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Dupuy, Victor, chef d’escadron, à la Berezina

[1]Victor Dupuy, né le 27 novembre 1777, à Jarnac, mort en 1857 Bivouaqués toujours auprès du quartier général, nous pouvions nous procurer des abris plus facilement que par le passé, sans avoir cependant plus de ressources. Le froid était devenu moins rigoureu.x, de sorte qu’arrivés à la Bérésina, nous trouvâmes cette rivière déprise et charriant des glaçons.

Alexandre Louis Robert de Girardin
Alexandre Louis Robert de Girardin

Quelques heures avant d’y parvenir, je rencontrai le colonel Mathis et le major Lacroix du 2e chasseurs, qui me causèrent une bien agréable surprise en me donnant un coup de vin, liqueur dont j’avais perdu complètement le goût. Ils étaient établis dans une mauvaise baraque, avec le général Girardin [2]Alexandre Louis Robert de Girardin (1776 – 1855 ), Comte d’Ermenonville , commandant la brigade dont leur régiment faisait partie.

Cet officier général était bien loin alors de l’habitude d’un langage doré ; j’eus souvent occasion de le voir pendant le reste de la retraite en allant visiter mes amis ; chaque fois il me demandait d’un ton dur : « Qui êtes-vous? » Chaque fois je déclinai mes noms et qualités, un peu étonné, je l’avoue, d’une interpellation si fréquemment récidivée qu’elle en était désobligeante.

Je le revis en 1821, dans le salon de M. le duc de Broglie, mais je me gardai bien de l’aborder ; notre religion n’était plus la même !

Deux ponts avaient été établis sur la Bérésina; le passage n’étant pas permis lorsque nous y arrivâmes, chacun chercha à se caser tant bien que mal au bivouac. J’errais autour des feux allumés par ceux qui nous avaient devancés, pour tâcher d’y trouver une place, lorsque j’en avisai un, près duquel il n’y avait que deux personnes, je m’en approchai et demandai la permission de me chauffer ; elle me fut obligeamment accordée. Peu de moments après, je vis apporter une marmite pleine de neige que l’on mit auprès du feu. J’avais appris, dans la conversation, que mon hôte était un officier supérieur d’artillerie.

« Commandant, lui dis-je, qu’allez-vous mettre dans cette marmite». — Je vais me répondit-il, y faire cuire un peu de riz. — Parbleu, l’occasion est bonne, fis-je; j’ai dans ma sacoche une poule que je porte depuis Smolensk, elle est gelée et dure comme un roc ; je la gardais pour la dernière extrémité, mais qui sait ce qui arrivera demain ! Voulez-vous que je la fasse cuire dans votre riz et nous ferons table commune? » Il accepta : je tirai la poule de ma sacoche ; elle dégela promptement et, après sa cuisson, nous fimes un fort bon souper, qui fut terminé par un verre d’eau-de-vie.

Je couchai sous un caisson, tandis que mon cheval, attaché à la roue, mangeait un peu de mauvaise paille arrachée du toit d’une maison voisine et pour la possession de laquelle il avait fallu passablement me débattre.

Réveillé de bonne heure le lendemain, par la foule qui se rendait au pont, je bridai, montai mon cheval ; j’attendais le passage de ma compagnie, lorsque je vis le chef d’escadrons Oiflier du 1er carabiniers, qui me dit que les officiers de l’escadron devaient passer isolément la rivière et se réunir sur l’autre rive. Je partis donc avec lui. Arrivés au lieu du passage, nous vîmes une foule immense qui grossissait à chaque instant et se pressait pour gagner le pont, dans un désordre épouvantable.

Mon collègue Oiflier montait un cheval de forte taille et très vigoureux encore ; il me dit de le suivre et pénétra dans la foule, au milieu de laquelle il se faisait faire place. Je le suivis d’aussi près que possible et me donnai bien garde de m’en laisser séparer ! Parvenu à la hautour du pont, il fit faire un à droite à son cheval et continua d’avancer ; nous parvînmes ainsi lentement, au milieu des jurements, des vociférations qu’on vomissait contre nous, à gagner le pont sauveur ; il était presque entièrement libre tant son entrée était obstruée; près d’elle et des deux côtés, beaucoup de malheureux se débattaient dans la rivière et il était impossible de leur porter secours !

