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24-25 juin 1812 – Le passage du Niémen

 

Quatre routes s’offraient, en principe, à Napoléon, au début de la campagne de Russie :

  • la première, au sud, par les provinces méridionales de l’empire russe. Il faut alors franchir le Bug à Brezesc-Litowski (Brest Litovsk), longer la rive droite du Pripet jusqu’au Dniepr, au-dessus de Kiev, puis remonter vers le nord pour atteindre Moscou.

  • la deuxième passe par Grodno, Minsk, Smolensk puis Moscou.

  • la troisième, parallèle à la seconde, mais plus au nord, passe par Kowno (aujourd’hui Kaunas, en Lithuanie), Wilna (Vilnius), Vitebsk et Moscou.

  • la quatrième, enfin, mène à Saint-Pétersbourg, par Tilsitt, Mitau, Riga.

Les deux routes extrêmes (au nord et au sud) sont vite abandonnées, présentant trop de risques d’attaques de flanc de la part des russes. Et c’est finalement la route passant par Kowno et Wilna qui est choisie par Napoléon.

Naypoléon en 1812
Naypoléon en 1812

Alexandre en 1812
Alexandre en 1812

Les russes, à cette époque de l’année, s’ils ont des avant postes le long de leur frontière naturelle, c’est-à-dire le long du Bug, de la Narev et du Niémen, ont cependant leur véritable ligne de défense le long de la Dwina et du Dniepr. La première coule vers le nord et la Baltique, le second vers le sud et la Mer Noire. 

Barclay de Tolly

Barclay de Tolly

Le général Bagration. (Georges Dawe)
Le général Bagration. (Georges Dawe

Ils sont groupés en deux masses importantes :

  • sur la Dwina, de Vitebsk à Dunabourg

  •  sur le Dniepr, de Smolensk à Rogaczew.

La première (environ 170.000 hommes), avance jusqu’à Wilna, la seconde (100. 000 hommes) jusqu’à Minsk. Elles peuvent se réunir ou agir séparément. 

Barclay de Tolly commande la première, il a son quartier général à Wilna, avec des avant postes à Kowno, sur le Niémen.

Bagration commande la seconde, avec son quartier général à Minsk et des avant postes à Grodno, également sur le Niémen.

Napoléon décide de se porter sur Kowno, à l’endroit où le Niémen fait un angle, coulant jusque là du nord au sud, pour prendre ici la direction ouest. Son idée est de se porter sur Wilna, où il sera entre les deux armées russes, qu’il pourra séparer et affronter séparément.

Il fait alors venir à lui les corps d’armée de Davout, Oudinot et Ney, la Garde ainsi que deux des quatre corps de cavalerie de réserve, soit près de 200.000 hommes. Macdonald passera le fleuve plus à l’ouest, à Tilsitt. Avec ses 30.000 hommes il assurera ainsi la sécurité du fleuve et opérera ensuite vers la Courlande.

Par ailleurs, Napoléon charge Eugène (80.000 hommes) de passer le fleuve à Prem, et, plus à droite (à l’est) encore, le roi Jérôme (70.000 hommes)  devra en faire autant à Grodno.

Napoléon quitte Königsberg le 17 juin et, longeant la Pregel, passe à Velhau, Insterbourg, Grumbinnen, où il inspecte les troupes. 

Général comte Guyot : « 18 juin à Gumbinnen. J’escorte l’Empereur. Beau temps, pays plat bien cultivé et bien arrosé. Les habitants sont propres et bien logés; le costume du paysan est français, on y parle plus volontiers l’allemand que le polonais. Sa Majesté a passé en revue le 18 deux divisions du 1er corps. »

Il est le 22 à Wilkowisk. Le général Guyot est toujours avec l’Empereur :

« Par Stalouponen et Virballen. Cette dernière qui est déjà du grand-duché de Varsovie est fort sale parce que la population est en partie juive. Arrivé à Vilkoviski le 20  à 9 heures du matin. Jusqu’au 22 à 4 heures et demi du matin, que l’Empereur est parti. »

De même que le commissaire des guerres Alexandre Bellot de Kergorre : « Au bout de quatre à cinq jours, nous nous rendîmes à Gumbinen, puis à Wilkowisky, ce méchant trou d’où l’Empereur, le 22 juin, déclara la guerre à la Russie. »

De là au Niémen, une grande forêt.

Il écrit à Marie-Louise (il le fait presque tous les jours, depuis qu’il a quitté Dresde) : (voir la correspondance de Napoléon)

« Ma bonne Louise,

Je suis ici, je pars dans une heure. La chaleur est excessive, c’est la canicule. Ma santé est bonne. Je recevrai ce soir une lettre de toi. Je te prie de te ménager et de te bien porter, tu sais combien je prends intérêt à toi. J’espère dans trois mois te trouver bien. Le petit roi se porte, à ce que l’on me mande, à merveille. Fais moi connaître quand tu as le projet de partir. Ai soin de marcher de nuit, car la poussière, la chaleur est bien fatigante et pourrait altérer ta santé; mais en allant la nuit, à petite journée, tu supporteras bien la route. Adieu, ma douce amie. Sentiments sincères d’amour. »

Le 23 juin, après avoir passé la nuit dans une petite ferme à Nouragaviki, l’empereur arrive, au sortir de la forêt, aux abords du Niémen. 

Rapp :  » Nous marchâmes en avant, nous arrivâmes au Niémen : cinq ans auparavant il avait été témoin de nos victoires; l’armée ne l’aperçut qu’avec des cris de joie. »

De ce coté du fleuve, la rive est haute et domine l’autre rive, en forme de plaine, sur laquelle rien n’annonce la présence de l’ennemi. 

Montesquiou : « En Pologne et en Russie, la rive occidentale de tous les fleuves qui coulent du Midi au Nord et réciproquement est haute et abrupte. La rive opposée est basse et plate. La berge proéminente n’est pas toujours près du bord. Elle en est ou voisine ou peu éloignée, comme si le courant inégal du fleuve l’avait abandonnée. Celle du Niémen n’en est qu’à un petit nombre de toises, de sorte qu’elle est cultivée. »

Jean-François Boulard, major de l’artillerie des chasseurs à pied de la Garde : « Les rives du Niémen, sur la rive gauche par où nous arrivions sont bordées de hauteurs et le long de la rive droite s’étendaient de vastes plaines. »

Alexandre Bellot de Kergorre, commissaire des guerres : « Des collines escarpées le commandaient et sur la rive s’étendait une plage assez grande entourée de bois en amphithéâtres. »

Au cours d’une reconnaissance quelques jours plus tôt, le général Haxo a découvert, à un endroit portant le nom de Poniémon, une courbure très marquée du Niémen, entourant une rive droite plate à cet endroit, et où le passage sera aisé et que l’on pourra aisément protéger par de l’artillerie postée sur la rive gauche.

