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1812 – Année charnière pour l’Autriche

Lorsque l’année 1812 commence, l’Autriche est encore sous le coup de la catastrophe de 1809, qui s’était achevée, après la sévère défaite de Wagram, par le terrible traité de Schönbrunn (14 octobre), sanctionnant la défaite de la Maison de Habsbourg face à Napoléon. Il nous faut donc voir comment elle essaya de redresser la tête.

Le traité de Schönbrunn

Rappelons-le, ce traité imposait de dures conditions de paix à l’Autriche, qui avait dû, par là-même, reconnaître les conquêtes de françaises sur les autres nations, et accessoirement pourrait-on dire, Joseph Bonaparte sur le trône espagnol. Elle devait également rejoindre le blocus continental. Mais ce n’était pas tout : elle abandonnait le Tyrol et Salzbourg à la Bavière, Trieste et la Dalmatie située au sud du Danube à la France. Enfin, elle avait à verser une lourde indemnité à la France (5 millions de francs !) et réduire son armée à un effectif maximum de 150 000 hommes.

Pour l’empereur François, qui se considérait comme le père de son peuple, dont il avait toujours mis le bien-être au premier rang de ses préoccupations, c’avait été un terrible choc. Connu pour son avarice (n’avait-il pas fait savoir au maire de Vienne, lors de sa prise de fonction en 1792, que l’argent consacré aux festivités aurait été mieux utilisé pour l’embellissement des environs de la cathédrale ?), cette dette envers son vainqueur lui crève le cœur, et ce d’autant plus, on va le voir, la situation financière de l’Autriche est catastrophique.

A jamais marqué, voire imprégné, par la mort tragique de Louis XVI et de Marie-Antoinette, l’un des axes de sa politique extérieure reste la lutte contre la France révolutionnaire, responsable, selon lui, du bouleversement de l’équilibre européen et de l’ordre social, auquel il tient tant.

 

L’échappatoire matrimoniale

Mais pour l’instant, il devait courber l’échine et s’accommoder (à son corps défendant), de la situation issue de la dernière guerre. Et de quelle manière ! Après avoir, à la fin du mois de janvier 1810, nommé son ministre des affaires étrangères, le comte Klemens Wenzel Metternich, au poste de Chancelier d’État, il avait, dès le mois de février, sur les conseils de ce dernier (et au nom de la raison d’État), accepté de donner sa fille Marie-Louise en mariage à son vainqueur. Ce fut chose faite le 11 mars 1810.

Certes, Metternich affirme alors à Hardenberg, qu’un tel mariage « ne conduira jamais à une alliance politique », il n’en demeure pas moins évident que ce « lien de famille » va évidemment modifier les rap­ports entre les deux souverains, que ces rapports deviendront, on l’espère à Vienne, plus confiants, et qu’une entente sinon officielle tout au moins officieuse entre les gouvernements en sera, in fine, la conséquence.

Donc, à peine le mariage décidé, Metternich songe, malgré ses déclarations antérieures, à tirer parti de cette étrange  situation qui fait de son maître le beau-père de Napoléon, pour atténuer l’effet des stipulations du traité de Vienne : « II faut obtenir le plus possible, et surtout du temps », écrit-il au prince Schwarzenberg, ambassadeur à Paris.

Gagner du temps ! C’est bien ce dont l’Autriche a besoin pour « se mettre de plus en plus en état de soutenir ses principes politiques, en s’occupant sans opposition de l’administration interne, et surtout de réparer le délabrement de ses finances ».

 

L’Autriche et ses finances

Les finances autrichiennes sont, en effet, dans une situation catastrophique. Les guerres précédentes avaient déjà épuisé les réserves, et on avait émis une telle quantité de papier monnaie, qu’en avril 1809, au début de la campagne, la valeur de ce papier par rapport à celle de l’or était de 221 1/8 pour 100; huit mois après, la différence s’était accentuée, s’élevant à 405 5/8, et le déficit, de 4-5 millions, était monté à 49. En juillet 1810, la pénurie du métal est si grande, qu’il n’y a que pour 137,6 millions de florins de monnaie de cuivre, et pour 3,1 millions de florins de monnaie d’or ou d’argent, pour contre un peu plus d’un milliard de florins de papier (soit dix fois plus qu’en 1800). Le résultat est une valeur papier tombée à 10,95 pour 100, à un  moment où l’État se voit incapable de relever ce cours.

Début 1811, la dette autrichienne est de 676 millions de Gulden (contre 338 en 1789), soit 39% de ses recettes !

