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Tascher – Juillet 1808

Le 1er juillet – Le général Vedel est toujours à Baylen.

Le 2. Expédition du général Chassagne, sur Cuenca. La ville est prise et livrée au pillage. Douze cent paysans y sont tués. On y a fait chanter un Te Deum !

Les 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. – On annonce tous les jours un renfort que nous attendons en vain ; nous sommes dans une ignorance absolue des projets de l’ennemi. On n’a jamais pu trouver pour 500 louis un homme qui voulût porter une lettre à quelques lieues, tandis que Castaños, ayant pour lui tout le pays, a autant d’espions qu’il y a d’Espagnols et nous ne donnons pas un ordre qu’il ne le sache une demi-heure après. Pour quelque prix que ce soit, on ne saurait trouver un Espagnol qui consente seulement à indiquer un chemin. Nous n’avons à espérer que des coups de poignard. Dès qu’un Français ou plusieurs même sont isolés et aperçus par des paysans plus nombreux, ils sont mutilés et égorgés.

On travaille à fortifier la tête de pont d’Andujar par un ouvrage à corne.

Le 11. – Étendus nuit et jour sur un sable brûlant, respirant un air embrasé, nous souffrons tout ce qu’il est possible de souffrir; hommes et chevaux, tout périt. Nous avons la moitié des régiments à pied et environ mille hommes à l’hôpital. Tout le monde a la diarrhée, la fièvre et la dysenterie. Un pain pour huit, quelquefois pour trente-deux; toutes les habitations, toutes les maisons sont abandonnées, nous sommes réduits à aller couper le blé pour nous et pour nos chevaux.

Si seulement notre cause était juste, je ne me plaindrais pas des privations, ni de l’affreuse chaleur !

Le général Anne, Jean, Marie, René, Savary
Le général Anne, Jean, Marie, René Savary

Le 13. – Ce renfort tant promis n’arrive pas; le prince Murat, qui a quitté Madrid, est remplacé dans le commandement en chef de l’armée par le général Savary, duc de Rovigo. On dit le nouveau roi d’Espagne Joseph arrivé à Madrid [1]NDLR : il n’y entrera que le 20. . Une partie de la grande armée vient, dit-on, en poste à notre secours. Je crois qu’il commence à être temps. On ignore toujours complètement ce qui se passe chez l’ennemi.

Le 14. – A deux lieues sur notre gauche est un moulin dont dépend la subsistance de la division.

L’ennemi s’est montré ce matin avec 500 à 600 hommes d’infanterie et 1.200 de cavalerie. Notre reconnaissance a perdu dans cette rencontre 14 hommes faits prisonniers.

L’ennemi paraît prendre des dispositions pour attaquer cette nuit ou demain matin ce point important.

Le 15. – A la pointe du jour, on découvre une ligne considérable couronnant toutes les hauteurs.

A 9 heures, les Espagnols avancent leurs pièces et commencent à tirer sur la tête de pont. Les obus nous font quitter notre bivouac. On sort de la ville. La division est placée en bataille sur une ligne perpendiculaire à la route de Baylen. Vif combat, soutenu du côté du moulin par la 3e légion. Nous nous maintenons et les Espagnols ont perdu beaucoup de monde. On est dans la plus vive inquiétude sur le sort de la division Vedel, la route de Baylen étant coupée.

L’ennemi attaque du côté des montagnes et est repoussé. Mais comme il paraît sur tous les points et que nous n’avons aucune donnée sur ses desseins, on ne sait si c’est une fausse attaque pour tomber sur nos derrières, ou si c’est vraiment à nous qu’il en veut. La journée de demain va, sans doute, décider de notre sort.

Le 16. – Canonnade très vive à la tête de pont.

L’ennemi tente de passer la rivière, a ses pièces démontées et rétrograde. Il envoie incendier tous les blés sur notre rive, pour nous empêcher d’aller à l’eau. Spectacle affreux, et ces blés sont brûlés par leurs propriétaires eux-mêmes ! Comme ils doivent nous exécrer ! Forcés de quitter la plaine, la ligne de bataille est placée sur les hauteurs, parallèlement à la route et au Guadalquivir, à un quart de lieue d’Andujar.