Napoléon emprunte le manteau d’un lancier polonais et s’en va reconnaître la position, accompagné de Haxo. 

Rapp : « Napoléon se rendit aux avant-postes, se déguisa en chasseur et reconnut les bords du fleuve avec le général Axo. »

Général comte Guyot : « L’Empereur, sans s’arrêter que pour se déguiser en officier polonais, est monté à cheval pour aller avec un officier du génie et le prince de Neuchâtel seulement jusque sur le bord en face de Kowno, deux lieue, et de là en remontant la rive gauche du Niémen jusqu’à trois lieues pour reconnaître une position propice à établir trois ponts de passage. »

Comte Roman Soltyk : « Le 23 juin, nos cavaliers reposaient encore dans les bivouacs, lorsqu’une voiture de voyage, attelée de six rapides coursiers et arrivant au grand trot par la route de Königsberg, s’arrêta tout à coup au milieu de notre camp ; elle n’était escortée que de quelques chasseurs de la Garde, dont les chevaux étaient haletants et harassés de fatigue.

La portière s’ouvrit, et l’on vit Napoléon sortir avec vivacité de la voiture, accompagné du prince de Neufchâtel ; aucun aide de camp, aucun officier d’ordonnance ne se montraient. Peu après, le général Bruyères arriva seul, au galop. Napoléon était vêtu de son uniforme de chasseur de la Garde ; il paraissait très fatigué du voyage, et ses traits offraient l’empreinte de la préoccupation. Quelques officiers, parmi lesquels je me trouvais, ainsi que le major du régiment (Suchorzewski) accoururent. Napoléon demanda la route du Niémen, et s’informa où étaient les avant-postes. Il fit diverses autres questions sur la position des Moscovites… Il mit bas son habit, le prince de Neufchâtel de même ; Suchorzewski, moi et le colonel Pagowski, qui venait d’accourir, suivîmes son exemple, ainsi que le général Bruyères ; de sorte que nous nous trouvâmes cinq ou six personnes en chemise au milieu du bivouac, entourant l’Empereur, et chacun de nous tenant son uniforme à la main. Les Polonais offraient les leurs aux Français, ce qui présentait un tableau singulièrement original. De tous nos uniformes, la redingote du colonel Pagowski et son bonnet de police convinrent le mieux à l’Empereur. On lui avait d’abord présenté un bonnet d’officier de lanciers ; mais il avait refusé, disant qu’il était trop lourd. Tout cela fut l’affaire de quelques minutes. Berthier se revêtit aussi d’un uniforme polonais… L’Empereur s’élança vers le fleuve. A son retour, nous remarquâmes un changement visible dans sa figure ; il avait l’air gai, et même d’une humeur enjouée, étant sans doute satisfait de l’idée de la surprise qu’il préparait aux Moscovites pour le lendemain, dont il avait calculé d’avance les résultats. On lui apporta quelques rafraîchissements, qu’il mangea au milieu de nous, sur la grande route ; il semblait prendre plaisir à son travestissement, et nous demanda, à deux reprises, si l’uniforme polonais lui allait bien. Après avoir déjeuné, il nous dit en riant – « A présent, il faut rendre ce qui n’est pas à nous. » Puis il ôta les vêtements qu’il avait empruntés, reprit son uniforme de chasseur de la Garde, remonta en voiture, accompagné de Berthier, et partit brusquement. Le même jour, il visita d’autres points du Niémen, et choisit celui de Poniémon pour franchir le fleuve. Le général Haxo l’accompagnait dans cette course. »

Victor de Castellane, aide de camp du général Mouton : « L’Empereur a pris la redingote d’un officier; suivi seulement du grand écuyer auquel j’avais prêté mon manteau, du prince de Neuchâtel, du prince d’Eckmühl dans un costume semblable, ils sont allés visiter les bords du Niémen. »

Montesquiou : »A minuit, l’Empereur visita les bords du fleuve sous un déguisement. On a dit que, dans cette promenade, il tomba de cheval. Il était persuadé que le passage du fleuve lui serait disputé, et il se plaisait à le croire. Dans une bataille, il était sûr du succès ; mais une longue marche pouvait lui ravir tous les éléments de la victoire. Un chef de bataillon eut l’idée de traverser à lui tout seul le fleuve pour savoir ce qui se passait sur l’autre rive. Il n’y trouva aucun poste, aucun soldat. Il s’avança, interrogea de rares habitants, apprit d’eux que l’armée s’était retirée et vint en informer l’Empereur. C’était assurément rendre un important service, mais ce service improvisé en dehors de la hiérarchie manquait de légalité. »

Satisfait de ce qu’il voit, il ordonne que les ponts soient jetés la nuit même. « C’est le général Éblé qui a dirigé la position des ponts » (Général comte Guyot), avec l’aide de la 1e division du corps d’armée de Davout, la division Morand.

L’opération commence donc le soir même. Quelques voltigeurs de Morand traversent en barques le Niémen et aident les pontonniers, qui fixent les amarres devant assurer les bateaux qui constitueront les ponts. 

Le lieutenant Gervais raconte :

« On voyait sur la rive droite des éclaireurs russes, la plupart cavaliers, qui allaient et venaient sans trop s’approcher. A une certaine distance en arrière, on voyait quelques troupes sur des hauteurs, hors la portée du canon. Tout cela pouvait faire croire que les Russes étaient en grand nombre dans ces parages. Les équipages des pontons arrivèrent. Des ouvriers du génie tranchèrent la pente de la berge du fleuve pour la rendre accessible aux voitures. On travailla à construire trois ponts ; dans le courant de la nuit, ils furent terminés. »

Trois sont rapidement jetés (un quatrième restera en réserve).

