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De la Bérézina à Könisgsberg – Un Suisse au service de la France

Louis Begos appartenait au 2e régiment suisse, crée en 1806. Il fait partie du 2e corps d’armée franco-bavarois, placé sous les ordres de Gouvion Saint-Cyr, que Napoléon a détaché sur son flanc nord, dans le but de se prévenir d’une possible attaque russe (Wittgenstein) sur ses arrières et protégé Vitebsk, un des trois grands dépôts (avec Minsk et Smolensk) préparés par l’empereur, lors de la marche sur Moscou, au cas où il devrait retraiter.

Il participe notamment à la deuxième bataille de Polotsk qui a lieu du 18 au 20 octobre 1812, qui voit la victoire des Russes. Il faut dès-lors songer à retraite en direction de Borisov et de la Bérézina. (le maréchal Laurent Gouvion-Saint-Cyr, est blessé au cours de la bataille)

C’est peu après que le récit ci-dessous commence.

St. Cyr avait été blessé à Polotsk, et le maréchal Oudinot, à peine rétabli d’une blessure qu’il avait reçue dès le commencement de notre séjour dans cette ville, reprit le commandement du deuxième corps d’armée.

Vers la fin d’octobre, nous nous dirigions len­tement du côté de la Bérésina, souvent obligés de répondre aux attaques réitérées des Russes de Wittgenstein. Nous traversâmes le large canal qui communique de la Bérésina à la Dwina. Ar­rivés à trois journées de marche de Borisow, nous avions encore devant nous le corps de l’a­miral Tchitchakoff, de sorte que notre avant-garde et notre arrière-garde étaient continuellement aux mains avec les Russes.

A plusieurs reprises, notre tour arriva , et, selon notre habitude, nous attaquions à l’arme blanche. Mais le régiment qui produisait le meil­leur effet pendant cette difficile retraite était un magnifique corps de cuirassiers ; je regrette d’en avoir oublié le numéro. C’était, je crois, le qua­torzième. Il était impossible de combattre avec plus d’intrépidité et d’ensemble. Les charges de ce régiment étaient admirables, et chaque fois qu’il se présentait à l’arrière-garde ou à l’avant- — 97 — garde, il déblayait le terrain ponr quelques heures.

Enfin nous arrivâmes en vue de Borisov, où nous nous attendions à retrouver l’ennemi en force. Le pont de cette ville, sur la Bérézina, avait été brûlé, mais nous apercevions facilement les vedettes russes sur la rive droite. Nous établîmes notre bivouac près de la Bérézina ; mais ces bi­vouacs, se trouvant forcément en contact avec la grande armée, nous étaient trop pénibles.

Il était douloureux pour nous, en effet, de voir les débris de cette puissante armée, revenant de Moscou abîmée, et, pour ainsi dire, anéantie par les batailles, les privations et le froid. Je ne pou­vais m’empêcher de penser à ce qu’elle était en quittant la France, lorsqu’elle traversait la Prusse, en laissant la Pologne, pleine d’énergie et d’espé­rance. Nous avions souffert, sans doute, mais nous étions arrivés sur les bords de la Bérézina encore pleins d’ardeur et toujours prêts à com­battre ; et, tandis que nous étions encore parfai­tement organisés, les débris de tous les régiments de la grande armée entouraient notre camp, pres­sés par la faim, décimés par le froid et les mala­dies; demandant quelque soulagement à leurs douleurs, et ne trouvant auprès de nous que quelques aliments pour les empêcher de mourir de faim.

Dès ce jour, nous commençâmes à com­prendre dans quel abîme de misère nous pouvions nous trouver. Jusqu’alors nous n’avions manqué de rien. Nous avions des vêtements chauds et en bon état ; nos chaussures étaient neuves. Notre division avait trouvé un convoi considérable de vêtements, à destination d’un corps polonais qui n’était plus là. Pour ce qui me concernait par­ticulièrement, j’étais à une journée de Polotsk, lorsque mon chien découvrit, près d’un vieux, château, une vaste cachette, remplie de bons vê­tements de laine, de vivres et de liqueurs de toute espèce. Mon chien d’arrêt était un précieux ani­mal. Je me souviens, et il y a longtemps de cela, qu’il s’arrêta court devant un monceau de bran­ches coupées ; j’avais beau l’appeler, il ne voulait pas en démordre ; enfin au mot : cherche ! il se mit à gratter la terre. Mon domestique m’accom­pagnait, et, en creusant un peu, nous décou­vrîmes des caisses d’excellents vêtements d’hiver, des provisions de bouche, et tout cela à quelque distance du bivouac. Nous refermâmes la cachette, car, dans ce moment, nous ne savions pas trop à quoi toutes ces richesses pourraient nous servir.