Pierre Dupont de l'Étang
Pierre Dupont de l’Étang

A 9 heures du soir la division Vedel arrive. Le général Dupont la fait repartir à l’instant pour Baylen d’où elle venait. Le général Vedel fit une grande faute en abandonnant la position de Baylen. Au lieu d’envoyer le renfort que lui demandait le général Dupont, il vint lui-même avec sa division et cette marche, en mettant à découvert la division Gobert, donna lieu à la sanglante affaire dans laquelle périt ce général [2]Cette malheureuse initiative de Vedel découvrait le gué de Menjibar, qui n’était plus défendu que par Liger Belair avec un bataillon et fut attaqué aussitôt par 12000 Espagnols. La … Continue reading  .

Le 17. – Très mauvaises nouvelles de la division Gobert [3]Jacques-Nicolas Gobert (1760 – 1808). Il mourra le 18 juillet, de sa blessure à la tête, reçue à Baylen. . II paraît qu’elle a essuyé un violent combat contre des troupes infiniment supérieures en nombre. Il est certain que nous avons beaucoup perdu et que le général de division Gobert est tué ou blessé à mort.

Nous sommes toujours cernés de tous côtés. L’ennemi a des partis nombreux sur la route de Baylen et enlève plusieurs des nôtres.

Nous apprenons que le passage gardé par le général Liger-Belair [4]Louis Liger-Belair (1762 – 1835) a été forcé; la ligne espagnole qui nous fait face diminue sensiblement.

Le 18. – Les Espagnols campés devant Arragonez diminuent toujours. A 5 heures on n’aperçoit plus personne et trois coups de canon que nous entendons semblent le dernier signal de leur retraite. Montgardet est envoyé pour suivre et tâcher de découvrir la marche de l’ennemi, mais inutilement.

A 9 heures du soir, toute la division se met en route, abandonnant dans Andujar plus de mille malades, mais traînant après elle une multitude de voitures, chariots, fourgons, chargés d’or et de plus de bagages que n’en a une armée de trente mille hommes.

Le 19. A 3 heures du matin, après le passage du pont, à trois quarts de lieue de Baylen, quelques coups de canon, suivis d’une grêle d’obus et de mitraille, nous annoncent que nous sommes sur l’ennemi. On envoie d’abord peu de troupes et seulement bataillon par bataillon. La brigade de chasseurs est envoyée sur la gauche dans les oliviers.

Sur les 4 heures, charge du 1er régiment. Il culbute la cavalerie ennemie et tombe sur les pièces; mais n’étant point soutenu par l’infanterie, il est forcé de se retirer. Le 2e [5]C’est le régiment de Tascher. arrive à ce moment; mais l’ennemi avait fait monter à cheval toute sa cavalerie et occupait la position avec des forces supérieures. Nous arrivons cependant jusqu’au bord d’un ravin à vingt pas de la cavalerie espagnole qui, six fois plus nombreuse, n’ose néanmoins nous charger. Son infanterie s’avance et une grêle de balles nous force de quitter la place, où nous laissons beaucoup de nos chasseurs.

Le premier spectacle qui me frappe, en arrivant sur le champ de bataille, est Thierry, sous-lieutenant au 5e chasseurs, étendu par terre et blessé à mort; quelques pas plus loin, j’aperçois le malheureux Caupenne qui, parti la veille, s’était trouvé à la charge du 1er régiment. Son ardeur l’avait emporté au milieu de l’ennemi, sans être accompagné; il reçut un coup de sabre au travers du corps. Je l’aperçois seul de l’autre côté du ravin; je le vois chanceler sur son cheval, puis tomber et rester un pied pris dans l’étrier. Au moment où je veux voler à son secours, mon cheval est tué sous moi, et pendant que je fais mettre pied à terre à un chasseur pour prendre son cheval, le brave capitaine Besson court à notre malheureux camarade, le dégage et le met sur le devant de sa selle. Mais à ce moment l’ennemi s’avance, nous pousse vivement et le force à abandonner le mourant.