Mais maintenant que l’on est en paix, enfin !, des mesures énergiques peuvent être prises : le 20 février 1811, un décret impérial reconnaît officiellement la banqueroute et interrompt les paiements.  Les billets en circulation et la monnaie de métal perdent 80%  de leur valeur et n’auront plus court au 31 janvier 1812.Les intérêts de toutes les rentes sur l’État sont réduits à 50% de leur taux primitif, et payable en billets de nouvelle création.

Pour éviter de trop graves perturbations dans la vie économique du pays, les marchands apprennent qu’ils seront rendus responsables si les cours du papier monnaie chute, de nouveau, trop rapidement, ou si la valeur des marchandises ne se met pas au pair avec celle du papier. De plus, certaines caisses publiques n’acceptent plus que les nouveaux billets. Mais des troubles, il y en eut, qu’il fallut apaiser à coups de sabre ! Mais, pour un temps, Metternich et son ministre des finances respiraient, tout comme les financiers, qui étaient persuadés que l’Autriche avait devant elle dix à trente ans de paix !

 

L’Autriche et son armée

Même si Metternich allait professant que si vis pacem, para bellum, il avait dû, concernant les effectifs de l’armée autrichienne, faire profil bas, et accepter les contraintes budgétaires (on dirait aujourd’hui de la rigueur).

Certes, le nombre des régiments fut conservé (12 régiments seulement furent licenciés), mais les coupes sont drastiques : des trois bataillons qui composent les régiments « allemands », l’un, sous le nom de « Chargendepot », n’a désormais plus qu’une existence nominale; et pour les autres on se con­tente de 50 hommes présents par compa­gnie (quitte à doubler ce nombre lors des quatre semaines d’exercice). Les régiments de cavalerie légère sont ramenés à six escadrons, ceux de grosse cavalerie à quatre escadrons. Les bataillons de chasseurs sont, eux, presque complètement licenciés, ne conservant que deux compagnies sur dix. Une exception est faite pour certains régiments hon­grois, qui gardent leur ancien effectif de 120 hommes par compagnie.

À ces réductions d’effectifs s’ajoute des problèmes d’armement : les réparations sont en pannes, car le ministre des finances ne veut accorder aux arsenaux que 30.000 florins au lieu des 50.000 dont ils auraient besoin.

Metternich peut donc écrire, avec justesse, le 29 mai 1811 : « Notre armée s’est trouvée entièrement dissoute à la suite de la malheureuse guerre de 1809; nous aurions eu de la peine à rassembler en 1811, l’année de notre réforme financière, d’un moment à l’autre une armée de 60 000 hommes. »

 

Les réformes internes

Les deux dernières années sont également marquées par deux réformes importantes pour les sujets de l’empereur François.

Allgemeines Gesetzes bürgerlische Gesetzbuch - Édition de 1811
Allgemeines Gesetzes bürgerlische Gesetzbuch – Édition de 1811

Le 1er juin est promulgué l’Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch (ABGB), le Code Civil autrichien, fruit d’un long travail ayant été initié en 1790 ( !) par Joseph II, afin de réformer et modifier le Codex Theresianus, datant de 1766, lui-même voulu par l’impératrice Marie-Thérèse, qui souhaitait  voir élaborer un code de droit privé commun à tout l’empire. Ce nouveau code civil autrichien se compose, comme son homologue français, de trois parties. Il a pour ambition d’être clair et compréhensible pour tous (même si certains termes nous paraissent aujourd’hui très archaïques).  Il entrera en vigueur (uniquement pour les états héréditaires autrichiens et de Bohême, et en Galicie) le 1er janvier 1812[1]

Moins sympathiques sont les mesures prises pour intensifier la censure. Le 10 septembre 1810, un nouveau règlement supprime l’exception faite jusqu’alors en ce qui concerne les œuvres classiques, précisant qu’il n’y a pas lieu de les considérer avec un regard particulier. Le paragraphe 6 précise également « que les brochures destinées à la jeunesse et au peuple, les livres d’amusement devront être traités avec toute la rigueur prévue par la loi sur la censure. Il conviendra donc d’en expurger non seulement tout ce qui pourrait être, d’une façon plus ou moins dissimulée,  une offense à la religion, à la moralité, au respect et à l’attachement à la maison régnante, aux formes du gouvernement, mais il faut supprimer tous les écrits qui n’ont pas d’influence positive, ni sur l’intelligence ni sur le cœur, et n’ont pour but que de flatter la volupté, sont  à écarter. Il convient en conséquence d’exercer toutes la rigueur pour mettre un terme à de telles lectures si désavantageuses. »

 

Le dilemme

À la fin de 1811 et au début de 1812, l’Autriche se voit donc confrontée à trois attitudes possibles, vis-à-vis d’un conflit entre la France et l’Autriche, dont Metternich sent bien qu’il va être inévitable. Faudra-t-il s’allier à la France, ou à la Russie, voire, pourquoi pas, opter pour la neutralité ?