L’empereur était dans le voisinage, et cherchait à dégager les débris de la grande armée. Elle avait quitté Smolensk, poursuivie par les Russes et les Cosaques de Platoff, et elle se dirigeait à marches forcées sur la Bérézina. Le pont de Borisov étant brûlé et ne pouvant être rétabli, Na­poléon ayant ordonné de détruire les équipages de ponts, nous reçûmes l’ordre de rétrograder et de marcher sur Studianka. Le maréchal Oudinot nous commandait toujours. Deux ponts étaient presque achevés sur la Bérézina. Les pontonniers, sous les ordres du général Eblé, avaient fait là un travail au-dessus de tout éloge, malgré les glaçons qui encombraient la rivière. L’un des ponts de­vait servir à l’infanterie, l’autre à l’artillerie et à la cavalerie. Le jour où nous allions traverser sur la rive droite, l’empereur vint à nous, et s’adres­sant vivement à notre colonel: « De quelle force est votre régiment, demanda-t-il? » Le colonel, sur­pris par une demande si brusque, ne répondit pas sur le champ. Je vis dans le geste de l’empe­reur l’impatience, et dans son regard l’irritation. Se tournant rapidement vers moi, qui n’étais qu’à quelques pas du colonel, il m’adressa la même  question. Je répondis sans préambule : < Sire, tant de soldats, tant d’officiers. » Il ne répondit pas et passa outre. Napoléon n’était plus le grand empereur que j’avais vu aux Tuileries ; il avait l’air fatigué et inquiet. Il me semble encore le voir avec sa fameuse redingote grise. Il nous quitta au galop, parcourut tout le deuxième corps d’Oudinot. Je le suivais des yeux, quand je le vis s’arrêter devant le premier régiment suisse, qui se trouvait dans notre brigade. Mon ami, le capi­taine Rey, fut à même de le contempler tout à son aise : comme moi, il fut frappé de l’inquiétude de son regard. En descendant de cheval, il s’était ap­puyé contre des poutres et des planches, qui de­vaient servir à la construction du pont. Il baissait la tête, pour la relever ensuite d’un air de préoc­cupation et d’impatience ; et, s’adressant au gé­néral du génie Eblé :

Jean-Baptiste Éblé
Jean-Baptiste Éblé

« C’est bien long, général ! c’est bien long ! » « Sire, vous le voyez, mes hommes sont dans l’eau jusqu’au cou, les glaçons interrompent leur travail ; je n’ai point de vivres et d’eau de vie pour les réchauffer. » — « Assez ! assez ! » répondit l’empereur ; puis il se mit de nouveau à regarder la terre. Peu de moments après, il re­commença ses plaintes, et paraissait avoir oublié les observations du général. De temps à autre, il prenait sa longue-vue. Connaissant les mouve­ments de l’armée russe, qui arrivait à marches forcées des bords du Dniepr, il craignait d’être coupé et à la merci de l’ennemi, qui voulait nous envelopper de trois côtés à la fois, avant que les ponts fussent achevés. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que ce moment fut un des plus cruels de sa vie. Sa figure ne trahissait cependant pas d’émotion ; on n’y reconnaissait que de l’impa­tience.

Nous passâmes sur la droite de la Bérézina. Le pont me parut peu solide. Nous le traversâmes avec le vaillant régiment de cuirassiers, colonel Doumerc, et les Suisses des trois autres régi­ments, en tout environ huit mille hommes d’élite.  C’était le 27 novembre au soir. En débouchant sur la rive droite, nous rencontrâmes quelques voltigeurs d’avant-garde russe, qui furent délogés dans la soirée. Nous nous installâmes, pour pas­ser la nuit du 27 au 28, dans un bois, à portée de canon du pont que nous venions de traverser.

