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La nuit où Napoléon voulu se suicider

Dans la nuit du 12 au 13 avril 1814, à Fontainebleau, Napoléon tenta de se suicider. De cet évènement, seul Armand de Caulaincourt, duc de Vicence, fut le témoin direct, même si d’autres que lui, comme le baron Fain (qui ne fut pas introduit dans la chambre de l’empereur), Constant (qui ne fut appelé que plus tard), mais également Ségur, Belliard, Méneval ont également rapporté leur version des faits.

Nous avons pensé intéressant de présenter ici ces « témoignages », ainsi que la façon dont les historiens ont, par la suite, relaté les faits.

Les mémorialistes

Le général Caulaincourt, duc de Vicence (Fondation Napoléon)
Le général Caulaincourt, duc de Vicence (Fondation Napoléon)

Mémoires de Caulaincourt

Paris 1822 – 1825
Paris 1933

[1]Caulaincourt écrivit ses Mémoires entre 1822 et 1825, en se basant sur les notes qu’il avait écrit, presque journellement, sur les faits saillants auxquels il participait. Ces Mémoires sont … Continue reading

Nuit du 12 au 13 avril 1814. – A 3 heures l’Empereur me fit en effet demander. Il était couché; une lampe de nuit éclairait faiblement, comme de coutume, son appartement. « Approchez et asseyez-vous, » me dit-il dès que j’entrai, chose tout à fait comme son usage. Il prévoyait, me dit-on qu’on séparerait l’Impératrice et son fils de lui; qu’on lui réserverait toutes sortes d’humiliations; qu’on chercherait sûrement à l’assassiner, au moins à l’insulter, ce qui serait pour lui pire que la mort. La vie qu’il pouvait mener à l’île d’Elbe n’avait cependant rien qui le contrariât, la solitude n’avait rien qui l’effrayât. C’était une dette pour lui d’écrire l’histoire de ses campagnes, de payer le sacrifice de tant de braves par un hommage rendu à leur mémoire. Cet avenir, ce moyen de prouver à ses anciens compagnons qu’il n’avait pas oublié les services qu’ils avaient rendus à la patrie lui souriait même, mais il ne pouvait se résigner à se voir à la merci d’un vainqueur insolent, peut-être d’un geôlier, et il devait s’attendre à tout. Il se voyait menacé par des assassins, tous les moyens devant paraître bons aux traîtres qui l’avaient abandonné pour débarrasser les Bourbons de lui; on ne le laisserait pas arriver à l’île d’Elbe. Il avait bien pesé sa situation, bien réfléchi sur sa position. Il ne pouvait se soumettre à l’idée de voir son nom dans un traité qui ne faisait mention que de lui et de sa famille et qui ne stipulait rien pour la nation, ni pour l’armée, après avoir tant de fois consacré la gloire de l’une et de l’autre dans de semblables actes.

« Rappelez-vous toujours, me dit-il, tout ce que je vous ai dit hier, en un mot tout ce que je vous ai dit depuis votre retour de Paris, et notez-le. « 

Il s’arrêta un moment, puis il me prescrivit de prendre sous son chevet la lettre qu’il venait d’écrire à l’Impératrice et de la mettre dans ma poche. Il m’ordonna ensuite d’aller chercher, dans son cabinet et dans un nécessaire qu’il m’indiqua, un petit portefeuille de maroquin rouge, sur lequel était le portrait de l’Impératrice et de son fils et dans lequel se trouvaient toutes les lettres de cette princesse. Après un nouveau moment de silence : « Donnez-moi votre main,  » me dit l’Empereur et il la serra. « Embrassez- moi « , et il me serra contre son cœur avec émotion.

J’étouffais, j’avais peine à cacher mes larmes qui, s’échappant malgré moi, inondaient ses joues et ses mains. L’Empereur paraissait extrêmement touché:  » Je désire que vous soyez heureux, mon cher Caulaincourt, me dit-il avec une touchante bonté, vous méritez de l’être…  » Puis, s’arrêtant un instant, il reprit :

 » Dans peu je n’existerai plus. Portez alors ma lettre à l’Impératrice ; gardez les siennes avec le portefeuille qui les renferme, pour les remettre à mon fils quand il sera grand. Dites à l’Impératrice que je crois à son attachement; que son père a été bien mauvais pour nous, qu’elle tâche d’avoir la Toscane pour son fils, que c’est mon dernier vœu pour eux. L’Europe n’a aucun motif pour ne pas lui assurer cette existence convenable puisque je n’existerai plus ! Dites à l’Impératrice que je meurs avec le sentiment qu’elle m’a donné tout le bonheur qui dépendait d’elle, qu’elle ne m’a jamais causé le moindre sujet de mécontentement et que je ne regrette le trône que pour elle et pour mon fils, dont j’aurais fait un homme digne de gouverner la France. « 

