Mémoires du Prince de Metternich, Chancelier de Cour et d’État.
CHAPITRE V
METTERNICH AU MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERE
(1810)
Le 8 juillet, dans la matinée, l’Empereur me fit appeler chez lui. Il m’accueillit par les paroles suivantes : « Le comte de Stadion vient de me remettre sa démission; je vous confie à sa place le département des affaires étrangères. »
Je priai Sa Majesté de ne pas considérer cette résolution comme définitive. « J’ai deux raisons, lui dis-je, pour Lui adresser cette prière : la première, c’est que je ne crois pas le moment favorable pour un changement de ministère ; l’autre, qui n’a pas moins de poids à mes yeux, c’est que je ne crois pas être l’homme qu’il faut pour occuper ce poste. Ni mes goûts, ni mes aptitudes, autant que je puis en juger, ne m’appellent aux hautes fonctions que Votre Majesté veut me confier. Ce n’est pas sur les difficultés de l’heure présente que je base mon opinion, c’est sur la connaissance que j’ai de moi-même. Je me regarde comme incapable de tenir les rênes d’un grand empire; je ne suivrais en rien les errements d’hommes plus éclairés que je ne le suis; mais en n’agissant pas comme eux je courrais risque de m’égarer; or, ma conscience ne me permet point d’exposer Votre Majesté et l’État à un danger pareil. En outre, si le comte de Stadion se retire du ministère le surlendemain de la bataille de Wagram, on dira avec raison que Votre Majesté renonce à poursuivre une entreprise qui lui a déjà coûté tant de sacrifices; ce changement de ministre serait à mes yeux une faute grave. »
L’Empereur me répondit avec ce calme qui ne l’abandonna jamais dans les plus grandes crises, et quel Souverain en a traversé plus que l’Empereur François ? – avec cette force d’âme et cette fermeté de caractère qui sont l’apanage des princes nés pour régner : « Ce que vous me dites de la retraite de Stadion et de l’effet qu’elle produira est parfaitement juste; mais il a persisté dans son refus, et j’ai dû lui céder, car on ne doit jamais forcer un homme à rester à un poste qu’il veut quitter, si ce poste l’appelle à manier de grandes affaires. Je n’applique pas cette règle aux objections que vous élevez contre votre entrée an ministère; loin d’être à mes yeux des obstacles, les difficultés qui vous arrêtent ont pour moi la valeur de raisons déterminantes et me confirment dans le choix que j’ai fait de votre personne. J’ai moins peur des hommes qui doutent de leurs moyens que de ceux qui se croient capables de tout. Je compte sur le sentiment que vous avez de la gravité de la situation, et sur votre patriotisme. Entendez-vous d’ailleurs avec le comte de Stadion au sujet de la meilleure marche à suivre pour opérer ce changement de ministère, et faites-moi savoir ce que vous aurez décidé ensemble. »
« Je ferai ce que Votre Majesté m’ordonne, répliquai-je; je La supplie de croire que mon éloignement pour ces nouvelles fonctions n’a aucun rapport avec la crise actuelle; il tient à des raisons toutes différentes; que Votre Majesté daigne en même temps m’accorder une prière pour le cas où mes efforts pour faire rester le comte de Stadion à son poste seraient infructueux : c’est de me remplacer le jour où Elle me verra faire fausse route. »
« Je vous le promets, me répondit l’Empereur, mais j’espère que nous ne serons jamais dans ce cas ni l’un ni l’autre. »
Je me rendis immédiatement chez le comte de Stadion, que je trouvai irrévocablement décidé à se retirer. Un des principaux traits du caractère de ce ministre, c’était une grande fermeté; si cette qualité si précieuse n’avait pas été affaiblie par une précipitation dangereuse dans ses effets, la guerre de 1809 n’aurait pas été entreprise sous d’aussi tristes auspices. Quand je vis que je ne pouvais réussir à le faire revenir sur sa résolution, j’amenai l’entretien sur un terrain où je ne craignais pas d’être vaincu, connaissant le noble caractère du comte de Stadion. Je fis appel à son sentiment du devoir et parlai des suites qu’aurait forcément sa retraite subite. Voici ce que j’obtins : nous convînmes de proposer à l’Empereur de donner l’ordre à l’archiduc Charles de continuer sa retraite vers la Bohême; quant au comte de Stadion, il resterait comme ministre près de l’archiduc. Sa Majesté se mettrait à la tête de l’armée de Hongrie; moi, j’accompagnerais l’Empereur et remplirais par intérim les fonctions de ministre des affaires étrangères auprès de sa personne. Enfin nous tombâmes d’accord sur un dernier point : c’est que la retraite définitive du comte de Stadion serait ajournée jusqu’à la fin de la guerre et dépendrait de l’issue de la campagne. Puis nous allâmes ensemble trouver l’Empereur, qui approuva cet arrangement.