La construction des ponts (Anonyme)
Construction des ponts à la Bérézina (Anonyme)

Pour plusieurs de mes concitoyens qui ne con­naissent pas l’agrément d’un bivouac, il sera peut-être intéressant de leur en faire connaître certains détails. Lorsque l’ennemi est éloigné, un bivouac se supporte assez gaiement : la troupe allume de grands feux, prépare son ordinaire, et la nuit se passe sans trop de souffrances. Mais, quand l’en­nemi est proche, il est expressément défendu d’at­tirer son attention. La forêt que nous occupions était de haute futaie, les arbres assez épais, la terre et les sapins couverts de neige ; comme nous n’a­vions presque rien mangé pendant la journée, le bivouac était fort peu récréatif, surtout à cause du voisinage des Russes. La nuit venue, chaque soldat prit son sac en guise d’oreiller, et la neige pour matelas, avec son fusil sous la main. Un vent glacial soufflait avec force ; nos hommes se rapprochaient les uns des autres, pour se réchauf­fer mutuellement. Les sapins les plus gros avaient retenu la neige, et, sous cette espèce d’ombrage, nous souffrions moins. Nos vedettes étaient à leur poste, et les officiers, la plupart appuyés contre un arbre, redoutant une surprise, ne fermèrent pas l’œil de la nuit. Nos réflexions étaient loin d’être couleur de rose ; la faim et la soif nous ta­lonnaient, et nous sentions que, le jour venu, nous aurions de rudes combats à soutenir ; mais ce n’était pas là ce qui nous inquiétait ; au con­traire, nos hommes n’attendaient que le moment et l’heure d’en venir aux mains.

La nuit se passa assez tristement, avec un froid intense ; et, à peine l’aube commençait-elle à pa­raître, que nous aperçûmes, à travers les clairières de la forêt, de nombreuses colonnes russes, qui, dès la veille, avaient, sans doute, reçu l’ordre de nous attaquer et de nous rejeter dans la Bérézina.

Nous ne les fîmes pas attendre longtemps, et la journée du 28 novembre sera à jamais mémorable pour la gloire des Suisses. Notre commandant Von-derweid, de Seedorf, après une première charge fort heureuse, continuait l’attaque avec vigueur, lorsque j’ordonnai à mon adjudant, le sous-offi­cier Barbey, d’aller chercher des cartouches. Il m’obéissait, lorsqu’il fut frappé d’un coup mortel. Je donnai le même ordre à un nommé Scherzenecker, qui reçut aussi un coup de feu au bras droit. J’allais envoyer un troisième officier, lors­que je m’aperçus que les Russes, protégés par leurs nombreux tirailleurs, s’avançaient toujours plus.

Notre régiment comptait à peine 800 hommes, mais bien équipés et comprenant l’importance de la position qui nous avait été confiée. Nous entendions un bruit formidable d’artillerie et des hourras ; c’était l’armée russe, qui, connaissant le passage de notre corps d’armée, s’avançait tou­jours plus nombreuse, pour nous le disputer.

Dans la position où nous nous trouvions, sur la lisière d’une forêt, à une portée de canon du pont, notre vue ne s’étendait pas fort loin. Le premier et le quatrième régiments suisses de­vaient être sur notre droite , presqu’en face du pont. Il nous était difficile, du reste, d’apprécier l’ensemble des mouvements de l’armée. Dans des moment pareils, chacun sent l’importance d’être à son poste; et, comme il s’agissait d’empêcher les Russes de s’approcher, il fallait une défense hé­roïque, rien de plus, rien de moins !

28 novembre (Faber du Faur)
28 novembre (Faber du Faur)

Le 28, nous ne restâmes pas un instant dans l’inaction. Des nuées de Russes dirigeaient un feu tellement nourri sur notre régiment, que nous avions perdu, après une heure de combat, pas­sablement de terrain. J’étais devenu le bras droit du colonel, qui ne pouvait suffire à tout ; aussi, quand je vis que notre régiment cédait lentement du terrain par la fusillade, je fis ce que j’avais fait à Polotsk, d’après l’ordre qui m’était donné ; je fis battre la charge et attaquer les Russes à la baïonnette.

Cette seconde attaque fit rebrousser les Russes de plusieurs centaines de pas. Nous les forçâmes d’abandonner la forêt et de repasser la grande route; mais, comme ils étaient beaucoup plus nombreux que nous, ils recommençaient la fusil­lade. Nous échangions bien quelques coups de feu, mais, au bout de vingt minutes, ils reprenaient leurs premiers avantages, et cherchaient à nous jeter dans la Bérézina. Alors je faisais de nouveau battre la charge, et nos baïonnettes les repoussaient bien en arrière. Sept fois de suite nous les attaquâmes avec la même vigueur, et sept fois nous couvrîmes le terrain de leurs morts et de leurs blessés. Malgré ces avantages partiels, j’étais vivement inquiet sur le sort de notre dra­peau : à deux reprises, les officiers qui le por­taient avaient été mis hors de combat; je le remis alors à un officier, pour qu’il fût à l’abri an quar­tier général.

