre de passer la frontière. Le contenu des dépêches, dont nous venions d’achever la lecture, troubla profondément M. d’Alopéus; il aurait produit le même effet sur moi si je ne l’avais connu d’avance. M. d’Alopéus se perdit dans des réflexions d’ailleurs fort justes sur les dangers de la situation, et finit par me dire : « Le sort en est jeté; il ne me reste plus qu’à exécuter les ordres de l’Empereur et à remettre au Roi la lettre de Sa Majesté Impériale.  »

Mais la lettre avait disparu. Dans sa consternation, M. d’Alopéus, qui ne la retrouvait pas et qui mesurait toute la gravité des complications que ferait naître forcément l’inexécution des ordres de son maître , se sentit tenté d’attribuer l’absence de l’autographe à un oubli de l’expéditeur. Pour ce qui me regarde, j’avais vu passer devant mes yeux et tomber une lettre cachetée, et cette lettre n’y était plus ! Pendant plus d’une demi-heure nous cherchâmes sur et sous tous les meubles sans pouvoir rien découvrir, lorsque M. d’Alopéus, dans un accès de désespoir, porta les deux mains à sa tête; au même moment la lettre de l’Empereur tomba par terre : elle avait été retenue par le revers d’une des manches de sa robe de chambre.

Cependant, le passage de la frontière projeté par l’Empereur contre la volonté de la Prusse n’eut pas lieu. Alexandre se ravisa; on essaya ensuite d’amener les deux Souverains à une entrevue : on espérait mettre un terme aux hésitations du Roi, si l’Empereur agissait plus directement sur lui.

Nos négociations étaient entrées dans cette nouvelle phase, lorsque le prince Dolgorouki fut chargé de remettre au Roi une nouvelle lettre de l’Empereur; ce dernier invitait le Roi à venir sans retard au rendez-vous fixé, et en même temps il réitérait la menace de faire passer ses troupes par le territoire prussien. M. d’Alopéus écrivit au ministre pour demander une audience et pour le supplier de faire en sorte que, vu la gravité des circonstances, le prince Dolgorouki et lui fussent admis dans le plus bref délai en présence du Roi, qui séjournait à Potsdam.

Le même jour, Dolgorouki vint me voir. Je tombai d’accord avec lui sur le langage qu’il aurait à tenir en présence du Roi, et, de mon côté, je lui donnai l’assurance que je le soutiendrais de mon mieux. « Je crains toutefois, lui dis-je quand il me quitta, que le résultat de la pression exercée sur le Roi ne soit l’alliance de la Prusse avec la France. » Le prince s’engagea à me faire part, aussitôt après son retour de Potsdam, des explications qui auraient été échangées.

Le prince Dolgorouki et M. d’Alopéus se présentèrent chez moi le 6 octobre. Voici ce qui s’était passé. Ces deux messieurs avaient, le même jour, remis au Roi la lettre de l’Empereur Alexandre. Sa Majesté la lut, et déclara, sans la moindre hésitation, qu’ayant proposé aux puissances belligérantes la neutralité de la Prusse, il se regarderait comme étant en guerre avec toute puissance qui romprait la neutralité en violant son territoire. « Retournez auprès de l’Empereur votre maître, ajouta le Roi, annoncez-lui ma résolution inébranlable. Je vous enverrai sans délai une lettre confirmative. » Et là-dessus le Roi congédia les deux ambassadeurs.

Mais à peine ces derniers avaient-ils quitté Potsdam, à peine le baron de Hardenberg, qui se trouvait au palais à l’occasion de cette audience, s’était-il mis en devoir de suivre ces derniers à Berlin, qu’il fut rappelé auprès du Roi. Sa Majesté venait de recevoir la nouvelle que Napoléon était entré sur le territoire neutre de la Prusse près d’Anspach, afin de tourner l’armée autrichienne concentrée à Ulm.

Le Roi dit à son ministre : « Les choses ont changé de face; allez de ce pas chez le prince Dolgorouki. Je le chargerai d’une lettre par laquelle j’informe l’Empereur que je lui ouvre les frontières de mon royaume. » Jamais peut-être on n’a vu, dans une heure décisive, se presser des événements aussi considérables.