Ici j’avoue, dans toute la sincérité de mon âme, que la lourde responsabilité qui venait de m’être imposée n’avait d’autre contre-poids en moi-même que le sentiment du devoir. Exempt d’ambition, comme je l’ai été toute ma vie, je ne sentais que le poids de la chaîne qui allait m’ôter toute liberté personnelle, et, si j’avais été moins calme, j’aurais plié sous le faix.
Bientôt après avoir pris les résolutions dont je viens de parler, l’Empereur quitta Znaïm, et je l’accompagnai en Hongrie. Nous primes par le défilé de la Jablunka et nous rendîmes directement à Komorn. Le comte de Stadion, de son côté, alla rejoindre l’archiduc Charles. Je fis le voyage de Znaïm à Komorn dans la voiture de l’Empereur, et j’en profitai pour exposer à Sa Majesté la manière dont j’envisageais la situation. Je ne résistai pas à l’influence de cet esprit calme et droit, aux épanchements de cette âme si forte et si pure, et j’acquis la conviction que dans toutes les questions importantes nous serions toujours d’accord , et que j’étais assuré de trouver dans les grandes qualités de l’Empereur ce ferme appui sans lequel un ministre, eût-il les meilleures intentions du monde, ne peut ni tracer ni suivre avec l’espérance du succès un plan bien arrêté. Nous examinâmes avec une complète impartialité la situation dans laquelle se trouvait l’Empire; nous calculâmes les chances que la guerre pouvait encore nous offrir, comme celles que nous présenterait une paix conclue sous de funestes auspices.
Peu de temps après l’arrivée de l’Empereur à Komorn, nous apprîmes les détails de la bataille de Znaïm et la nouvelle de la conclusion d’un armistice entre les deux armées. Presque aussitôt je recevais un message de M. de Champagny qui me faisait des ouvertures de paix.
Je trouvai l’Empereur disposé à accueillir les propositions du ministre français, et j’offris à ce dernier de nous réunir à Altenburg, ville du comté de Wieselburg. A ce propos surgit une singulière difficulté de forme. Je ne savais pas quel titre prendre pour répondre à M. de Champagny en parlant à la troisième personne. Mon nom tout seul ne pouvait remplacer une qualification : je n’étais plus ambassadeur et n’étais pas encore ministre. Je fis part de mon embarras à Sa Majesté, qui décida que je prendrais le titre de ministre d’État.
Comme les négociations devaient avoir lieu à Deutsch-Altenburg (NDLR. aujourd’hui Mosònmagyarovar, en Hongrie, à mi-chemin entre la frontière et la ville de Raab), et qu’aux termes de l’armistice de Znaïm, cette ville se trouvait en deçà de la ligne de démarcation française, elle fut déclarée neutre. L’Empereur s’installa dans le château de Totis; bientôt le général en chef de l’armée, prince Jean de Liechtenstein, vint à son tour et y établit son quartier général. Le 31 juillet, ce dernier avait pris le commandement en chef à Littau, tandis que l’archiduc Charles se retirait à Teschen. Le général comte de Bubna fut désigné comme commissaire militaire près de Napoléon. L’Empereur m’ayant confié les fonctions de premier plénipotentiaire pour les négociations, je priai Sa Majesté de m’adjoindre comme second plénipotentiaire un officier de distinction. Le choix de mon maître tomba sur le général comte de Nugent, qui pendant la campagne avait rempli les fonctions de chef d’état-major du corps commandé par l’archiduc Jean.