Bien que nos hommes fussent exténués de fa­tigue, qu’ils n’eussent rien mangé de toute la journée, pas un d’eux ne proférait une plainte, et ils attaquaient à la baïonnette toujours avec la même vigueur.

Je me souviens que ces combats étaient telle­ment corps à corps, qu’un soldat russe, croisant la baïonnette sur ma poitrine, je parai l’attaque et ripostai par un coup de sabre ; mais, avant d’ar­river à la Bérézina, la pointe de mon sabre s’était brisée ; je fus alors obligé de m’approcher davan­tage pour sabrer mon adversaire et le terrasser.

Nous allions tenter une huitième attaque, les Russes revenant toujours plus nombreux, lorsque j’eus le malheur d’être blessé au bras. Je conti­nuai à combattre, malgré la douleur que j’éprou­vais, lorsque les Russes se rapprochant encore, je fus atteint d’une seconde balle, qui me brisa la jambe au-dessous du genou.

Je n’avais plus de cheval, il avait été tué à Polotsk ! Le colonel Vonderweid, me voyant hors de combat, s’approcha de moi, et, mettant ses mains sur ses yeux, en signe de désespoir, je crois le voir encore : « Mon brave Bégos, s’écria-t-il, pre­nez mon cheval t » Je n’oublierai jamais cette preuve de dévouement et d’affection de mon digne colonel, car Dieu sait ce qui l’attendait plus tard.

Notre régiment ne fut pas le seul qui combattit avec valeur. Le premier régiment suisse, qui se trouvait à peu de distance, montrait la même in­trépidité. Mon excellent et digne ami le capitaine Rey, se voyant aussi pressé par les Russes, fit battre la charge pour l’attaque à la baïonnette ; tous ses tambours furent mis hors de combat ; alors, prenant la caisse de l’un d’eux, il battit seul la charge à coups redoublés. Noble exemple de courage que j’aime à retracer dans ces lignes!

Une fois blessé, accompagné de mon fidèle do­mestique Dupuis, perdant mon sang par ma der­nière blessure, il me restait encore de mauvais moments à passer avant d’être à l’abri des pro­jectiles de l’ennemi. En quittant le bois, je jetai un dernier regard sur mes vaillants camarades. Plusieurs d’entre eux étaient Vaudois comme moi. J’en avais vu tomber un si grand nombre sous les balles russes, que je me disais en moi-même : Les reverrai-je encore ?

J’atteignis sans encombre la grande route; mais, arrivé là, je crus que ma dernière heure était venue. La route était labourée de boulets russes ; il en pleuvait de tous côtés, et je les voyais rouler dans toutes les directions. Mon brave domestique Dupuis me suivait toujours, tenant la bride de mon cheval et répétant sans cesse : « Mais aussi, capitaine, vous êtes toujours le même enragé. »

La canonnade ne cessait pas. Dans le bois, d’é­normes arbres tombaient avec fracas. Joignez à cela les cris des blessés, la terreur des valides, qui voyaient les boulets frapper leurs voisins, et qui étaient eux-mêmes mortellement atteints au moment où ils croyaient avoir échappé au danger du passage; Il faut avoir vu cet horrible spectacle pour s’en faire une idée !

J’arrivai ainsi à l’ambulance, où je fus pansé par notre chirurgien en chef David, qui, après m’avoir rassuré, me dit en riant : « Tiens, voilà qui est fait, tu pourras encore planter tes choux ! » Sa prédiction s’est accomplie.

Cela fait, je remontai à cheval, accompagné de mon brave Dupuis. Muni de quelques vivres, je pus arriver le même soir au quartier impérial, qui se trouvait à Minski, éloigné de trois lieues et demie de l’endroit où j’avais été blessé. Je cher­chai vainement à me loger dans les écuries de l’empereur, je n’y trouvai aucune place. Je dé­sirais parler au capitaine de l’état-major de notre maréchal, mais je ne pus le découvrir.

A force de recherches, je trouvai une misérable grange, occupée par des soldats de toutes les na­tions et de tous les régiments possibles, entre autres par quelques Suisses, qui se serrèrent pour me laisser approcher du feu.

Dans ce désastre, mes compatriotes et les sol­dats de la garde ont toujours été prévenants pour les officiers. Il n’en était pas de même des autres troupes.