La lettre du Roi de Prusse à l’Empereur de Russie fut remise au prince Dolgorouki, et le Roi m’invita à venir le voir à Potsdam.

J’eus avec lui un long entretien, qui me confirma dans l’opinion que j’avais sur la conduite téméraire de l’Empereur Alexandre dans ces graves circonstances. Ce prince, vif et plein d’énergie, mais inconstant, toujours en danger d’agir avec précipitation et de ne voir les choses qu’à travers ses idées favorites, s’était entouré, lors de son avènement, d’un conseil composé de gens de son âge qu’il honorait du titre d’amis. Au nombre de ces conseillers étaient le prince Adam Czartoryski et le prince Dolgorouki. Le premier était ministre des  affaires étrangères; le second était, parmi les aides de camp du prince, celui que Sa Majesté consultait le plus souvent. Comme je l’ai dit plus haut, c’était lui qui, entraîné par une imagination ardente, avait plus que tout autre contribué à suggérer à l’Empereur l’idée de lier les mains au Roi Frédéric-Guillaume, entreprise qui devait échouer, étant donné le caractère de ce prince. Le Roi de Prusse voulait garder la neutralité, et il le voulait de bonne foi. Le caractère semblable et la coïncidence des actes violents de Napoléon et d’Alexandre ne laissaient au Roi d’autre alternative que de repousser l’une ou l’autre des deux insultes; il n’hésita pas à passer condamnation sur celle qui était la moins blessante dans la forme. Il est positif qu’Alexandre avait fait savoir au Roi, d’une façon aussi péremptoire qu’inusitée, la résolution qu’il avait prise de ne pas
respecter la neutralité de la Prusse; mais Napoléon avait violé la neutralité de cette puissance après l’avoir acceptée. Le Roi se vit plus gravement offensé par le procédé de Napoléon.

Immédiatement après avoir reçu des mains de Dolgorouki la lettre du Roi de Prusse, l’Empereur partit pour Potsdam. Le Roi invita le duc régnant de Brunswick à s’y rendre également, et aussitôt commencèrent les négociations pour faire entrer la Prusse dans l’alliance des deux Empereurs. Les négociations étaient conduites, d’un côté par l’Empereur Alexandre et par moi, du côté de la Prusse par le comte de Haugwitz pour la partie politique, et pour la partie militaire par le duc de Brunswick, à qui le Roi destinait le commandement en chef de son armée. On avait adjoint à ce dernier le général de Phull. Le prince Adam Czartoryski, alors ministre des affaires étrangères de l’Empereur de Russie, était l’interprète officiel de son maître; en réalité, l’Empereur dirigeait en personne les négociations. C’est de cette époque que datent mes rapports avec Sa Majesté Impériale, relations qui plus tard devinrent intimes.

Dès la première heure, le Czar et moi nous fûmes frappés du mauvais vouloir des négociateurs prussiens. Ils cherchaient avec un empressement mal déguisé tous les faux-fuyants imaginables pour faire traîner en longueur des négociations qu’il était urgent de faire aboutir, vu la tournure fâcheuse que prenait la guerre sur les bords du Danube. Certes, ces tristes. événements étaient faits pour donner à réfléchir au cabinet prussien, ce qui ne l’empêcha pas de prendre de tous les partis le plus funeste. Après la rupture avec la France, le Roi aurait dû ou bien déclarer de nouveau sa neutralité, au risque de la voir violée une seconde fois par l’une ou l’autre des puissances belligérantes, ou bien joindre ses forces à celles des alliés, mais cela dans le plus bref délai, et faire tourner, par une résolution énergique, les chances de la guerre pour eux et pour lui. Un calcul aussi simple ne pouvait entrer dans la tête du comte de Haugwitz; il ne souriait pas davantage à l’esprit irrésolu du duc de Brunswick. Les deux négociateurs choisirent ce qu’il y avait de pire : ils adoptèrent un système de bascule.