Connaissant à fond les hommes avec lesquels je devais discuter d’aussi graves intérêts, je ne pouvais croire que Napoléon voulût négocier sérieusement. Il avait besoin de refaire son armée après les succès qu’il venait d’obtenir au prix de si grands sacrifices. Il savait que de son côté l’armée autrichienne se reformerait; s’il n’avait senti la nécessité d’un point d’arrêt dans les opérations, il n’eût pas manqué de poursuivre ses avantages. Tout ce que je pouvais donc attendre des conférences d’Altenburg, c’est qu’elles nous amèneraient à une reprise des hostilités ou qu’elles aboutiraient à une paix imposée par d’autres moyens que ceux qu’il proposait. Les instructions que j’emportais à Altenburg étaient fort simples. Ma tâche se bornait à tirer la situation morale au clair, de telle sorte que l’Empereur fût mis à même de prendre une résolution définitive, c’est-à-dire de conclure la paix ou de continuer la guerre.
Je n’ai pas l’intention d’entrer ici dans les détails de ce simulacre de négociation ; pendant que la diplomatie paraissait agir, les deux armées restaient en présence et s’efforçaient de rallier à elles tous les corps disponibles. Je me bornerai donc à rappeler un fait qui peint la duplicité politique de Napoléon et la servilité de ses agents.
J’ouvris les négociations en demandant que les conférences fussent divisées en séances officielles avec protocole et en simples discussions sans protocole. M. de Champagny me dit qu’il n’était pas autorisé à dresser des protocoles, mais qu’il était prêt à en référer à son maître. Malgré la petite distance qui séparait notre lieu de réunion de Schönbrunn, où était le quartier général de Napoléon, plusieurs jours se passèrent sans que l’Empereur répondit. Enfin la réponse arriva, mais elle était négative. Je déclarai alors que je ne pouvais attribuer aux pourparlers des plénipotentiaires la valeur d’une négociation, et qu’ils ne pouvaient être, à mes yeux, qu’un acheminement à une négociation sérieuse. C’est ainsi que les pourparlers se prolongèrent pendant une quinzaine de jours; tout à coup, à la suite de l’arrivée d’un courrier venant de Schönbrunn, M. de Champagny m’adressa une note par laquelle il m’informait que l’Empereur son maître avait pesé les avantages qui pourraient résulter de l’adoption de la forme que je proposais; que non-seulement il consentait à ce qu’on dressât des protocoles, mais qu’il désirait même qu’on présentât à mon approbation des protocoles déjà tout rédigés, afin que les pourparlers antérieurs ne fussent pas perdus pour la paix. En effet, à la note du plénipotentiaire français était jointe une liasse de rapports sur des conférences qui n’avaient pas eu lieu. Je répondis à M. de Champagny que dans une affaire aussi grave que celle qui nous réunissait, je n’avais pas l’habitude de me servir, pour rendre ma pensée, d’une autre plume que de la mienne, que je ne pouvais donc pas consentir à mettre ma signature au bas d’actes sans valeur; que j’étais prêt toutefois à admettre comme authentiques les dires attribués par les prétendus protocoles aux plénipotentiaires français, mais sous la réserve formelle que mes paroles y seraient remplacées par celles que j’étais prêt à reproduire dans des actes officiels. Sur cette déclaration, M. de Champagny retira la proposition qu’il m’avait faite. Le texte des protocoles ainsi fabriqués était disposé de telle sorte que, dans le cas d’une reprise des hostilités, Napoléon aurait pu s’en servir pour la rédaction d’un manifeste. Je demandai à M. de Champagny comment il avait pu prendre sur lui de me faire une proposition qui, pour le simple bon sens, ne pouvait être qu’une tentative à la fois vaine et compromettante. Il s’excusa en m’assurant que l’idée ne venait pas de lui; il dit que les prétendus protocoles avaient été dictés par Napoléon lui-même, et qu’il était obligé de convenir qu’il n’y avait pas un mot de lui ni de moi dans le texte des actes en question. « Napoléon, lui fis-je observer, a le pouvoir de vous prêter des paroles que votre position ne vous permet peut-être pas de démentir; mais il n’en est pas de même à mon égard; il peut conquérir des empires, mais non pas ma conscience. »
Nous perdîmes ainsi plusieurs jours dans l’inaction; tout à coup, mes doutes sur la sincérité de Napoléon se trouvèrent justifiés.