Comme je n’avais pas mangé de toute la jour­née, et que j’avais un peu de farine et ma mar­mite de campagne, mon domestique se mit en mesure de me préparer une bouillie à sa façon ; j’avais faim, je la trouvai excellente ; mais mes blessures me faisaient souffrir, et le froid était tel­lement intense que je ne savais comment m’en garantir. A la fin le sommeil me gagna, et je me réveillai seulement à la pointe du jour, pour me remettre en route.

Vers midi, je commençai de nouveau à avoir quelque appétit. Caché derrière un petit bois, mon soldat me prépara ma soupe frugale. A peine avais-je fini, que je cherchai à regagner la grande route ; mais elle était tellement encombrée qu’il me fut impossible d’avancer. Je fus obligé de bi­vouaquer avec les malheureux qui m’entouraient.

28 novembre - Faber du Faur
28 novembre – Faber du Faur

Ce ne fût que le lendemain, au jour, qu’il me fut possible de me remettre en route. Cette nuit fut assez cruelle par les souffrances que j’éprouvais : la faim, mes blessures et le froid, tout s’en mê­lait pour rendre mon voyage lamentable. A peine avais-je fait une centaine de pas, que mon cheval manqua des quatre pieds et tomba sur ma jambe blessée, ce qui ne laissa pas que de m’occasionner une forte douleur. Après m’être remis à cheval avec beaucoup de peine, je continuai ma route, pendant deux heures ; mais il faisait si froid que, voyant un grand feu entouré de cuirassiers, je m’en approchai, et ils voulurent bien me faire une petite place. Ces braves, qui étaient de la vieille garde, me donnèrent un peu de thé. Je me reposai près d’une heure auprès d’eux. Je me remis en route, et, à midi, j’entrai dans un village, où, pénétrant dans une grange, je fis demander s’il ne serait pas possible de me découvrir un traîneau, car je souffrais horriblement d’être à cheval avec la blessure profonde que j’avais à la jambe.

Pendant ces recherches, j’étais à manger ma soupe, lorsque je vis entrer dans la grange notre infortuné colonel Vonderweid , de Seedorf, qui avait été blessé quelques instants après moi. Il  était suivi du capitaine Hopf et de l’adjudant-major Tschudy. Ces deux derniers avaient aussi des coups de feu dans les jambes. Ils étaient aussi à cheval comme moi. On leur avait procuré des traîneaux, et les pauvres officiers suisses par­tirent ensemble, en caravane, heureux de se re­voir encore avant de mourir !

Notre lugubre convoi était accompagné des lieu­tenants Feer et Monney, et de tous nos fidèles sol­dats. Le soir, nous arrivâmes à Nassibow, où nous passâmes une nuit passable dans une grange ; mais là nous nous aperçûmes que l’état de notre brave colonel empirait; il avait l’air ferme et résigné, et souffrait sans proférer une plainte. Sa blessure était grave, mais son exaspération l’était encore davan­tage. II paraît qu’il existait chez certains officiers de l’armée française un mauvais vouloir instinctif contre les Suisses, et notre digne et courageux colonel avait à se plaindre de l’ingratitude de plusieurs officiers haut placés. Non pas pour lui, disait-il, mais pour ses compatriotes, qui n’avaient que la mort et l’oubli en partage l Aussi était-ce avec le désespoir dans l’âme qu’il racontait cette lutte inégale, où les Suisses du deuxième régi­ment combattaient un contre vingt.

 

Cette situation d’esprit, avec le coup de feu qui lui avait traversé l’estomac, ne laissait plus aucun doute sur l’issue fatale que nous redoutions. Nous perdions en lui le soldat le plus valeureux et le plus humain des chefs. Je souhaite que la famille Vonderweid, à Fribourg, connaisse un jour l’affection et l’admiration qu’il inspirait à tous ceux qui l’ont connu. Ne pouvant prendre aucune espèce d’aliment, il s’affaiblissait d’heure en heure.

Le matin, il voulut partir avec nous, après avoir essayé de manger notre modeste soupe. Mais, chemin faisant, nous fûmes convaincus que notre excellent chef allait expirer. Nous le prîmes dans nos bras, nous l’appelâmes, tout fut inutile! Au premier gîte, nous trouvâmes une grange. Près de là, sous un arbre, nous lui rendîmes les der­niers devoirs ! Ce fut, pour moi, un bien triste et douloureux moment; car je n’oublierai jamais ce que notre digne chef avait fait pour moi, lorsque je fus blessé à la Bérézina.