Enfin le Roi prit une résolution. Le traité d’alliance entre les trois Cours fut signé à Potsdam le 5 novembre, et aussitôt après 1e Czar se rendit au quartier général de l’Empereur François.

Le comte de Haugwitz ne pouvait se soustraire à l’obligation de rédiger le traité d’alliance, mais il s’était ménagé une porte de derrière. Il se fit envoyer auprès de Napoléon pour lui annoncer de la part du Roi que ce dernier était résolu à joindre ses forces à celles des deux Cours impériales dans le cas où l’armée française ne s’arrêterait pas dans sa marche victorieuse. Les jours qui devaient être consacrés à faire cette démarche étaient calculés et comptés à l’avance. Lors de son départ, le Czar m’avait donné plein pouvoir de veiller en son nom à l’exécution rigoureuse des clauses du traité. Sans perdre de temps, l’armée prussienne se mit en marche vers le haut Danube.

C’est à cette même époque que remonte la dernière phase de la guerre de 1805. Ayant différé son départ de huit jours au delà du terme convenu, le comte de Haugwitz ne trouva plus Napoléon à Vienne et se rendit auprès de lui à Brünn. Mais, au lieu   de s’acquitter de la mission qui lui avait été confiée, il donna à sa démarche le caractère d’un simple acte de courtoisie du Roi son maître; Napoléon le renvoya à Vienne. Il s’apprêtait à livrer une bataille que, de son côte , l’Empereur Alexandre désirait vivement. Napoléon se trouvait dans une position fort critique. L’archiduc Charles, à la tête de l’armée d’Italie, s’avançait à marches forcées par la Styrie; l’armée prussienne était en mouvement du côté de Ratisbonne; enfin les nouvelles de Paris sur la situation intérieure de la France étaient de nature très-inquiétante. Si, au lieu d’offrir à l’ennemi la bataille d’Austerlitz, les armées alliées s’étaient arrêtées à une distance convenable, l’armée française aurait été forcée de se retirer sur Vienne, et alors les, alliés auraient pu reprendre une vigoureuse offensive. Le Tyrol et même la Haute-Autriche n’attendaient que cela pour se lever en masse. Ainsi toutes les chances étaient en faveur des alliés, et jamais situation n’aurait été plus critique que celle de Napoléon. L’Empereur François épuisa personnellement tous les arguments pour détourner le Czar de livrer bataille. La journée d’Austerlitz arriva; les conséquences de ce désastre peuvent se lire dans la paix de Presbourg. Pour me récompenser de la part que j’avais prise à la conclusion de l’alliance avec la Prusse, l’Empereur daigna me nommer grand-croix de l’Ordre de Saint-Étienne. Cette alliance était restée stérile , grâce à l’attitude du comte de Haugwitz. Ce dernier se présenta devant l’Empereur Napoléon après son entrée à Vienne et le félicita de sa victoire; Napoléon lui demanda si, dans le cas contraire, il lui aurait parlé aussi de l’amitié du Roi son maître. Le comte parut ne pas avoir senti le sarcasme et négocia avec l’Empereur au sujet de la réunion de la principauté électorale de Hanovre à la Prusse. Napoléon y consentit en effet; car, comme son but était de détruire l’Allemagne, rien ne pouvait mieux servir ses desseins qu’une annexion de ce genre : n’attaquait-elle pas directement l’Empire d’Allemagne dans sa vie même, et ne cachait-elle pas en même temps le germe d’une rupture sans retour avec la Grande-Bretagne ?

Vienne était le théâtre de ces négociations équivoques, que le comte de Haugwitz cacha au Roi son maître jusqu’à son retour à Berlin. Il se fit attendre aussi longtemps que possible, tantôt faisant valoir des raisons de santé, tantôt prétextant des affaires importantes qu’il avait soin d’envelopper du plus profond mystère. Enfin, il vint à Potsdam et rendit compte au Roi de ses exploits politiques; à ce propos, il lui laissa le choix entre la ratification du traité qu’il avait conclu sub spe rati et la destitution du négociateur. Le Roi ratifia le traité, mais renvoya le comte de Haugwitz du ministère, et donna sa place au baron de Hardenberg.