Le comte de Bubna, qui, ainsi qu’on l’a vu, était au quartier général français en qualité de commissaire militaire, fut chargé par Napoléon de demander à l’Empereur François d’envoyer le prince Jean de Liechtenstein à Vienne. « Les diplomates, ajouta Napoléon, ne savent pas en finir avec une affaire comme celle-ci; nous autres soldats, nous nous y entendons mieux. Que l’Empereur m’envoie le prince de Liechtenstein, et dans l’espace de vingt-quatre heures tout sera arrangé; je dirai au prince ce que je désire, ce que je demande à l’Empereur, et ce dernier cédera, parce qu’il est juste et sage. Ce que je veux, ce n’est pas la ruine de l’Empire d’Autriche, mais son affermissement. Ce que j’ai dit de blessant à l’égard de l’Empereur François au début de la guerre n’était qu’une simple phrase; ce sont de ces choses que l’on se permet avant la bataille. »
Je fus avisé de la mission du feld-maréchal prince de Liechtenstein par un aide de camp qui le précédait avec l’ordre d’annoncer sa prochaine arrivée à Vienne. Le prince le suivit de près; il descendit chez moi à Altenburg. Il me remit une lettre de l’Empereur François; Sa Majesté m’informait que cette mission n’avait d’autre but que d’apprendre enfin ce que Napoléon voulait, et que le feld-maréchal avait ordre de tout écouter, mais de n’entrer en discussion sur aucun point. Après que le prince, de son côté, m’eut donné connaissance de ses instructions, je lui dis : « Si j’avais su tout cela avant que vous eussiez franchi les avant-postes de l’armée française, j’aurais pris sur moi de vous demander d’attendre que j’eusse parlé à l’Empereur. A Altenburg, cela n’est plus possible; vous êtes dans les lignes ennemies, et il faut que vous continuiez votre route. Mais laissez-moi vous rendre attentif à un point; de deux choses l’une : ou bien Napoléon voudra vous entraîner à une démarche compromettante pour notre cause, ou bien il vous empêchera de retourner à votre poste. L’armée a besoin de son chef; Napoléon le sait fort bien, et voilà pourquoi il vous éloigne de vos troupes. Il veut imposer à l’Empereur une paix à laquelle celui-ci ne peut consentir, ou lui enlever les moyens de continuer la guerre. » Le prince, fortement ébranlé par mes paroles, se déclara prêt à retourner à Totis. Je lui fis comprendre qu’il devait accomplir la mission dont il s’était chargé, mais qu’il devait aussi faire tous ses efforts pour ne pas dévier de la ligne à suivre.
Je regarde comme un devoir d’esquisser ici le portrait du prince de Liechtenstein, qui fut un des hommes les plus honorables de cette triste époque. Il était né pour le métier des armes; par contre, les qualités qui constituent l’homme d’État lui faisaient défaut. Plein de zèle pour le bien, doué de remarquables qualités d’esprit, se distinguant par une bravoure à toute épreuve, ardent patriote et toujours prêt à tous les sacrifices, mais manquant de ce calme qui est nécessaire pour juger les hommes et les choses à leur véritable valeur, il avait déjà succombé en 1805 à la puissance merveilleuse que Napoléon savait exercer sur ceux qu’il croyait avoir intérêt à gagner. Le prince Jean ne voyait en Napoléon que le soldat ; à ce titre il croyait pouvoir se mesurer avec lui. Il se faisait illusion, et dès lors il ne pouvait échapper aux piéges d’un homme qui réunissait à un degré si remarquable les facultés les plus diverses.
Lorsque le feld-maréchal eut quitté Altenburg, je tâchai de rencontrer M. de Champagny. Je l’informai que, puisque nous allions passer forcément quelques jours dans l’inaction, je comptais me rendre à Totis, mais que j’étais cependant prêt à retourner à Altenburg, dès que le prince de Liechtenstein serait arrivé au quartier général français et que j’aurais reçu les premières nouvelles de sa mission. « D’ailleurs, ajoutai-je, ces nouvelles nous présageront la rupture des négociations d’Altenburg. » M. de Champagny ne voulut pas admettre ma prédiction. Le lendemain matin, je courus chez l’Empereur; je rencontrai à Totis le comte de Stadion, qui venait d’arriver de la Bohême.