Il me recommanda de leur rester attaché, de leur éviter l’effet des mauvais conseils qu’on ne manquerait pas de leur donner, de veiller à ce qu’ils n’agissent jamais que dans l’intérêt de la France, de parler de lui à son fils quand il serait en âge d’apprécier ce qu’il avait fait pour la gloire de cette chère France, d’être aussi franc avec lui que je l’avais été avec son père.  » Je vous estime, Caulaincourt, ajouta-t-il. Vous avez toujours rempli tous les devoirs d’un homme d’honneur ; vous trouverez dans votre conscience, dans la satisfaction intérieure que vous éprouverez et dans l’estime des gens de bien le prix de votre bonne conduite. Je n’ai à vous offrir que le camée qui est dans mon écrin. Prenez-le et conservez-le comme le dernier souvenir de votre Empereur. »

[2]Texte de la lettre de l’Empereur à Marie-Louise, d’après l’original autographe signé conservé dans les Archives de Caulaincourt (inédit) : « Fontainebleau, le 13 à 3 heures … Continue reading )

Il parlait d’une voix faible, avec l’accent de la souffrance et s’interrompait souvent comme quelqu’un qui éprouve des angoisses qui suspendent les facultés. Je ne puis dire tout ce que cette scène me faisait éprouver de douleur; je hasardai inutilement quelques questions; il n’y répondait que par ces mots :  » Écoutez-moi, le temps presse. » Je tâchai de savoir ce qu’il avait pris. Il éprouvait des hoquets et de grandes souffrances. Je je le suppliai de permettre que, pour ma propre tranquillité, j’appelasse le grand maréchal. Mon intention était de profiter de cette occasion pour faire demander Yvan, mais il se refusait obstinément à voir qui que ce soit.  » Je ne veux que vous, Caulaincourt!  » me dit-il. Comme j’insistais de nouveau pour appeler quelqu’un, il me dit qu’il me demandait comme dernier service de ne point le contrarier, que, connaissant sa position, je devais penser que sa mort serait peut-être le salut de la France et de sa famille, qu’il m’avait cru la force de caractère nécessaire pour comprendre la convenance du parti qu’il avait pris et ne pas chercher à prolonger son agonie, que ce qu’il avait éprouvé depuis quinze jours était bien plus douloureux que le moment actuel. Je cherchai vainement à m’échapper , à appeler quelqu’un près de lui; il me retenait avec une force irrésistible.

Les portes étaient fermées, le valet de chambre ne m’entendait pas. Le hoquet augmentait ; ses membres se raidissaient ; son estomac et son cœur se soulevaient. Les premiers efforts pour vomir furent inutiles : l’Empereur parut un moment devoir y succomber. Un froid de glace avait succédé à
une sueur froide, puis à une chaleur brûlante. Dans un intervalle un peu plus calme, il me dit de remettre son beau nécessaire au prince Eugène comme un souvenir, de garder pour moi son plus beau sabre et ses pistolets, outre son portrait en camée. « Vous direz à Joséphine que j’ai bien pensé à elle. » Après m’avoir parlé longtemps d’une voix affaiblie et saccadée : « Donnez un de mes sabres au duc de Tarente, me dit-il encore, ce sera un souvenir de sa loyale conduite envers moi. « 

Cette phrase fut prononcée d’une voix presque éteinte, que le hoquet et les violentes nausées avaient souvent interrompue comme les précédentes. sa peau était sèche, froide ; elle était, par moment, couverte d’une sueur glaciale : je crus qu’il allait rendre le dernier soupir dans mes bras et, cette fois, je pus m’échapper un instant pour appeler son valet de chambre ou Roustam et faire chercher M. Yvan et le grand maréchal.

L’Empereur m’appela, me reprocha de troubler ses derniers moments; il se dépitait, se plaignait du lent effet de la préparation d’opium qu’il avait prise.