Rapp : « Éblé se mit à l’ouvrage; les pontons furent placés à minuit : à une heure, nous étions sur la rive droite et le général Pajol à Kowsno ; Bagawouth l’avait évacué, nous l’occupâmes sans coup férir. « 

Général comte Guyot : « C’est dans la nuit du 23 au 24 que dans trois heures ces ponts ont été placés dans une position où le passage a pu être protégé par du canon. »

Le comte Soltyk : « Les ponts que l’on allait construire étaient uniquement composés de pontons amenés avec l’armée ; on n’avait trouvé sur les lieux, aucune embarcation, grande ou petite, qui aurait pu servir, même pour faire traverser le fleuve aux troupes légères destinées à couvrir les travaux des ponts ; c’est pourquoi l’Empereur eut d’abord l’idée de faire traverser à la nage le Niémen par la cavalerie légère et de me confier la direction de cette opération. »

La nuit est courte, en  ces premiers jours de l’été, sur les bords du Niémen.

Le médecin Henri de Roos : « La nuit était très belle, à peine obscure; le crépuscule et l’aurore se rejoignaient pour nous éclairer comme le jour. »

Caulaincourt :  » L’Empereur rejoignit le quartier général (…) à deux heures du matin  (…) le jour pointait »

Général Bro : « Napoléon allait coucher le lundi 21, sous la tente, devant la ferme de Naugaraidski, à une demi-lieue du Niémen. Là fut rédigée la fameuse proclamation aux troupes. »

Les troupes, à l’aube, écoutent cette proclamation de l’Empereur :

« Soldats, la seconde guerre de Pologne est commencée. La première s’est terminée à Tilsit ! A Tilsit la Russie a juré une éternelle alliance à la France et la guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments; elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite, que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa discrétion… La Russie est entraînée par la fatalité; ses dessins doivent s’accomplir. Nous croit-elle donc dégénérée ? Ne serions-nous plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : notre choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant, passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire. La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armes françaises. Mais la paix que nous conclurons portera avec elle sa garantie; elle mettra un terme à la funeste influence que la Russie exerce depuis cinquante ans sur les affaires de l’Europe. »

Général Bro : « Cette proclamation devait enthousiasmer les vieux soldats et aguerrir les recrues qui étaient très nombreuses dans les légions de la Grande Armée. Bref, l’avant-garde de cavalerie, commandée par mon ancien chef, le général Pajol, passait les trois ponts du Niémen, construits par Eblé, le 23 juin, après deux heures du matin, suivie du corps de Davoust et de la cavalerie du roi de Naples. »

Comte Soltyk : « La proclamation de l’Empereur, quoiqu’elle fût une répétition monotone des mêmes idées tant de fois exprimées, avait excité l’ardeur de nos soldats, toujours prêts à écouter tout ce qui pouvait flatter leur courage. Fiers, d’entrer sur le territoire russe, ils voyaient avec orgueil qu’en commençant la seconde campagne de Pologne, ils laissaient derrière eux le fleuve où l’on s’était arrêté vers la fin de la première. Ce mot de Niémen enflammait l’imagination, chacun brûlait de le passer ; et ce désir était d’autant plus naturel, qu’indépendamment de notre esprit de conquête, l’état misérable du duché de Varsovie augmentait chaque jour nos privations et nos souffrances . Pour faire cesser nos plaintes, on nous montrait le pays ennemi comme la terre promise. »

Dans la nuit, l’ordre de passage des troupes a été minutieusement mis au point par Napoléon et son état-major.

Bientôt, le 24 juin au matin, devant l’empereur et ses officiers, qui assistent au passage depuis la tente impériale, le passage commence, la cavalerie légère passant la première sur la rive droite du Niémen.

Montesquiou de Fezensac, aide de camp de Berthier : « Les tentes de l’Empereur furent placées sur une hauteur qui domine la rive opposée »

Le sergent Bourgogne : « Le 25 juin au matin, par un beau temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Ségur, nous traversâmes le Niémen sur plusieurs ponts de bateaux que l’on venait de jeter, et nous entrâmes en Lithuanie, première province de Russie. »

Le général comte de Ségur fait partie de l’état-major et assiste au passage :

Passage du Niemen (Faber du Faur)
Passage du Niemen (Faber du Faur)
Passsage du Niemen (gravure contemporaine)
Passsage du Niemen (gravure contemporaine)

« A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l’Empereur. Autour d’elle, toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d’hommes et de chevaux. Dès que la terre eut présenté au soleil toutes ces masses mobiles, revêtues d’armes étincelantes, le signal fut donné, et aussitôt cette
multitude commença à s’écouler en trois colonnes, vers les trois ponts. On les voyait serpenter en descendant la courte plaine qui les séparait du Niémen, s’en approcher, gagner les trois passages- s’allonger, se rétrécir pour les traverser, et atteindre enfin ce sol étranger, qu’ils allaient dévaster, et qu’ils devaient bientôt couvrir de leurs vastes débris.

L’ardeur était si grande que deux divisions d’avant-garde, se disputant l’honneur de passer les premières, furent près d’en venir aux mains ; on eut quelque peine à les calmer. Napoléon se bâta de poser le pied sur les terres russes. Il fit sans hésiter ce premier pas vers sa perte. Il se tint d’abord près du pont, encourageant les soldats de ses regards. Tous le saluèrent de leur cri accoutumé. Ils parurent plus animés que lui, soit qu’il se sentit peser sur le cœur une si grande -agression, soit que son corps affaibli ne pût supporter le poids d’une chaleur excessive, ou que déjà il fût étonné de ne rien trouver à vaincre.

C’est l’infanterie de Davout qui, comme ordonné, passe la première, précédée de la cavalerie légère.

Général comte Guyot : « A 1 heures du matin le 24 juin on passait déjà; l’ennemi n’a que quelques cosaques sur la rive droite et dans Kowno même (…) Les corps du prince d’Eckmühl et du maréchal Oudinot forts ensemble de 120.000 hommes et une partie de la cavalerie aux ordres du roi de Naples ont passé (…) en se portant de suite en avant, le 1er et la cavalerie remontant la rive droite de la rivière. »

Passage du Niemen (Faber du Faur)
Passage du Niemen (Faber du Faur)

Passage du Niemen (Bagetti)
Passage du Niemen (Bagetti)

Marbot (il fait partie du 2e corps d’Oudinot) a gardé de cette journée un souvenir indélébile :

« Le 24, au lever du soleil, nous fûmes témoins d’un spectacle des plus imposants. Sur la hauteur la plus élevée de la rive gauche, on apercevait les tentes de l’Empereur. Autour d’elles, toutes les collines, leurs pentes et leurs vallées étaient garnies d’hommes et de chevaux couverts d’armes étincelantes ! Cette masse composée de 250.000 combattants, divisés en trois immenses colonnes, s’écoulait dans le plus grand ordre vers les trois ponts établis sur le fleuve, et les différents corps s’avançaient ensuite sur la rive droite dans la direction indiquée par chacun d’eux. »

Une fois franchi le fleuve, chaque division se range en bataille sur la rive opposée, l’infanterie en colonnes serrées, avec l’artillerie dans les intervalles, la cavalerie légère en avant, la cavalerie lourde en arrière. On croirait une parade militaire.