Voyant dans le mariage de Marie-Louise avec Napoléon, la « garantie » que celui-ci ne peut plus agir contre l’Autriche avec la même désinvolture que les années précédentes, Metternich ne tient pas à jeter l’Autriche dans les bras de la France. En clair, il ne peut être question d’un traité, qui, pour le chancelier, rejetterait son pays, au rang des Confédérés.

Pourtant, à la mi-avril 1811, Napoléon avait fait savoir à Metternich que, dans le cas d’un conflit avec la Russie, la participation de l’Autriche était évidente (et de son intérêt), tout en précisant au ministre autrichien qu’il ne demande pas une coopération active.

Alors, s’allier avec la Russie ? Mais quelle confiance peut-on, en 1812, accorder à un pays qui, en 1805, a poussé l’Autriche à la guerre, pour ensuite l’abandonner ? Qui, en 1806, a promis à la Prusse de combattre pour elle jusqu’à la perte de son dernier village, mais a saisi la première occasion venue de signer une paix séparée ? Qui, en 1809, a laissé l’Autriche, justement, s’engager, pour finalement se contenter d’assister à sa défaite, l’arme au pied derrière ses frontières ?

À ceci s’ajoute l’opposition des deux empires dans les Balkans et le fait que, en cas d’une alliance avec la Russie, il est à peu près certain que l’Autriche sera la première cible de la France, avec le résultat désastreux que l’on pourra craindre, compte tenu du rapport des forces des deux pays.

Reste donc la neutralité, dont l’avantage essentiel serait, surtout si la guerre entre la France et la Russie ne commençait pas trop tôt,  de permettre à l’Autriche de continuer ses réformes. C’est donc cette option que, au début de 1811, Metternich recommande à l’empereur François.

De son côté, Napoléon se montre confiant dans les liens de famille nouvellement noués, tout en se gardant, pour l’instant, d’exercer la moindre pression sur l’Autriche. N’a-t-il pas dit à Metternich, en septembre 1810 : « La neutralité ! Ce ne serait pas le moyen de vous refaire; et si vous vouliez garder une neutralité apparente, pour vous jeter à la fin dans les bras du plus fort, le vainqueur vous en saurait peu de gré, et vous retireriez peu de fruit d’une telle conduite » ?

 

L’Autriche alliée de la France

Finalement, Metternich va abandonner son idée de neutralité qui, écrit-il dans une note de fin décembre 1811, sonnerait l’effondrement de la monarchie. D’ailleurs, la perspective d’une alliance de la Prusse avec la France, rendait celle de l’Autriche et de la France pratiquement obligatoire. Par conséquent, cédant à l’intérêt national, il recommande à François, une alliance française, et le 14 mars 1812, à Paris, est signé le traité qui, ratifié à Paris le 15, et à Vienne, le 25, engage l’Autriche aux côtés de la France dans la guerre qui va éclater entre Napoléon et Alexandre. Ce traité se compose d’un traité d’alliance « patent » et d’un traité secret.

Par le premier, les hautes parties contractantes établis­sent un pacte d’amitié, d’union et d’alliance. Par le second, elles se garantissent « l’intégrité de leur terri­toire actuel ». Par le troisième, elles déclarent qu’elles « travailleront toujours aux mesures qui leur paraîtront les plus propres au maintien de la paix, » et s’obligent à se soutenir réciproquement, dans le cas où « l’une ou l’autre viendra à être attaquée ou menacée ». « Le secours stipulé par l’article précédent, dit l’article 4, sera composé de 30 000 hommes, dont 24 000 hom­mes d’infanterie, et 6.000 hommes de cavalerie constam­ment entretenus au grand complet de guerre, et d’un attirail de 60 pièces de canon. »[2] L’article 5 règle les délais de la mise en marche de ce secours. Par l’article 6, l’intégrité du territoire de l’empire ottoman est garantie. L’Autriche, à l’article 7, reconnaît et garantit le principe de la navigation des neutres. Les deux derniers articles spéci­fient que le traité ne pourra être communiqué aux tiers sans le consentement réciproque de l’une et l’autre puissance, et contient divers protocoles au sujet des ratifications.