Le jour suivant, nous arrivâmes à Vilna : c’est là que nous perdîmes encore notre compagnon d’infortune Hopf. Il fallait être de fer pour résister au froid excessif qu’il faisait alors. Nous n’avions, du reste, que de la mauvaise soupe pour nous soutenir, lorsque nous aurions eu besoin de re­pos, de vivres et de chaleur pour nous refaire un peu.

A Vilna (Faber du Faur)
A Vilna (Faber du Faur)

A Vilna, nous fûmes logés chez un pâtissier suisse des Grisons, où nous nous trouvâmes avec plusieurs compatriotes malheureux ou blessés comme nous. Nous comptions y rester jusqu’au lendemain, lorsque, pendant la nuit, on nous fît prévenir que nous pourrions être cosaqués. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois, et repartîmes tout de suite, Tschudy, Feer, Money et moi.

Après une heure et demie de marche, nous nous trouvâmes au pied d’une montagne, dans un chemin assez étroit, bordé d’un côté par des sa­pins et de l’autre par des pierres énormes. Le terrain, outre cela, était fort inégal, et, pour ter­miner ce triste tableau, la route était encombrée d’artillerie, de cavalerie et de fantassins désarmés. Ajoutez encore les voitures et les équipages des généraux, de misérables charrettes et des traî­neaux chargés d’officiers jtrtessés; vous aurez ainsi le plus triste spectacle qu’il fût possible de voir.

Pour avancer, force fut aux plus intrépides de faire brûler les chariots qui encombraient la route ; c’est ainsi que nous arrivâmes, avec une peine infinie, au haut de cet affreux coupe-gorge. A peine y étions-nous parvenus, que nous entendîmes des cris effroyables, le hurrah des Cosa­ques , en un mot ! Nous les vîmes devancer de quelques minutes l’artillerie russe, après avoir écharpé nos braves camarades. Puis nous enten­dîmes l’artillerie tonner à travers cette immense cohue d’hommes et de chevaux. Il est impossible de se faire une idée de cette scène de carnage et de destruction.

Que de braves sans défense ont été immolés dans cette épouvantable boucherie, et quand je pense que j’ai échappé de quelques minutes avec mes excellents camarades, je ne puis m’em­pêcher de croire que la divine Providence veillait sur nous.

Nous marchâmes encore quelque temps, et nous nous arrêtâmes dans un bivouac, où nous préparâmes de nouveau notre soupe, puis nous allâmes coucher à six lieues de là, où j’eus l’inex­primable bonheur de retrouver mon frère, que je n’avais plus revu depuis l’affaire de la Bérézina.

Le lendemain, lorsque nous voulûmes nous mettre en route, nous découvrîmes, à notre grande surprise, que nos traîneaux, laissés de­vant la grange, nous avaient été volés. Ne sachant que devenir, je priai mon frère de faire les re­cherches les plus actives pour nous en découvrir un. A force de démarches, il trouva un domesti­que bavarois, qui en avait un à sa disposition chargé de porte-manteaux. Je lui promis une somme assez ronde. Mon frère se mit avec moi dans le traîneau, et nous allions partir, quand je vis mon pauvre soldat Dupuis se traîner auprès de moi et me dire : « Je ne vous accompagnerai pas, capitaine ; je ne puis aller plus loin, j’ai les mains et les pieds gelés; il n’y a plus rien à faire qu’à mourir ! » Et, en même temps, il secouait ses pauvres mains gelées, qui résonnaient comme des morceaux de bois que l’on aurait frappés les uns contre les autres.

Je suis encore profondément ému en pensant à ce fidèle soldat, mort si cruellement à la fleur de l’âge.

Notre conducteur avait hâte d’avancer, car nous avions toujours les Cosaques à nos trousses. Nous devions être menés jusqu’à Kowno, lorsque notre conducteur, gêné dans cette route encombrée, me versa dans un fossé, d’où ni mon frère ni le conducteur ne purent me retirer. Ce ne fut qu’après une heure d’efforts et de prières inutiles adressées aux passants, qu’un grenadier de la garde impé­riale se décida à me tirer de ce mauvais pas, et encore ne le fit-il qu’après avoir reçu cinq francs pour sa peine et m’avoir fait entendre que, sans son bon cœur, j’aurais bien pu rester longtemps encore dans mon fossé! Il avait raison.