Car, sur l’autre rive, aucune troupe russe ne s’oppose au passage, comme se le rappelle le soldat Gervais :

« Notre corps d’armée passa. Nous fûmes portés à cinq cents pas en avant. Nous entendîmes quelques légers bruits occasionnés par les éclaireurs ennemis, mais pas un coup de feu ne fut entendu.

Un autre corps d’armée passa, vint nous remplacer. Nous nous portâmes de nouveau cinq cents pas en avant, éclairés par une compagnie de voltigeurs. Deux ou trois coups de fusil se firent entendre, mais ils n’eurent aucune suite. Toujours quelques éclaireurs russes, point de colonne. L’espoir d’une bataille s’évanouit.

Nous étions bien réellement en campagne, mais c’était une campagne sans guerre. »

Suivent les corps d’armée d’Oudinot, de Ney, puis la Garde, enfin, l’artillerie.

L’officier d’intendance de Puisbusque : « L’armée continua le passage pendant toute la journée du 24 ; ceux qui furent témoins de cette opération ne s’étonnaient pas moins de la précision et de la célérité avec laquelle elle fut exécutée, que de la beauté et du nombre des troupes de toutes les nations de l’Europe, qu’ils voyaient affluer et marcher réunies, sous les ordres- d’un même chef. »

Le passage dure toute la journée (et se poursuivra le 25). 

Constant : « L’opération  du passage de l’armée commença le soir et dura près e 48 heures, pendant lesquelles l’Empereur fut presque constamment à cheval; tant il savait que sa présence activait les travaux. »

Au bout de quelques heures, Napoléon, visiblement impatient, était monté à cheval, avait franchit à son tour le Niémen et, précédé de quelques escadrons, s’était dirigé vers Kowno. Il avait pu se rendre compte que l’armée russe avait disparue.

Général comte Guyot : « L’Empereur a passé la rivière le 24 dans la matinée et est allé occuper la petite ville de Kowno dont la position est au pied de la pointe d’une haute colline qui la couvre au Nord. »

Caulaincourt : « L’Empereur passa le Niémen, le matin du 24 juin, dès que la 1e division fut établie, et il parut fort étonné d’apprendre que l’armée russe se retirait depuis trois jours. Il fallut que plusieurs rapports et que des individus qui en revenaient lui fussent amenés pour qu’il ajoutât foi à cette nouvelle. Il suivit le mouvement de l’avant-garde jusqu’à plus de deux lieues, pressa le mouvement de toute l’armée, questionna tous les gens du pays qu’on put rencontrer, mais n’en tira rien de positif. »

Général Bro : « Le 24, à midi et demi, entouré des lanciers de Krasinski, l’Empereur passa le fleuve et se rendit à Kowno. On lui procura l’abri d’un petit couvent. Il aimait loger en ces lieux. »

Le soir, il couche au couvent de la Sainte-Croix. Le lendemain 25, il écrit à Marie-Louise :

Kowno, le 25 juin 1812

Mon amie, 

J’ai passé le Niémen le 24, à 2 heures du matin. J’ai passé la Vilia le soir. Je suis maître de Kowno. Aucune affaire importante n’a eu lieu. Ma santé est bonne, mais la chaleur est excessive. Je reçois ta lettre du 16, je sais bien bon gré à l’empereur (note . l’empereur François, son beau-père) de tout ce qu’il te témoigne et des soins qu’il te donne. Ne m’oublie pas auprès de lui. Tu peux donner à l’Université une collection de livres et de gravures. Cela lui sera fort agréable et ne te coûtera rien. J’en ai beaucoup. Adieu mon amie, tout à toi. »

Ce même jour, le sergent Bourgogne :  » (…) par un beau temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Ségur, nous traversâmes le Niémen sur plusieurs ponts de bateaux que l’on venait de jeter, et nous entrâmes en Lithuanie, première province de Russie. »

Simultanément, les Français passent le Niémen sur trois autres points : Grodno, Pilony et Tilsitt.

De Kowno à Vilna

Napoléon reste à Kowno jusqu’au 27 juin. Durant ce séjour, il s’attache à différentes activités, visant notamment à assurer  ses lignes de communication. C’est ainsi qu’il fait jeter des ponts au-dessus de Kowno, dont un sur pilotis, dont Éblé s’occupe personnellement. Il fait également ériger des défenses, afin de protéger non seulement la ville, mais également les dépôts qu’il ordonne de constituer. Il veille également à la construction des fours à pain, à l’entretien des hôpitaux.

Alexandre Bellot de Kergorre : « Là se forma le premier entrepôt de l’armée : les subsistances nous arrivaient d’Elbing par mer, y étaient déchargées, et ensuite, plus tard, dirigées sur Wilna où s’établit une commission de navigation sur la Wilia, rivière peu navigable, mais qui nous servit beaucoup. »

Il écrit le 26 juin à Marie-Louise :

« Mon amie, Méneval t’envoie les premiers bulletins de l’armée. je pars cette nuit, je serai à Wilna après-demain. Mes affaires vont bien. Ma santé est bonne, je pense à toi et je lis avec plaisir dans tes lettres combien ton père te soigne et t’aime, cela me fait grand plaisir. Remercie-le de ma part. J’approuve les présents que tu veux faire à Prague. Je trouve cela très bien. Soie gaie, nous nous verrons à l’époque où je te l’ai promis. Tout à toi. Ton fidèle époux. »

Les troupes sont ensuite remises en marche :

  • Macdonald, qui a passé le Niémen à Tilsitt, se dirige sur Rossiena, en direction de la Courlande, tout en couvrant le Niémen,

  • Oudinot marche sur Wilkomir, en passant par Janowo,

  • Ney se porte au-delà de la Wilia, à peu de distance de Wilna.

Napoléon accompagne Davout, Murat et la Garde, qui marchent droit sur la capitale de la Lithuanie (au total près de 120.000 hommes), avec l’objectif de couper rapidement Barclay de Tolly de Bagration.

Pendant ce temps, beaucoup plus à l’est, c’est à dire sur l’extrême droite du dispositif français, le prince Eugène s’apprête à passer le Niémen à Prenn, avec 80.000 hommes.