Je ne cachai pas ma crainte à l’Empereur, et je pus me convaincre qu’il n’avait consenti à envoyer le prince de Liechtenstein vers Napoléon que sur la foi des engagements pris par ce dernier et à la suite d’une réunion des ministres, qui s’était prononcée en faveur de cette tentative. Avant de quitter Totis, le prince de Liechtenstein s’était acquitté de ses devoirs militaires et avait pris à tout hasard toutes les mesures nécessaires pour la reprise des hostilités. Je me trouvais réduit ainsi à une attente passive, d’autant plus que le comte de Stadion avait consenti à reprendre son portefeuille en cas de rupture.
Le lendemain de mon retour auprès de l’Empereur, je fus informé par M. de Champagny que Napoléon venait de l’appeler à Vienne, et que, par suite, les négociations d’Altenburg devaient être considérées comme rompues.
Je restai plusieurs jours sans recevoir de nouvelles de Vienne. Le prince de Liechtenstein avait rendu compte de l’accueil bienveillant qu’il avait reçu de Napoléon; il avait ajouté que toutefois ce dernier avait refusé de lui parler de l’objet de sa mission, et qu’à cette fin il l’avait renvoyé au duc de Bassano (Maret), qui était alors ministre secrétaire d’État, ou, ce qui revient au même, chef du cabinet personnel de l’Empereur. J’en conclus que probablement mes autres prévisions ne tarderaient pas à se réaliser. Partant de là, je portai toute mon attention du côté des préparatifs militaires; les ressources dont nous disposions encore étaient immenses. Les démonstrations que faisait l’armée russe du côté de la Galicie ne m’inquiétaient pas. J’engageai l’Empereur à regarder en avant, rien qu’en avant. Sa Majesté commençait à perdre patience ; elle décida le rappel du prince de Liechtenstein, et je fus chargé d’expédier l’ordre du souverain.
Le 14 octobre, vers le soir, je me promenais sur la route de Totis à Vienne, lorsque je vis venir vers moi des équipages que je reconnus pour être ceux du prince de Liechtenstein. Quand il m’eut aperçu, le prince fit arrêter sa voiture, en descendit d’un bond et me dit : « Je vous apporte la paix, mais je vous apporte aussi ma tête ; l’Empereur fera de l’une et de l’autre ce qu’il lui plaira. »
Voici ce qui s’était passé à Vienne. Napoléon, comme je l’ai déjà dit, s’était refusé à s’entretenir avec le prince de Liechtenstein de l’objet de sa mission, et avait adressé l’envoyé autrichien au duc de Bassano. Celui-ci, de son côté, déclara au feld-maréchal que, n’étant pas ministre des affaires étrangères, il était obligé d’attendre l’arrivée de M. de Champagny, que l’Empereur avait chargé du rôle de négociateur. Le prince de Liechtenstein protesta avec énergie qu’il n’était chargé d’aucune négociation. Le duc de Bassano ne tint pas compte de ses paroles. « Vous discuterez l’affaire avec M. de Champagny, dit-il ; vous vous entendrez sans peine avec un homme aussi conciliant que bien instruit des volontés de l’Empereur. » Le feld-maréchal ayant fait observer que le lieu choisi pour les négociations était Altenburg, le duc de Bassano lui répliqua que l’Empereur son maître avait rappelé son plénipotentiaire parce qu’il était impossible de négocier en deux endroits à la fois. Là-dessus, le prince de Liechtenstein déclara qu’il allait quitter Vienne immédiatement. « Vous ne le pouvez pas, lui répondit le duc de Bassano; l’Empereur regarderait votre départ comme le signal de la rupture de l’armistice; ce serait vous qui, séparé de votre armée, compromettriez son sort et, par suite, celui de votre pays. Et que faut-il pour éloigner de vous une aussi terrible responsabilité ? Un délai de quelques jours, le temps de connaître les propositions que Napoléon compte faire à l’Empereur votre maître. » Acculé dans cette impasse, le prince de Liechtenstein se décida à rester.