Enfin, lorsque je fus remis sur la grand’route, je sentis que mes pieds et mes mains commen­çaient à geler. Je remis alors ce que je possédais à mon frère ; le tout montait à quarante francs ; puis je l’envoyai, vers les 9 heures du matin, dans un village, pour me chercher de l’eau dans une gourde : la fièvre me donnait une soif dévorante. Il prit alors les devants, car la route était de nou­veau tellement encombrée, qu’avec le traîneau mon guide ne pouvait plus avancer. Pour parer à cet encombrement, il se décida à descendre sur le Niémen, qui était gelé. Nous y étions depuis quel­ques instants seulement, lorsque notre traîneau s’engagea dans un autre traîneau, aussi pris par les glaces. Mon conducteur, malgré ma défense, me mit tout simplement sur le traîneau abandonné, me donna ma pelisse et mon porte-man­teau, et m’abandonna seul, sans secours, sur le fleuve gelé, où j’étais menacé à chaque instant de périr de froid ou d’être englouti. Ma position était affreuse : mon misérable conducteur n’écoutait rien et s’éloignait. J’avais beau appeler les pas­sants à mon secours, tous étaient sourds à mes cris de détresse. Mon frère, qui croyait que je l’a­vais devancé, avait pris les devants sur la grande route, et c’est vainement qu’il m’attendait. Je restai dans cette cruelle position pendant fort longtemps. Je n’avais pas un sol, et, par conséquent, aucun moyen de me tirer de cette situation désespérée. Les officiers et les soldats, qui passaient avec des chevaux, avaient bien d’autres choses à faire, qu’à m’écouter : la misère et l’égoïsme fermaient tous les cœurs. Je voyais avec angoisse la nuit approcher, ma soif était toujours plus ardente, ma main droite se gelait, ainsi que mon pied gauche ; jamais détresse plus horrible que la mienne. Enfin, après plus de deux heures de cris et de supplica­tions, la Providence permit encore qu’un passant eût pitié de moi. C’était un lancier polonais, qui était à cheval; il descendit sur les bords du fleuve et me fit promettre de lui donner une bonne récompense. Alors il me souleva de mon traîneau et me plaça, tant bien que mal, sur sa monture. Lorsque nous eûmes marché quelque temps sur cette route encombrée, je rencontrai, par bon­heur, le brave sergent des voltigeurs de notre régiment Strasser, que je priai en grâce de m’ac­compagner jusqu’à Kowno, ce à quoi il se décida de la manière la plus dévouée. La route que j’a­vais à faire était bien pénible. Le cheval que je montais était mal ferré et s’abattait à chaque ins­tant sur la glace, et, par malheur, toujours sur ma jambe blessée, ce qui m’occasionnait des douleurs inouïes.

La retraite de Russie (Jeff Lawrence)
La retraite de Russie (Jeff Lawrence)

Enfin, avec l’aide de Dieu et le secours de mon brave sergent, j’arrivai à Kowno, je fis chercher mon frère et les camarades blessés que j’avais laissés en route ; mais il me fut impossible de les découvrir. Ma contrariété fut très grande, à cette triste nouvelle. J’étais logé chez un Juif, avec une dizaine d’autres officiers blessés comme moi. Dans le nombre se trouvait un commandant, qui me fit donner quelque chose à manger, et m’engagea à faire panser mes blessures sur un mauvais sopha, qui se trouvait dans la chambre ; c’est ce que je fis moi-même, n’ayant personne qui fût à même de m’aider. Une fois bien pansé et mes jambes enveloppées dans de vieux linges, aussi propres que possible, je m’endormis du sommeil de l’infortune, lorsque je fus réveillé en sursaut par mon Polonais. Je lui demandai ce qu’il avait, et il me répondit, avec beaucoup de bonho­mie, si j’avais besoin de quelque chose. Lorsque le jour parut, je le vis arriver d’un air désespéré; il m’annonça que, pendant la nuit, on lui avait volé son cheval.

Quant à moi, je ne savais trop que penser de sa perte, car, ayant sondé le fond de mon gousset, je n’y retrouvai plus ma montre. Je commençai donc à douter de l’aventure et de l’intérêt tout nouveau de mon lancier. Il m’avait tout l’air de jouer la comédie. C’était là un nouveau con­tre-temps, auquel je ne m’attendais pas. J’engageai tout de suite mon sergent à chercher un traî­neau ; mais tout fut inutile : je ne retrouvai ni mon frère, ni mes camarades, ni aucun véhicule. Désespéré, je ne voyais d’autre ressource que d’aller à l’hôpital, pour devenir prisonnier des Russes. C’était là une triste résolution, et je n’avais plus que quelques heures avant d’être à la merci des Cosaques. Décidé à en finir, je me faisais conduire à l’hôpital, lorsqu’en sortant de ­la maison, j’aperçus, au bas de l’escalier, un char à banc, muni de bons ressorts et attelé d’un mau­vais cheval de cavalerie. Je ne demandai pas à qui il appartenait, et je m’en emparai sans plus de façon, bien décidé à défendre énergiquement ma nouvelle propriété. Heureusement que personne ne se présenta.