Jamais spectacle aussi affreux, n’avait frappé mes regards ! ! Après avoir franchi le pont, nous trouvâmes un officier placé en station pour indiquer aux survenants le lieu du rassemblement de l’escadron sacré, nous nous y rendimes. Peu de temps après, on fit l’appel dans chaque compagnie, il ne manquait personne. Dans cette circonstance critique, je dus certainement mon salut au commandant Oiflier; si j’eusse été seul pour traverser la masse désespérée qui encombrait les abords du pont, il eût été douteux qu’avec mon faible cheval de troupe j’eusse pu y parvenir. Sa rencontre fut donc pour moi, un bienfait de la Providence!

Formés en colonne serrée par compagnies, nous étions placé en avant de la cavalerie de la Garde impériale; l’Empereur était entre les deux corps ; c’était dans cet ordre, disait-on, que nous allions tenter le passage à travers l’armée de Tchitchakoff. Résolus comme nous l’étions tous, le succès n’était pas douteux, mais la victoire remportée sur l’armée russe par le brave maréchal Ney rendit nos bonnes dispositions inutiles.

A Vilna (Faber du Faur)
A Vilna (Faber du Faur)

Restés en position toute la journée, nous primes, le soir, la route de Wilna qui nous était ouverte. Dès la nuit suivante, le froid devint plus rigoureux, fut toujours en empirant et parvint à une telle intensité qu’un jour, en cheminant avec le major Lacroix, nous comptâmes jusqu’à cent neuf soldats, qui, dans un fort court espace de temps, tombèrent morts sur la route. Ils étaient presque tous Bavarois ou Wurtembergeois.

On peut remarquer, dans cette désastreuse retraite, que les hommes du Nord soutinrent moins facilement que nous l’épouvantable intempérie du climat et de la saison, ainsi que les privations de toutes sortes que nous eûmes à subir ; ce qui provint sans doute de ce que les nations germaines ne sont pas douées, au même degré que nous, de la mobilité d’esprit, de l’énergie de caractère si nécessaires pour surmonter tant de maux !

Le malheureux frappé par la gelée était pris d’un invincible besoin de sommeil et tombait assis sur la route ; un sourire sardonique contractait sa figure, le sang jaillissait par la bouche, par le nez et le corps tombait sans vie ; une minute suffisait. Ses camarades le dépouillaient de ses vêtements, s’en couvraient et, peu de moments après, éprouvaient le même sort et un traitement pareil ! J’avais dans ma sacoche quelques morceaux de biscuit de mer, nous voulûmes en manger, mais il était si fortement gelé que, n’ayant pu en détacher la plus mince parcelle, il fallut y renoncer.

Peu de moments après cette tentative infructueuse, Lacroix s’écria en me regardant : « Frotte vite ton nez avec de la neige, il est gelé. » Je le fis aussitôt et ressentis une douleur piquante que je n’avais point éprouvée avant cette opération, la partie atteinte de la gelée restant d’abord insensible. Les premiers jours, je ne m’approchai du feu qu’avec précaution et le dos tourné vers lui ; je me frictionnai souvent avec de la neige. Il se forma bientôt une croûte qui s’enleva comme un faux nez de carton et il ne me resta qu’une rougeur extraordinaire qui ne se dissipa que longtemps après.

Il fut heureux pour moi d’avoir été prévenu temps, car sans cela, au premier feu dont je me fusse approché, le nez, en me mouchant, fût resté dans ma main.

Enfin, après des souffrances inouïes, nous parvînmes aux portes de Wilna; elles étaient fermées ; personne, disait-on, ne pouvait encore entrer ; c’était le jour le plus froid de l’année (27 degrés au-dessous de zéro) ; je me trouvais avec mon brave ami Rambourg, capitaine au 1 er chasseurs, qui m’avait remplacé auprès du général Jacquinot, et quelques officiers du 7 e hussards ; nous attendions que la porte s’ouvrit, lorsque tout à coup je fus pris d’une lassitude de sommeil ; la gelée me saisissait, je voulus m’asseoir, c’était pour moi la mort. Mes compagnons m’en empêchèrent, me prirent sous les bras et me forcèrent à marcher ; dans peu d’instants, le sang reprit sa circulation et je me trouvai mieux.