Après l’arrivée de M. de Champagny commencèrent, sous le nom de pourparlers, des conférences qui, dans la nuit du 13 au 14 octobre, aboutirent à la signature d’un acte que le ministre français avait rédigé sous le nom de Projet de traité de paix à porter à la connaissance de l’Empereur d’Autriche. Après la signature des actes que le prince de Liechtenstein considérait comme un simple projet et non comme un traité définitif, ce dernier rentra chez lui à cinq heures du matin ; il avait commandé ses chevaux de poste pour dix heures, lorsque tout à coup, à la pointe du jour, il entendit des coups de canon. Il demanda ce que signifiaient ces détonations et on lui dit qu’elles annonçaient à la capitale de l’Autriche la signature du traité de paix. Il voulut aller sur-le-champ demander raison à Napoléon de ce qui s’était passé; mais celui-ci venait de quitter Schönbrunn avec sa suite !
Voilà l’histoire, connue seulement dans un cercle très-restreint, de la paix de Vienne du 14 octobre 1809. Ce traité, empreint d’une mauvaise foi évidente, fut conclu en dépit de tous les principes du droit des gens.
La résolution de l’Empereur François ne pouvait être douteuse dans une situation aussi grave. Sous peine de compromettre son propre salut et celui de son Empire, il ne pouvait continuer les hostilités, il ne pouvait repousser une paix dont la nouvelle avait été accueillie avec transport par le tiers des Provinces qui lui restaient encore. L’Empereur ratifia le traité.
Par ce fait, les fonctions dont j’avais été chargé par intérim vinrent à cesser. A partir de ce moment, je devins véritablement ministre des affaires étrangères, et j’avoue sans détour que je pris le portefeuille avec plus d’assurance que je n’en avais eu trois mois auparavant. Ce qui venait de se passer me fit découvrir en Napoléon un côté qui le rapetissait singulièrement à mes yeux, et relevait dans une égale mesure devant ma conscience la cause que j’avais à défendre.
A la fin du mois de novembre, je retournai avec l’Empereur à Vienne, et je descendis au palais de la chancellerie de Cour et d’État.
Les conditions de l’acte du 14 octobre furent exécutées avec une loyauté parfaite. Les points de l’Empire encore occupés par les troupes françaises et par celles de la Confédération du Rhin furent évacués, et la contribution de guerre fut acquittée aux termes convenus. Le retour de l’Empereur dans sa capitale fut une véritable entrée triomphale. La population de Vienne et celle des provinces qui étaient délivrées de la présence d’un ennemi qui entendait merveilleusement l’art d’épuiser toutes les ressources des pays occupés par lui, ne voyaient pas plus loin que leur existence. Napoléon possédait aux yeux de l’Europe une puissance irrésistible, sous le joug de laquelle il fallait se courber. Dans l’opinion des masses, il ne s’agissait plus de se soustraire à cette fatalité, mais de diminuer autant que possible le poids de la servitude. Mes pensées à moi devaient s’élever plus haut. En songeant à l’immense responsabilité qui pesait sur moi, je ne trouvai que deux forces sur lesquelles il me parut possible de m’appuyer : l’inébranlable énergie de l’Empereur François et ma conscience.
Les suites de la prise d’armes de 1809 furent désastreuses pour l’Autriche. La soi-disant paix de Vienne avait enfermé l’Empire dans un cercle de fer, lui avait enlevé ses communications avec la mer Adriatique, et l’avait enveloppé, depuis Brody, point extrême au nord-est du côté de la Russie, jusqu’aux frontières du sud-est vers l’Empire ottoman, d’une ligne d’États placés sous la domination de Napoléon ou sous son influence directe. L’Empire, serré comme dans un étau, n’était plus libre de faire un mouvement; de plus, le vainqueur avait fait tout ce qui dépendait de lui pour empêcher le vaincu de reprendre des forces : par un article secret du traité de paix, il avait fixé à un maximum de 150,000 hommes l’effectif de l’armée autrichienne.
Appelé à la pénible mission de protéger l’existence politique de l’Empire dans ces déplorables conditions, j’envisageai la situation générale du continent européen et la situation particulière de l’Autriche, je pesai les maux qui affligeaient les divers États, et je tins égaux les deux plateaux de la balance afin de juger impartialement et ma position et les devoirs qui m’incombaient.