Après bien des tribulations, nous parvînmes à traverser le Niémen sur la glace. Une fois arrivés sur l’autre rive, nous prîmes à droite, sans trop connaître la route que nous allions suivre ; mais, comme je l’avais supposé, c’était celle de Königsberg. Nous rencontrâmes sur la route un volti­geur de notre régiment, nommé Fuchs, qui se dé­cida à cheminer avec nous.

Après bien des fatigues, nous arrivâmes dans un village nommé Gudgucnikez. Nous pénétrâmes dans une maison, où nous trouvâmes déjà beau­coup de militaires.

A deux heures du matin, nous décidâmes de nous remettre en route; mais jamais nous ne pûmes venir à bout de faire sortir notre rosse de l’écurie. Il s’en trouva heureusement une autre qui la remplaça, car, dans ces moments-là, le tien et le mien n’étaient pas à l’ordre du jour. L’é­change que nous avions faite ne fut point à notre avantage, aussi, vers les dix heures du matin, fûmes-nous obligés de nous arrêter et d’entrer chez un curé de village pour obtenir quelques vivres. Nous continuâmes notre route jusqu’à la nuit. Notre cheval ne pouvait plus avancer, et nous étions encore à près de deux heures d’un premier village, pour trouver un gîte.

Dans notre perplexité, les uns opinaient pour se séparer, d’autres pour attendre. Ce dernier parti, c’était la mort par la gelée ! Le froid devenait toujours plus intense. Nous en étions là, lorsque nous entendîmes dans le lointain le trot de deux chevaux. Mes gaillards, munis de leurs fusils, comprirent d’abord qu’il fallait s’emparer des che­vaux de gré ou de force. Ce qui fut dit fut exé­cuté. Nous vîmes approcher deux domestiques, conduisant chacun un cheval en très bon état. Mes deux camarades les arrêtèrent avec le fusil sur la gorge, et, comme rien n’est plus éloquent qu’une démonstration pareille, nous fîmes atteler ces deux chevaux à notre char; à quoi ils se prê­tèrent de très bonne grâce; ma haridelle fut ainsi dignement remplacée, et nous arrivâmes heureusement dans un village nommé Lastein.

 

Nous passâmes une assez bonne nuit dans cet endroit, et nous décidâmes d’acheter le meilleur des chevaux qui nous avaient amenés. Il est vrai que je n’avais pas le sol, mais le sergent Strasser ayant pris part au pillage du trésor militaire, il avait quelques centaines de francs, qu’il partagea très généreusement avec nous, en répétant ce dicton peu chrétien : « A la guerre comme à la guerre I »

Le second domestique me demanda la permis­sion de voyager avec nous et d’atteler son cheval auprès du nôtre, ce qui lui fut généreusement accordé.

Tout en continuant notre route, nous nous ar­rêtâmes à onze heures du matin dans un grand village, où je demandai tout de suite la demeure du chirurgien. Je m’y rendis avec mes gens. Ce jeune homme, nouvellement marié, me reçut on ne peut mieux. Il examina ma blessure, se mit à sonder et à extraire la moitié d’une balle qui s’y trouvait encore. Enfin cet excellent homme me soigna le mieux possible. Je lui de­mandai s’il voulait échanger mon char contre son traîneau. Il accepta ma proposition, remplit le traîneau de paille, et y joignit une excellente peau de mouton pour préserver mes pieds du froid. Sa femme, compatissante comme lui, me donna un bon et grand mouchoir de coton pour m’enve­lopper la tête, et une bonne paire de gants de laine. Je payai au chirurgien la somme minime qu’il me demanda pour ses soins généreux, et fis cadeau à sa femme d’une petite épingle en or. Nous prîmes congé de nos aimables hôtes, et nous arrivâmes à la tombée de la nuit, avec nos nouveaux amis, à Insterbourg.

Deux jours après, nous étions à Königsberg, où j’avais l’intention de me reposer quelques jours à l’hôpital

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