Le 25, Murat et Davout étaient passés à Zismory, le 26 ils sont sur la route de Jewe. Le terrain n’est pas facile, mais on ne rencontre que peu d’ennemis, des Cosaques qui, cependant, tout en reculant, brûlent granges et châteaux.

Capitaine Aubry : « Les Russes nous précédaient et ils avaient pris pour système de défense de tout détruire à mesure qu’ils se retiraient et de ne laisser derrière eux qu’un désert : tout brûlait sur notre passage (…) Nous étions obligés de bivouaquer au milieu de toute cette désolation. Plus d’habitants pour moissonner, des cadavres partout. »

Lieutenant Albert de Muralt, du VIe corps d’armée : « Nous avions souvent de petits combats et des escarmouches avec les Cosaques qui étaient chargés de couvrir la retraite de l’armée russe, mais nous n’arrivions que rarement à leur infliger des pertes, car ils ne se laissaient jamais engager dans des combats sérieux, et ne nous tenaient tête que lorsqu’ils avaient sur nous une supériorité numérique considérable. Par contre, ils nous harcelaient constamment, et surgissaient souvent, lorsque nous nous y attendions le moins, sur nos flancs ou même dans notre dos.

Leurs chevaux, bien qu’ils fussent en général de petite taille et d’apparence chétive, allaient vite et montraient une grande endurance. Les cavaliers maniaient leurs lances avec beaucoup d’adresse, aussi bien pour porter des coups que pour parer. S’ils ne réussissaient pas à utiliser la pointe, ils faisaient de tels moulinets avec la hampe qu’il était impossible de les toucher (au sabre). Ils apparaissaient et disparaissaient de façon tout à fait inattendue ; nous essayions souvent d’en prendre quelques-uns, mais cela ne nous réussissait presque jamais, malgré tous nos efforts. Lorsqu’on les avait mis en fuite, ils s’éparpillaient à droite et à gauche, et si, dans l’ardeur du combat, on se laissait entraîner à les poursuivre trop loin, on tombait souvent dans une embuscade, et l’on se faisait repousser avec pertes. Bref, ils formaient des troupes légères qui excellaient à tous points de vue et rendaient de grands services au reste de l’armée qui pouvait s’abandonner au repos, confiant en leur vigilance. Les armes blanches de nos hommes ne leur faisaient pas grande impression. »

La guerre, déjà, fait apparaître ses traces douloureuses.

Le comte Soltyk : « L’image de la dévastation, terrible et inévitable effet de la guerre, surtout avec de si grandes masses, attristait partout nos regards ; de riches récoltes foulées, d’antiques arbres abattus, des hameaux, des villages entiers, bâtis en bois et couverts de chaume, dévastés, renversés, avaient presque entièrement disparu. La paille, les portes, les volets, les meubles, tout s’emportait aux bivouacs… Les cultivateurs effrayés, suivis de leurs familles et emmenant avec eux leurs bestiaux, fuyaient dans les bois en poussant des cris douloureux et en invoquant la miséricorde divine. »

Colonel de Sukow, du IIIe corps d’armée : « Une fois passés de l’autre coté du fleuve, nous nous crûmes dans un cimetière. Pas un être vivant à l’horizon, pas un habitant dans les villages. »

La fatigue se faisant sentir, les traînards deviennent de plus en plus nombreux. 

 

Colonel de Sukow : « Ces marches extraordinaires, jointes aux grandes privations que nous avions à endurer, éclaircirent nos rangs dans des proportions inattendues. Des milliers de gens disparurent en fort peu de temps. Des centaines se donnèrent la mort, ne se sentant plus capables de supporter une pareille misère. »

Capitaine de Kauster « Ca et là gisaient sur la route des mourants ou des morts, victimes des marches forcées, des privations et des rigueurs du climat : les villages, les châteaux et la grande route étaient encombrés de traîneurs, dont les uns s’efforçaient de rejoindre leur détachement, les autres, au contraire, restaient à dessein sur les derrières de l’armée, pour pouvoir impunément vivre à leur guise. Des troupeaux de bétail conduits par des soldats, de longues files de voitures russes chargées de vivres, suivaient nos colonnes, et annonçaient plutôt l’émigration d’un peuple de nomades, que la marche de la première armée de l’Europe conduite par le plus grand capitaine du siècle. »

Déjà, des difficultés d’approvisionnement se font sentir.

Général comte Guyot : « L’armée n’a plus de magasins, elle est obligée de vivre de réquisitions, ce qui ne se fait pas toujours légalement attendu que chaque soldat est tenu de pourvoir lui-même à sa nourriture. Le peuple n#est guère plus aisé qu’en Pologne, cependant il est mieux logé et plus laborieux. »

La cavalerie commence elle aussi à souffrir.

Le comte Soltyk : « Dés les premiers moments, l’armée manquait en partie de vivres et de fourrages, conséquence inévitable du désordre qui altère la source des distributions régulières, et rend indécises les dispositions d’une marche rapide. On était réduit à nourrir les chevaux avec du blé vert qui les faisait fréquemment mourir ; pour surcroît de maux, une averse qui dura toute la journée du 24 rendit la marche pénible dans toutes les directions, et occasionna des encombrements qui la ralentirent, malgré le zèle et l’ardeur des soldats. »

Montesquiou : « On n’a jamais pu savoir le nombre de chevaux qui périrent sur la route entre Kowno et Wilno, ni la cause certaine de cette mortalité. Je comptai pendant l’espace de cinq lieues les corps de 1240 chevaux morts, quoiqu’un grand nombre d’hommes eût déjà travaillé pendant plus de vingt-quatre heures à les enterrer. D’après les déclarations des habitants, nous pensâmes qu’il fallait, pour prévenir cette mortalité, faire boire les chevaux avant de leur donner du grain. Nous fîmes ainsi et nous nous en trouvâmes bien. »

Alexandre Bellot de Kergorre . « L’orage avait été si affreux que nous avions perdu une énorme quantité d chevaux : quarante mille., disait-on ! Les cadavres de ces malheureuses bêtes couvraient la terre, l’air en était infecté, et un général fut chargé de les faire enterrer par mesure sanitaire. »

Le 27, les Français sont à Jewe, Murat se portant jusqu’à Riconti.