L’origine des maux qui accablaient l’Europe me paraissait être la révolution sociale, telle qu’elle avait éclaté en France en 1789. La conséquence logique de ce mouvement était le despotisme militaire à sa plus haute puissance, incarné dans Napoléon. Si les guerres amenées par la Révolution avaient préservé l’Allemagne et l’Autriche de la contagion des théories sociales pendant les vingt dernières années (l 789-1809), car les peuples n’aiment pas à regarder comme des bienfaits les leçons qu’on vient leur donner les armes à la main, je reconnaissais en même temps, grâce à la situation où Napoléon se trouvait, qu’il était lui-même une digue contre les efforts de l’anarchie en France et dans les pays sur lesquels pesait son bras de fer. Guidé par ces vues, je reléguai les questions sociales au second plan, et, dans mes préoccupations, je donnai la première place à la conservation du noyau qui, après nos funestes campagnes, formait encore l’Empire d’Autriche. Emporté par le désir de s’assurer la domination définitive du continent européen, Napoléon avait dépassé les limites du possible; cela ne faisait aucun doute pour moi. Je prévoyais, d’autre part, que lui et ses entreprises n’échapperaient pas à une ruine soudaine. Le quand et le comment étaient pour moi des énigmes. Ainsi ma conscience me traçait la voie que j’avais à suivre pour ne pas entraver la marche naturelle des événements, et pour ne pas enlever à l’Autriche les chances de relèvement que la première de toutes les forces, la force des choses, pouvait réserver tôt ou tard à son héroïque souverain.
Comme je devais avant tout attendre les événements qui allaient suivre le retour de Napoléon dans sa capitale, je profitai de mes loisirs momentanés pour me mettre au courant des devoirs multiples d’un ministre des affaires étrangères. Je commençai cette étude dès mon arrivée à Vienne. Tout d’abord je donnai à la chancellerie une organisation intérieure plus conforme aux besoins du moment, et je m’inspirai en cela des idées du prince de Kaunitz.
Sur ma proposition, l’Empereur François avait confié l’ambassade en France au prince Charles de Schwarzenberg. C’était le meilleur choix qu’on pût faire; la suite des événements l’a bien prouvé.
Avant comme après la conclusion de la paix de Vienne, il n’y avait pas eu un mot d’échangé entre Napoléon et le cabinet autrichien relativement aux projets de mariage de l’Empereur des Français. Nous étions instruits des négociations que Napoléon avait entamées avec la Cour de Russie en vue d’une union avec une grande-duchesse, et nous savions aussi qu’il était résolu à rompre son mariage avec l’Impératrice Joséphine, mariage d’ailleurs entaché d’irrégularité. Nous nous doutions si peu de ses vues sur une archiduchesse d’Autriche, que lorsque M. de Laborde nous les fit entrevoir, nous crûmes être les jouets d’un rêve. Mais il nous fallut bien croire que la chose était sérieuse lorsqu’à l’occasion d’un bal masqué Napoléon en personne pria ma femme, qui était restée à Paris, de me faire connaître ses intentions. Voici ce qui arriva .
Dans un bal masqué donné par l’archichancelier Cambacérès, et auquel ma femme avait été invitée d’une façon très-pressante, un masque s’empara du bras de madame de Metternich. Celle-ci reconnut aussitôt Napoléon. Le masque conduisit ma femme dans un cabinet à l’extrémité des appartements. Après quelques propos insignifiants , Napoléon lui demanda si elle croyait que l’archiduchesse Marie-Louise accepterait sa main, et que l’Empereur son père consentirait à cette union. Ma femme, très-surprise, affirma qu’il lui était impossible de répondre à cette question. Napoléon lui demanda ensuite si, à la place de l’archiduchesse, elle lui accorderait sa main. Elle lui assura qu’elle la lui refuserait certainement. « Vous êtes méchante, lui dit l’Empereur; écrivez à votre mari, et demandez-lui ce qu’il pense de la chose. » Ma femme s’y refusa, et lui indiqua le prince de Schwarzenberg comme l’intermédiaire qui devait le mettre en rapport avec la Cour impériale. Elle ne manqua pas d’instruire aussitôt l’ambassadeur, qui se trouvait au bal, de ce qui s’était passé entre elle et l’Empereur.
Le lendemain matin, le prince Eugène parut chez le prince de Schwarzenberg et lui fit les mêmes ouvertures, « au nom de l’Empereur et de l’aveu de l’Impératrice Joséphine, sa mère ». L’ambassadeur déclara qu’il ne pouvait accepter cette communication que ad referendum.