Le traité secret renferme onze articles, dont plusieurs précisent les dispositions du traité patent, les expliquant et les commentant; et dont d’autres, au contraire, visent des points qu’il y a intérêt à ne pas divulguer.

L’article 1 spécifie que le « se­cours » de l’Autriche ne pourra être exigé dans une guerre que mènerait la France en Espagne, ou contre l’Angleterre. L’article 2 précise qu’il sera fourni dès que la guerre viendra à éclater entre la France et la Russie. Mais les troupes correspondantes doivent être d’ores et déjà mises en marche et être prêtes à entrer en opération le 1er mai. Par l’article 3, Napoléon s’engage à ne pas laisser son alliée seule en face des Russes. L’article 4 concerne la constitution du corps auxiliaire : ce corps sera formé de trois divisions d’infanterie, et d’une de cavalerie; il sera commandé par un général autrichien, « au choix de l’Em­pereur d’Autriche » ; il sera placé sous les « ordres immédiats» de Napoléon; il « ne pourra être divisé, et formera toujours un corps distinct et séparé ».[3]

Les articles suivants garantissent la Galicie à l’Au­triche, « même dans le cas où le royaume de Pologne viendrait à être rétabli ». Ainsi, au moment de la paix, il n’y aurait plus aucun aléa (art. 5). Mais, comme il pourrait devenir dangereux pour l’Au­triche de posséder une province polonaise limitrophe de la Pologne, qu’on veut rétablir, l’Autriche se réserve la «convenance de céder, pour être réunie au royaume de Pologne, une partie de la Galicie, en échange des pro­vinces illyriennes. S. M. l’Empereur des Français s’enga­ge dès à présent à consentir à cet échange ». Les con­ditions de l’échange sont prévues : il se fera sur la base combinée de la population, et de l’étendue des revenus. 

L’article 7 traite des agrandissements : « Dans le cas d’une heureuse issue de la guerre, S. M. l’Empereur des Français s’engage à procurer à S. M. l’Empereur d’Au­triche des indemnités et agrandissements de territoire qui non seulement compensent les sacrifices et charges de la coopération de Sa dite Majesté dans la guerre, mais qui soient un monument de l’union intime et durable qui existe entre les deux souverains »

Mais le traité n’est pas plus précis. Comme il ne peut s’agir des princi­pautés danubiennes, l’intégrité du territoire de l’empire ottoman étant garantie par l’article 6 du traité patent, c’est donc sans doute en Allemagne, en Silésie, et sur la frontière bava­roise  qu’il faut chercher.

Par l’article 8, Napoléon se solidarise complètement avec l’Autriche dans le cas d’une menace de la part de la Russie.

L’article 9 prévoit une alliance turque venant compléter l’alliance autrichienne. Les deux derniers arti­cles de ce traité secret visent le secret des négociations, et la ratification de l’ensemble.

 

Les dés sont donc jetés. Mais les choses sont moins claires qu’il n’y parait. En effet, le cabinet autrichien a en permanence tenu Saint-Pétersbourg (et Londres) de ses véritables intentions : la guerre contre la Russie, oui, mais d’une manière plus que réservée[4]. Les deux empires vont, tout au long de l’année 1812, conserver leurs relations diplomatiques. Et les promesses faites en coulisse de ne jamais porter leur corps auxiliaire à plus de 30.000 hommes, de ne pas faire entrer leur troupes en Russie en traversant le grand-duché de Varsovie, et de respecter la neutralité de la frontière austro-russe en Galicie, seront tenues.

 

Robert Ouvrard

Correspondant en Autriche du Souvenir Napoléonien. (Article publié dans le numéro hors-série n° 5 de la Revue du Souvenir Napoléonien – décembre 2012)


[1] Il est encore à la base du droit civil autrichien.

[2] En toute logique, la France devrait donc, le cas échéant, fournir un secours équivalent à l’Autriche, si cette dernière venait à être attaquée ou menacée ! On observera ici un déséquilibre flagrant, mais, une année plus tard, Napoléon se réfèrera à cet article dans ses Observations sur la déclaration de guerre de l’Autriche du 14 août 1813.

[3] Napoléon aurait désiré voir l’archiduc Charles (qu’il tenait en haute estime) à la tête du corps auxiliaire, mais l’Autriche, craignant que ce choix ne fût considéré comme une exten­sion de l’alliance, avait refusé, prétextant qu’un archiduc ne pouvait commander un corps de troupes d’aussi faible effectif.

[4] Soulignons, cependant, que lorsque ce fut nécessaire, les Autrichiens combattirent très vaillamment, le gouvernement russe étant même amené à présenter une forte protestation à la Cour de Vienne !