« Qu’on a de peine à mourir, s’écriait-il, qu’on est malheureux d’avoir une constitution qui repousse la fin d’une vie qu’il me tarde tant de voir finir ! « 

Son agitation, son impatience du peu d’effet de ce qu’il avait pris étaient extrêmes et ne peuvent se décrire. Il appelait la mort avec plus de ferveur qu’on n’en a jamais mis à demander la conservation de la vie. Il venait de me nommer l’opium. Je lui demandai comment il l’avait pris; il me dit
 » Dans un peu d’eau.  » J’examinai le verre qui était encore sur son nécessaire ainsi qu’un petit papier. Il y restait, en effet, quelque chose. Les nausées étant devenues plus violentes, il ne fut plus maître de s’empêcher de vomir, comme il l’avait été jusqu’alors. Le vase que je lui donnai n’arriva pas à temps ; il reçut, cependant, une partie de ce premier vomissement qui se renouvela à plusieurs reprises, amenant quelque chose de grisâtre. L’Empereur paraissait au désespoir de ce que son estomac se débarrassait de cette préparation; mes questions l’amenèrent ensuite à m’avouer qu’il la portait dans un petit sachet suspendu à son cou, depuis le hourra de Maloiaroslavets; que, ne voulant pas courir le risque, en cas d’événement, de rester vivant entre les mains des ennemis, il s’était fait donner ce paquet dont la dose, l’avait-on assuré, était plus que suffisante pour tuer deux hommes. 

Il m’a dit depuis qu’il croyait que c’était la même préparation que celles dont s’étaient servis Condorcet et le cardinal de Loménie. Il ajouta qu’il avait de la répugnance pour un autre genre de mort, qui laissait des traces de sang au corps ou un visage mutilé ; que, pensant qu’on l’exposerait après sa mort, il avait voulu que sa fidèle Garde reconnût encore, sur son visage, le calme qu’elle lui connaissait au milieu des batailles.

Les vomissements se succédaient ou plutôt les effets, car ils avaient maintenant peu de résultats. Je trouvais qu’on était bien longtemps à arriver; mais tout le monde dormait; il fallait le temps de se lever, de s’habiller. Enfin le grand maréchal entra. L’Empereur ne parlant point, je lui racontai ce qui venait de se passer et ce que m’avaient dit les valets de chambre.  » Qu’il est donc difficile de mourir dans son lit, nous dit l’Empereur, quand si peu de chose tranche la vie à la guerre ! » Je questionnai M. Yvan qui survint et le nommai à l’Empereur qui l’appela et lui dit de lui tâter le pouls. Il se plaignait toujours d’envie de vomir  » Docteur, lui dit-il, donnez-moi une autre dose plus forte et quelque chose pour que ce que j’ai pris achève son effet. C’est un devoir pour vous, c’est un service que doivent me rendre ceux qui me sont attachés. » Le chirurgien s’en défendit en disant qu’il n’était pas un assassin, qu’il était près de lui pour le soigner, pour le faire vivre et qu’il ne ferait jamais une chose contre sa conscience; qu’il le lui avait encore récemment déclaré, lorsqu’il lui avait demandé les moyens de mourir, qu’il ne pouvait que lui répéter la mérite chose.

Nous étions tous consternés, accablés ; chacun se regardait dans le plus morne silence, car chacun sentait que la mort eût en effet été un bienfait pour l’Empereur, mais personne ne répondait, comme il le désirait, à ses pressantes instances. Les nausées redoublèrent; on appela le valet de chambre Constant. M. le comte de Turenne entra avec lui. L’Empereur réitéra ses instances près de M. Yvan. Celui-ci déclara qu’il le quitterait plutôt à l’instant que de s’exposer à de semblables propositions. Il sortit et ne reparut plus.

L’Empereur souffrait extrêmement. Il était tantôt calme, tantôt agité et son visage était profondément altéré, on peut dire renversé, les traits contractés. Nous restâmes tous chez lui jusque vers les 7 heures. Je le quittai un moment pour expédier les ratifications qu’attendait M. Orloff, que j’aurais voulu bien loin du palais dans cet instant, craignant qu’il ne transpirât quelque chose de cet événement, sur lequel nous avions recommandé le plus profond silence aux valets de chambre et au service intérieur, qui ne pouvaient, au reste, en avoir qu’une connaissance confuse. L’Empereur me fit rappeler un moment après. Il me demanda si on savait dans le palais ce qui s’était passé. Il paraissait au désespoir que sa forte constitution eût repoussé la mort qu’il appelait de tous ses vœux. Il la préférait à l’humiliation de ratifier ce traité qui ne stipulait que ses intérêts. « Jamais je ne le signerai « , disait-il.