Le comte Soltyk : « 27 juin. C’était aujourd’hui l’un des jours les plus exténuants de cette campagne. Il nous fallut marcher pendant quinze heures, en abandonnant en cours de route plus de mille hommes de notre division. C’est seulement vers minuit que nous pûmes reposer nos corps fatigués dans le village Eve. Après avoir subi dans la matinée la chaleur et la poussière, et après avoir été trempés jusqu’aux os par un orage dans l’après-midi, nous arrivâmes à nos bivouacs complètement épuisés et torturés par la faim et la soif. Nous trouvâmes sous les arbres et buissons, sur la terre mouillée, un abri contre la pluie persistante… Des hommes, installés dans une grande maison, se jetèrent comme des fous sur un dépôt d’eau-de-vie et se saoulèrent tellement que certains perdirent conscience. Lorsque j’y entrai pour mettre fin à ce désastre, je vis soudain devant moi une dame russe, très bien vêtue, qui contemplait, rigide et les larmes aux yeux, la scène horrible. Au cours de la nuit, nous fûmes rejoints par de nombreux retardataires : beaucoup d’autres erraient encore dans la forêt. »

A Wilna, où se trouve le tsar Alexandre, la nouvelle du passage du Niémen a été connue dès le 24 au soir, alors qu’il  assiste à une réception donnée en son honneur par le général Bennigsen. Alexandre n’hésite pas longtemps et, confiant la direction de la retraite sur la Dwina, quitte Wilna, le 26, avec la foule de ses conseillers, en direction du camp de Drissa. L’ordre est également donné à Bagration de se retirer sur le Dniepr, en direction de Minsk.

Le 27, Napoléon quitte Kowno, très tôt le matin. Le soir, il couche dans un château, à Eve, et le lendemain 28 juin, il pénètre dans Wilna, après avoir reçu une députation de la ville.

Général comte Guyot : « Les notables sont venus présenter les clefs de la ville à l’Empereur qui y est entré de suite. »

Ségur : « Au milieu de son emportement, il mit de l’adresse dans ces dispositions pour entrer à Vilna : il se fit précéder et suivre par des régiments polonais. Mais, plus occupé de la retraite des russes que des cris d’admiration et de reconnaissance des Lithuaniens, il traversa rapidement la ville et courut aux avant-postes. L’armée russe avait disparue. Il fallait se lancer à sa poursuite. »

Bro : »Après que notre gros eut dispersé les corps du fameux Barclay de Tolly, l’Empereur entrait à Vilna le dimanche 28, dans l’après-midi (…) »

Général comte Guyot : « Vilna est peuplée de 25.000 âmes dont la moitié de Juifs; elle est fort bien bâtie en brique, architecture française; il y a de belles rues, une université de belles lettres; on y parle la langue polonaise. »

Alexandre Bellot de Kergorre : L’empereur Napoléon, qui avait pris possession de la ville le 28, y établit un gouvernement. »

Caulaincourt : « L’Empereur traversa Wilno sans se faire annoncer. La ville semblait déserte. Quelques juifs, quelques hommes de la dernière classe du peuple étaient les seuls qu’on rencontrait dans ce pays soi-disant ami et que nos troupes harassées et sans distributions, avaient déjà traité plus mal que des ennemis. L’Empereur ne s’arrêta pas en ville. Il fut reconnaître le pont, les environs en avant, et les magasins incendiés par l’ennemi qui brûlaient encore. Il pressa les réparations du pont, ordonna quelques ouvrages défensifs en avant de la ville, y rentra et fut descendre au palais. Quoique son retour fut annoncé, que sa Maison, que le grand quartier général, la Garde, et tout ce qui constatait sa présence y fussent établis, il n’y eut pas le moindre mouvement de curiosité de la population, personne aux croisées, aucun enthousiasme, pas même des curieux. Tout était morne. »

Au contraire, un officier polonais au service de la France se laisse aller à l’enthousiasme : 

« Notre entrée dans la ville fut triomphale. Les rues, les places publiques étaient remplies de peuples ; toutes les fenêtres étaient garnies de dames qui témoignaient l’enthousiasme le plus vif ; des tapis de prix ornaient plusieurs maisons, des mouchoirs étaient agités dans toutes les mains, et des cris d’allégresse, partout répétés, retentissaient au loin. »

Pouget : « Nous arrivâmes à Vilna le 29; je fus logé chez Mr. Reitzer, négociant, où j’étais assez bien connu. Je me hâtai d’informer le prince sérénissime et major-général de la Grande Armée (Berthier). » 

Rapp : « Nous arrivâmes à Wilna; ses immenses magasins étaient en feu : nous l’éteignîmes; la plus grande partie des subsistances fût sauvée. »

Napoléon loge au palais. Le 30 juin, il écrit à Marie-Louise :

« Ma bonne amie, je suis à Wilna fort occupé. Mes affaires vont très bien, l’ennemi a été fort déjoué. Je me porte à merveille. Je pense à toi. Je te sais fort contente de ton père qui te soigne beaucoup. Remercie-le de ma part. Dis bien des choses à tout le monde; je prend part á la maladie de l’Impératrice. Le petit roi se porte fort bien. Wilna est une fort belle ville de 40.000 âmes. Je suis logé dans une assez belle maison où était, il y a peu de jours, l’empereur Alexandre, fort éloigné alors de me croire si près d’entrer ici. Adieu, mon amie. Tout à toi. »

Le lendemain, nouvelle lettre :

« Mon amie, j’ai reçue ta lettre. Les dames que tu proposes pour le service du prochain trimestre me paraissent bien. Choisi qui tu voudras parmi les officiers pour ton service. Reste trois jours à Würzburg. Pourvu que tu sois dans le courant de juillet à Saint-Cloud, cela suffit. Fais un présent à ton ancien grand-maître. J’accorderai la pension que tu demandes pour la protégée de Mme Lagiski. Le temps est très pluvieux; dans ce pays les orages sont terribles, il pleut depuis trois jours à grands flots. Mes affaires vont bien, ma santé est bonne. Adieu, mon amie, tu sais combien je t’aime. »

En effet, le temps est exécrable, il va pleuvoir pratiquement tous les jours, encore que les souvenirs à ce sujet sont contradictoires:

Général comte Guyot : « Le 29 au soir je suis entré dans Vilna avec le Régiment. Dans la nuit, il s’est élevé un vent du Nord accompagné de pluie si froide, qui as duré jusqu’au 30 inclus, que près de 10.000 chevaux de selle et de trait en sont morts. »

Sergent Bourgogne : « Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui sécha tout et, le même jour, nous arrivâmes à Wilna, capitale de la Lithuanie, où l’Empereur était arrivé, depuis la veille, avec une partie de la Garde. »

Durant son long séjour (vingt jours, nécessités par le besoin de donner du repos aux troupes, l’attente des ressources retardées, l’administration des territoires nouvellement occupés, la préparation des opérations ultérieures, mais vingt jours qui pèseront lourd dans la suite de la campagne), Napoléon montre une activité fébrile.