Joachim Murat, grand-Duc de Berg en 1806, puis roi de Naples
Joachim Murat, grand-Duc de Berg en 1806, puis roi de Naples

Le roi de Naples vint à passer ; je me plaçai sur sa route à la tête des officiers qui m’accompagnaient; je le saluai, il me reconnut, me fit signe de le suivre; les portes de la ville s’ouvrirent devant lui ; nous entrâmes à sa suite. A peu de distance de la porte, se trouvait un magasin de liqueurs ; il n’y en avait plus que quelques bouteilles d’un demi-litre environ, du prix d’un frédéric d’or chacune (21 fr. 50) ; les bourses, les ceintures furent visitées ; la somme nécessaire réunie, nous en primes chacun une et, trinquant à un meilleur avenir, nous les vidâmes lestement en buvant à même la bouteille.

C’était de la liqueur de cannelle, si peu forte qu’elle ne nous monta point à la tète et nous réconforta cependant si bien, que depuis, je n’éprouvai aucune incommodité. En sortant de chez le liquoriste je retrouvai quelques officiers du régiment avec lesquels je m’établis dans un mauvais cabaret tenu par un juif. L’argent nous manquait à tous ; j’avais quelques feuilles de paiement arriérées du grade de capitaine ; j’en donnai une partie, avec mon livret au lieutenant Korte qui en toucha le montant chez le payeur de l’armée, nommé Besson.

Ce fut le dernier paiement que fit ce comptable ; par une singularité assez remarquable, je le vis en 1831, préfet de la Charente. Colonel aujourd’hui du 1 er de chasseurs d’Afrique qui tient tout ce qu’il promettait alors, Korte me rapporta environ mille francs. J’en pris cent cinquante, et dis à mes compagnons : « Partagez-vous le reste ; voici mon carnet et mon crayon, que chacun de vous inscrive avec son nom, la somme qu’il prendra. » Ils le firent et, lorsque le régiment fut réuni, je rentrai dans mes avances.

Le général Sébastiani
Le général Sébastiani

Le lendemain, en parcourant la ville dans laquelle nous éprouvàmes à peu de chose près les mêmes déceptions qu’à Smolensk, je trouvai le général Jacquinot et l’adjudant commandant Tavernier qui m’emmenèrent loger avec eux ; ils me prévinrent que tous ceux qui faisaient partie de l’escadron sacré devaient se trouver à cheval à minuit, dans la cour de l’hôtel occupé par M. le général Sébastiani, capitaine de la 2e compagnie. J’en informai les officiers du 7e en leur indiquant le logement du général.

A l’heure dite, nous nous trouvâmes au rendez-vous ; on nous invita à mettre pied à terre et à monter dans les appartements du général qui nous annonça le départ de l’Empereur pour la France, nous engagea à ne pas nous désunir et nous informa que, dans peu d’instants, nous nous mettrions en marche pour gagner Kowno.

Je lis à cette occasion, dans la notice citée au chapitre précédent : « Ce départ de l’Empereur, qui avait été prévu depuis trois ou quatre jours et dont on parlait, mais vaguement, fit murmurer quelques officiers dont l’esprit était aigri par le malheur et les souffrances; mais ceux à qui il était encore possible de réfléchir, et c’était le plus grand nombre, comprirent de suite que Napoléon serait plus à même en France qu’à la tête des débris de son armée, d’organiser les moyens de réparer les désastres de la campagne de Russie (les batailles de Lutzen et Bautzen l’ont prouvé) et que d’ailleurs, s’il fût resté avec eux, la marche sur le territoire prussien, du Niémen à l’Elbe, n’eût pas été aussi paisible, les dispositions hostiles de la Prusse se montrant déjà dans quelques-uns de ses généraux. »

En terminant ce chapitre, je dois confesser un léger méfait que les circonstances rendirent peut-être excusable. M’étant approché du feu dans le salon de M. le général Sébastiani , je vis, dans l’encoignure du manteau de la cheminée, une bouteille couverte d’un bouchon à moitié sorti ; je la soulevai, elle était pleine. La plaçant vivement sous mon manteau, je sortis en faisant signe à un de mes camarades de me suivre. Dès que nous fûmes dans l’antichambre, je goûtai le contenu de la bouteille; c’était d’excellent vin. Nous la vidâmes lestement. Je rentrai dans le salon, remis la bouteille à sa place et sortis, riant du désappointement qu’éprouverait son propriétaire en la retrouvant vide.


 

References

References
1 Victor Dupuy, né le 27 novembre 1777, à Jarnac, mort en 1857
2 Alexandre Louis Robert de Girardin (1776 – 1855 ), Comte d’Ermenonville