Ses souffrances et son changement augmentaient sensiblement ; il me parla longuement, mais avec effort, puis il s’assoupit et tomba dans une espèce d’accablement et d’atonie, dont je voulus le faire sortir en lui parlant de la convenance, de la nécessité même de voir le duc de Tarente, qui voulait retourner à Paris et avait déjà demandé deux fois à le voir. Je l’engageai à faire un effort, à le recevoir un moment, même sans sortir de son lit en alléguant qu’il était malade. Je lui fis même remarquer que M. le maréchal, l’ayant vu, démentirait au besoin ce qu’on pouvait dire sur ce qui s’était passé pendant la nuit. Il me répondit qu’il ne voulait pas le recevoir dans son lit.  » Donnez-moi le bras « , me dit-il. Il tenta de faire quelques pas dans son appartement, mais ses jambes n’avaient pas la force de le supporter. Il était d’un changement effrayant et à peine pouvais-je le soutenir. Je le traînai à la fenêtre qu’il me fit ouvrir. L’air sembla le ranimer un peu, mais il fallut appeler Roustam (note : il faut sans doute ici lire Constant, car Roustam ne revint à Rambouillet que le 13 au soir, et ne parle pas de ces évènements dans ses Memoires) pour m’aider à le replacer dans son lit. Ce ne fut pas sans peine, tant l’Empereur était abattu. Ses membres semblaient frappés d’atonie: ils étaient sans ressorts. Je causai encore un moment avec lui, en le suppliant de prendre quelque chose et de reposer pour pouvoir recevoir le maréchal de Tarente à midi. Je sortis de chez l’Empereur en lui disant que j’allais m’occuper de toutes les affaires qu’il me semblait indispensable de terminer.

Cette scène intérieure avait transpiré sans détails. J’en eus la preuve, dès que je fus sorti de chez Sa Majesté. Rentré chez moi, je notai les détails et toutes les paroles de l’Empereur dans cette terrible nuit. Je fus ensuite chez le duc de Tarente, qui était désireux de prendre congé de l’Empereur. Je rentrai donc chez lui, vers 11 heures, pour le presser de le recevoir. On lui fit boire quelque chose, sans que l’estomac en eût souffert. L’Empereur était plus calme ; il avait vu M. de Bassano et savait que tout était prêt pour l’échange des ratifications. Il avait aussi causé avec M. le grand maréchal, qui était décidé à l’accompagner à l’île d’Elbe. Il était touché de ce noble dévouement et n’en parla qu’avec émotion :  » J’ai pris mon parti, me dit-il ensuite, après un moment de silence. Je viens de causer avec Maret. Il vous remettra les expéditions de la Secrétairerie d’État pour les ratifications. Je vivrai, puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille. Il y aura aussi du courage à supporter la vie après de tels événements. J’écrirai l’histoire des braves « 

Il me chargea de tout disposer pour les ratifications, afin qu’il pût expédier le maréchal de Tarente et que M. Orloff quittât Fontainebleau. Quoique très faible et toujours fort défait, il se leva. A peine pouvait-il se soutenir. Il fallut l’asseoir et ouvrir la croisée; l’air le ranima et il se remit assez pour qu’on put l’habiller suffisamment pour recevoir le maréchal (…)

References

References
1 Caulaincourt écrivit ses Mémoires entre 1822 et 1825, en se basant sur les notes qu’il avait écrit, presque journellement, sur les faits saillants auxquels il participait. Ces Mémoires sont parmi les plus intéressantes et les plus utiles sur cette poque, mais ne furent publiés qu’en 1933.
2 Texte de la lettre de l’Empereur à Marie-Louise, d’après l’original autographe signé conservé dans les Archives de Caulaincourt (inédit) : « Fontainebleau, le 13 à 3 heures du matin. Ma bonne Louise, j’ai reçu ta lettre. J’approuve que tu ailles à Rambouillet où ton père viendra te rejoindre. C’est la seule consolation que tu puisses recevoir dans nos malheurs. Depuis huit jours j’attends ce moment avec empressement. Ton père a été égaré et mauvais pour nous, mais il sera bon père pour toi et ton fils. Caulaincourt est arrivé. Je t’ai envoyé hier la copie des arrangements qu’il a signés qui assurent un sort à ton fils. Adieu, ma bonne Louise. Tu es ce que j’aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que par le mal qu’ils te font. Toute la vie tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à mon fils. Adieu, chère Louise. Tout à toi. – NAPOLÉON. 

A cette lettre est jointe une note de M. de Caulaincourt ainsi conçue :  » Lettre écrite par l’empereur Napoléon à l’impératrice Marie-Louise dans la nuit du 12 au 13 avril lorsqu’il croyait mourir à la suite du poison qu’il avait pris. Il m’avait chargé de la fermer et de la lui remettre; il m’a ensuite dit de la garder.  »

(in Les Français vus par eux-mêmes – Le Consulat et l’Empire – A. Fierro, p. 327