Général comte Guyot : « L’ennemi a brûlé le pont de bois qui traverse la Viglia au nord de la ville mais l’Empereur en a fait construire de suite plusieurs en bateaux et radeaux. »

Caulaincourt : « L’Empereur fut d’une activité inconcevable pendant son séjour à Wilno. Les nuits ajoutées aux jours ne lui suffisaient pas. Aides de camp, officiers d’état-major couvraient les routes. Il attendait avec une impatience toujours nouvelle les rapports des corps en marche. » 

Constant : « Nous restâmes assez longtemps à Wilna; l’Empereur y suivait le mouvement de ses armées, et s’occupait aussi de l’organisation du grand-duché de Lithuanie, dont cette ville est, comme l’on sait, la capitale. »

C’est le 1er juillet qu’il reçoit, pour la première fois, l’envoyé du tsar Alexandre, M. de Balachov, qui était arrivé aux avant-postes français.

Au Major Général de la grande Armée, prince de Neufchâtel, etc.

Wilna, 22 juin 1812.

Monseigneur, je viens de recevoir la lettre de Votre Altesse, par laquelle elle me fait connaître que l’intention de l’Empereur est que l’aide de camp de l’empereur de Russie soit conduit à Wilna par une autre route que celle que suit l’armée. J’ai l’honneur de lui rendre compte que les ordres ont été expédiés pour cela ’.

Napoléon dîne le soir même avec Balachov, en compagnie de Berthier, Bessières, Duroc et Caulaincourt. 

Constant : « Pendant notre séjour à Wilna, on conçut quelques espérances de voir la conclusion d’une nouvelle paix, un envoyé de l’empereur Alexandre étant venu auprès de l’empereur Napoléon. »

Le 2 juillet, il écrit à Marie-Louise :

« Ma bonne amie, je reçois ta lettre du 22 juin, où je vois que ton père continue à te soigner, et que le cheval te fais du bien. Nous avons eu ici de grandes chaleurs, aujourd’hui des pluies très fortes qui nous gênent et nous font du mal. Mes affaires vont bien, ma santé est bonne et je pense souvent à toi. Adio miou ben. Tout à toi. »

L’entourage de l’Empereur profite également de cette période de repos.

Pouget : « Pendant mon séjour à Vilna, j’allai rendre mes devoirs à M. le général de division comte d’Hoguendorp, gouverneur de la Lithuanie, qui me reçut fort bien, m’offrit ses services et m’invita à dîner pour le lendemain. Je me fis inscrire chez le général Jomini, qui commandait la place, et chez le général Chamberlain, commandant le génie militaire. Ces deux généraux vinrent me voir. »

Le comte Soltyk : « Il y avait aussi plusieurs dames lithuaniennes qui tenaient un grand état de maison ; nos élégants de l’état-major assistaient régulièrement à leurs soirées. « 

Cet état-major comprend notamment « les aides de camp Lauriston, Rapp, Durosnel, Mouton, Cailaincourt, Lebrun, Narbonne ainsi que les officiers d’ordonnance Gourgaud, Desaix, Athalin, Caraman, Mortemart, Montaigu, Christin, Moreton de Chabrillan, Lauriston, Clément de Montigny, Montesquiou, Saint-Marsan, d’Aremberg, d’Hauptoul. » (comte Soltyk).

Dans les premiers jours le juillet, Napoléon reçoit une députation de la Diète de Varsovie, venue « présenter ses vœux et ses espérances à l’Empereur et aussi pour stimuler les Lithuaniens. » (Caulaincourt). Napoléon leur répond :

« Messieurs les députés de la confédération de Pologne,

J’ai entendu avec intérêt ce que vous venez de me dire.

Polonais, je penserais et j’agirais comme vous;  j’aurais voté comme  vous dans l’assemblée de Varsovie : l’amour de la patrie est la première vertu de l’homme civilisé.

Dans ma position, j’ai bien des intérêts à concilier, et bien des devoirs à remplir. Si j’eusse régné lors du premier, du second ou du troisième partage de la Pologne, j’aurais armé tout mon peuple pour vous soutenir. Aussitôt que la victoire m’a permis de restituer vos anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je l’ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui eût fait couler encore le sang de mes sujets.

J’aime votre nation : depuis seize ans j’ai vu vos soldats à mes côtés, sur les champs d’Italie comme sur ceux d’Espagne.

J’applaudis à tout ce que vous avez fait; j’autorise les efforts que vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos résolutions, je le ferai.

Si vos efforts sont unanimes , vous pouvez concevoir l’espoir de réduire vos ennemis à reconnaître vos droits; mais, dans ces contrées si éloignées et si étendues , c’est surtout sur l’unanimité des efforts de la population qui les couvre que vous devez fonder vos espérances de succès.

Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en Pologne; je dois ajouter ici que j’ai garanti à l’empereur d’Autriche l’intégrité de ses États, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre ni aucun mouvement qui tendrait à le-troubler dans la paisible possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la Lithuanie, la Samogitie, Witebsk, Polotsk, Mohilew, la Volhynie, I’Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j’ai vu dans la grande Pologne, et la Providence couronnera par le succès la sainteté de votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre patrie qui vous a rendus si intéressants , et vous a acquis tant de droits à mon estime, et à ma protection sur laquelle vous devez compter dans toutes les circonstances. »

Le 8 juillet, l’empereur mande à son épouse : 

« Mon amie, tu as bien de la peine à quitter ton père qui a été si bon pour toi. Je partage ton chagrin. Tu es actuellement avec l’excellent grand-duc de Würzburg; tu peux aller à petite journée. Tu seras reçue en France. Cela ferait de la peine si tu allais incognito. reste un jour ou deux à Mayence. Tu peux passer un jour à Compiègne et tu arriveras de bonne heure à Saint-Cloud. Le pape est à Fontainebleau. Fais-lui demander de ses nouvelles à ton arrivée à Saint-Cloud, comment il se porte et si il est bien; tu peux lui écrire une petite lettre, sans cependant y mettre de l’affectation. Adieu, mon amie. Il fait chaud, mes affaires vont bien. Tout à toi. »

Le 12 juillet, nouvelle lettre :