Un courrier m’ayant apporté cette nouvelle, je me rendis chez l’Empereur. « Votre Majesté, lui dis-je, se trouve dans une situation dans laquelle le Souverain et le père seuls peuvent dire oui ou non. Il faudra que vous disiez l’un ou l’autre, car une réponse évasive ou dilatoire n’est pas possible. »
L’Empereur se recueillit un instant, puis il me demanda ce que je ferais à sa place.
« Il y a, répondis-je, dans la vie des États comme dans celle des particuliers, des cas où un tiers ne saurait se mettre à la place de celui qui est responsable de la résolution à prendre. Ces cas sont tout particulièrement ceux où le calcul ne suffit pas pour amener une résolution. Votre Majesté est Souverain et père; c’est à Elle seule qu’il appartient de consulter ses devoirs de père et d’Empereur. »
« C’est ma fille que je charge de décider, répliqua l’Empereur avec chaleur; comme je ne lui ferai jamais violence, je désire, avant de prendre en considération mes devoirs de Souverain, savoir ce qu’elle entend faire. Allez trouver l’archiduchesse, et venez ensuite me rendre compte de ce qu’elle vous aura dit. Je ne veux pas l’instruire moi-même de la demande de l’Empereur des Français, afin de ne pas avoir l’air de peser sur sa résolution. »
Je me rendis immédiatement chez l’archiduchesse Marie-Louise et lui exposai simplement la chose, sans phrases ni détours, sans rien dire pour ni contre la demande de sa main. L’archiduchesse m’écouta avec son calme habituel, et après un instant de réflexion elle me demanda :
« Quelle est la volonté de mon père ? »
« L’Empereur, lui répondis-je, m’a chargé de demander à Votre Altesse Impériale quel parti Elle compte prendre dans une circonstance où il s’agit de l’avenir de toute Son existence. Ne demandez pas ce que veut l’Empereur, dites- moi ce que vous voulez vous-même. »
« Je ne veux que ce que mon devoir me commande de vouloir, répliqua l’archiduchesse; quand il s’agit de l’intérêt de l’Empire, c’est lui qu’il faut consulter, et non pas ma volonté. Priez mon père de n’obéir qu’à ses devoirs de Souverain, et de ne pas subordonner ses devoirs à mon intérêt personnel ».
Lorsque j’eus rendu compte à l’Empereur du résultat de ma démarche, il me dit avec la droiture et la franchise qu’il montrait dans les circonstances les plus difficiles : « Ce que vous me dites ne me surprend pas; je connais trop bien ma fille pour ne pas m’être attendu à une pareille réponse. J’ai employé le temps que vous avez passé près d’elle à prendre mon parti. Mon consentement à ce mariage assurera à la monarchie quelques années de paix politique, que je pourrai consacrer à guérir ses blessures. Je me dois tout entier au bonheur de mes peuples; il ne m’est donc pas permis d’hésiter. Envoyez un courrier à Paris pour annoncer que j’accéderai à la demande de l’Empereur des Français, mais sous la réserve formelle que ni d’un côté ni de l’autre il ne sera posé de condition : il est des sacrifices qui ne doivent être souillés par rien de ce qui ressemble à un marché. »
Voilà la vérité sur le mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marie-Louise.
Comme Napoléon avait sondé le prince de Schwarzenberg pour savoir s’il serait agréable à l’Empereur François d’obtenir de lui quelques concessions, l’ambassadeur lui répéta les termes mêmes dont s’était servi son maître.
Une question qui passionnait tout naturellement le public, c’était celle du divorce entre Napoléon et Joséphine. Cette question n’existait pas pour l’Église, ni, par conséquent, pour l’Empereur. Napoléon avait contracté un mariage civil sous la condition formelle que cette union pourrait être rompue; ce mariage était donc sans valeur aux yeux de l’Église. S’il en eût été autrement, il n’aurait jamais pu être question de l’alliance projetée. La dissolution du prétendu premier mariage n’était donc plus qu’une simple formalité, telle que la loi française la demandait.
On le voit, cet événement traçait comme une ligne de démarcation entre le passé et le présent. Je sentais que désormais toute mon attention, toutes mes pensées devaient se porter sur l’avenir, et je crois avoir rempli cette tâche dans la mesure de mes forces.