« Mon amie, je n’ai pas reçu de lettre de toi aujourd’hui. Je te suppose à Würzburg. Tu vas bientôt voir le petit roi qui te connaîtra avant moi; tu le trouveras bien grandi après trois mois d’absence. Mes affaires vont bien, ma santé est bonne et je te prie d dire à la reine d’Espagne la part que je prends à sa maladie. J’espère qu’elle sera rétablie. Adio, mio ben, porte toi bien. Ne doute jamais. »

Le 14 juillet, un bal est donné par le comte de Pack,

« pour célébrer le rétablissement de la Pologne (…) les premières danses nationales furent exécutées par les plus jolies femmes; le luxe régnait dans cette solennité couronnée par un repas splendide, contrastant avec la difficulté que nous éprouvions de nous procurer des vivres autres que ceux qui provenaient de la boucherie de l’armée. » (Bellot de Kergorre)

Général comte Guyot : Le 14 juillet, les Lithuaniens de premier rang se sont réunis dans la cathédrale pour adhérer par serment à l’Acte de Confédération d toute l’ancienne Pologne. »

Gabriel Lecoigneux de Bélâbre : « Le 14 du même mois j’y fus témoin d’une grande fête donnée à l’occasion de l’anniversaire de la Confédération du Grand Duché de Lituanie avec la Pologne. Depuis la domination des russes dans ce pays cette fête n’y avait point été célébrée. Le matin, à la suite d’une messe solennelle dans la cathédrale on célébra comme symbole de l’alliance des deux nations, deux mariages, l’un d’un lithuanien avec une polonaise et l#autre d’un polonais avec une lithuanienne.

Tous les hommes et les femmes mirent des cocardes mêlées de la Pologne et du grand Duché de Lithuanie. Le soir il y eut spectacle gratis. La salle n’est pas mal mais les acteurs ne valent rien. On chanta beaucoup de couplets sur le rétablissement de la Pologne et la reconnaissance des Polonais pour l’Empereur à la suite desquels on vit un transparent qui représentait les fers de la Pologne brisés par N. Tout le parterre cria plusieurs fois Vive N. La ville fut illuminée et M. le comte Pac colonel des chevaux légers polonais donna un bal où tout ce qu’il y avait de distingué à Vilna fut invité. Je le fus comme appartenant au Cabinet. J’y allai au sortir du spectacle à 10 heures avec M. de N(oinville ). L’Empereur y vint une demi-heure après et y resta une bonne heure. Il parla à toute les dames. A minuit et demi il y eut un feu d’artifice et à trois heures un beau souper. Je restai jusqu’à 5 heures où le bal finit. »

Ce même jour, Napoléon a le temps d’envoyer encore une lettre à Marie-Louise :

« Ma bonne amie, je reçois ta lettre d’Égra, où je vois que tu vas quitter ton père et que tu as reçu le premier bulletin. Tu peux faire les présents que tu projettes, je les approuve. Mes affaires vont bien, ma santé est bonne. Nous avons alternativement des orages et des chaleurs; la récolte sera excellente dans le pays. Je t’envie du bonheur que tu vas avoir d’embrasser le petit roi, embrasses-le pour moi. Il sera déjà grandi, dis-moi s’il commence à parler. Adio, miou ben. Tu sais combien je t’aime. »

L’empereur va ainsi rester à Wilna jusqu’au 16 juillet 1812

Général Bro : « Nos escadrons, réduits à moins de deux cents chevaux par unité quittèrent Vilna dans la soirée du 16 juillet, par une chaleur suffocante. Nous tenions la route de Minsk. Des orages très violents vinrent rendre impraticable un terrain marécageux. L’infanterie connut ses premières détresses, par le manque de vivres et de pharmacie. »

Général comte Guyot : « Resté jusqu’au 15 juillet. C’est dans cette ville qu’il (Napoléon) apprend que les turcs ont fait la paix avec les Russes. »

Il quittant la ville à 23 heures, après avoir écrit encore une fois à Marie-Louise.

« Ma bonne amie, je n’ai pas reçu de lettre de toi depuis bien des jours; j’espère toutefois que tu es bien portant. Es-tu arrivé en France ? Ma santé est fort bonne. Embrasse pour moi le petit roi. Aimes-moi et ne doute jamais de mes sentiments. Mes affaires vont bien. Adieu. Tout à toi.

Sergent Bourgogne : « Le lendemain, 16 juillet, nous partîmes de cette ville. Nous en sortîmes à dix heures du soir, en marchant dans la direction de Borisow. » »


Sources

  • Constantin de Grünwald. La campagne de Russie. Ed. Julliard, Paris, 1963

  • Théo Fleischman. L’épopée impériale. Perrin, Paris, 1964

  • Hans Walter. Napoleons Feldzug nach Russland 1812. Bielefeld, 1912

  • Jean Tulard, Louis Garros. Itinéraire de Napoléon au jour le jour. Tallandier, Paris, 1992.

  • Jean-Claude Damamme. Les soldats de la Grande-Armée. Perrin, Paris, 1998.

  • Lettres inédites de Napoléon Ier à Marie-Louise. BN. Paris, 1935.

  • Digby Smith. The Greenhill Napoleonoic Wars Data Book. Greenhill, 1998.

  • Constant. Mémoires. Crémille, Genève, 1969.

  • Thiers. Histoire du Consulat et de l’Empire. Paulin, Paris, 1849.

  • Mémoires du sergent Bourgogne. Arléa, Paris, 1992

  • Philippe de Ségur. La campagne de Russie. Simon, Paris, 1936.

  • Maurice de Tascher. Journal de campagne d’un cousin de l’Impératrice. Plon, Paris, 1933.

  • P. Maes. Jean-Baptiste Sourd.  Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 83), 3e trimestre 2000.

  • J.J. Pattyn. Les trois frères Corbineau au 5e chasseurs à cheval, 1802-1814. Bulletin de l’Association Belge Napoléonienne (n° 84), 4e trimestre 2000.

  • Mémoires du général Rapp. Bossanges ed. Paris, 1823.

  • Oleg Sokolov. La Campagne de Russie.  Napoléon Ier, n°6, janvier-février 2001.

  • Gabriel Lecoigneux de Bélâtre. Mon voyage en Allemagne et en Pologne à la suite de S.M. l’Empereur en 1812. Revue du Souvenir napoléonien, n° 430, août-septembre 2000.

  • Roger Martin. Le passage du Niémen, d’après les Mémoires du temps. Revue du souvenir Napoléonien, n° 405

  • Mémoires du général Louis Bro. Plon, Paris, 1914