Le général Reding
Le général Reding

Nous reformons en bataille dans les oliviers, où nous restons plusieurs heures, toujours manœuvrant sur les pièces de l’ennemi et à demi portée de fusil de son infanterie, malgré la mitraille, les obus et les boulets. Ils tombaient sans relâche et avec une telle abondance que les vieux généraux avouaient n’en avoir jamais vu davantage. Nous tenions toujours la gauche de la route avec une légion et les Suisses de Reding [6]NDLR. Il y a en effet un Reding dans chaque camp. Charles-Christophe-Joseph-Louis Reding de Biberegg (1760 – 1817) combat du côté français. Theodor Reding von Biberegg (1755 – 1809) était lui … Continue reading , qui se battaient avec un acharnement sans égal contre les Suisses· de Reding espagnols. Notre artillerie, soutenue par l’intrépidité de ses officiers (Perdrau, le général Faultrier [7]Simon de Faultrier (1763 – 1832) , Foucaud, etc., etc.), essayait en vain de se maintenir sur la route. L’ennemi, ayant des pièces de 24 en position et d’excellents· artilleurs, ne tirait pas un coup sans briser nos pièces. Des Suisses français, les dragons et l’escadron de cuirassiers occupaient la droite de la route. Nous avancions toujours, mais lentement, quand sur les 10 heures, on nous apporte deux drapeaux enlevés l’un par un dragon, l’autre par un sous-lieutenant de cuirassiers. Nous demandons la charge à grands cris. A l’instant le général en chef ordonne une attaque générale sur toute la ligne; on s’ébranle; nous gravissons au milieu des ravins et des fossés pour atteindre un régiment d’infanterie espagnole; nous chargeons de front. Arrivés à vingt pas, un dernier ravin nous ferme le passage et nous force à faire un à gauche, en défilant sous les baïonnettes ennemies.

A ce moment tombèrent Besson, Leclerc et nos plus braves officiers et sous-officiers. A l’instant où le major tourne la tête vers moi, en me disant de toujours rester à sa droite, une balle me rase la poitrine et lui traverse le corps. Mais alors, nous tombons en flanc sur l’infanterie et nous commençons à en faire un massacre affreux. Je vengeai la mort de mon major sur le colonel ennemi, auquel je plongeai mon sabre dans la poitrine et je ne me retirai que quand je ne vis plus avec moi que M… et Labarrière.

Après cette attaque générale, où nous avions fait plier l’ennemi sur tous les points, nous ne nous trouvâmes pas plus avancés qu’auparavant. Derrière cette ligne enfoncée, nous en voyions une autre quatre à cinq fois plus nombreuse que notre division. Tous les coteaux couverts de troupes et sur tous les points des batteries en position et des carrés d’infanterie formidables. La chaleur était horrible et pas une goutte d’eau. Les hommes tombaient morts ou en faiblesse, en demandant à boire; les chevaux, harassés par un jeûne d’un mois, une marche de 6 lieues et dix heures de combat, tombaient sous nous. Nous restâmes ainsi sous le feu de l’ennemi jusqu’à 2 heures après-midi.

La mitraille et les obus continuaient à tomber et avec une telle abondance qu’une grande partie des arbres était brisée et que, dans plusieurs espaces très étendus, l’herbe et les broussailles étaient en feu (allumés par les obus).

Sur les 2 heures, le général Dupré [8]Claude-François Dupres (1755 – 1808), mort à Baylen des suites de ses blessures. , dont la brigade ne formait plus qu’un escadron, reçoit ordre de tenter un dernier effort. Il s’avance à la tête des marins de la garde, bien moins dans l’espoir de vaincre qu’avec la certitude de mourir avec honneur. En effet, à peine avions-nous démasqué la hauteur qu’un carré d’infanterie, douze à quinze fois plus fort que nous, commence à croiser ses feux sur ce groupe d’hommes que les boulets éclaircissent avec une promptitude merveilleuse. Ils nous épargnèrent la peine de venir jusqu’à l’ennemi, car avant que nous fussions au bord du vallon, une bonne partie des officiers et soldats fut étendue par terre et le reste forcé de regagner la hauteur. Le brave général Dupré, au bout d’une carrière de trente ans, où la fortune lui avait été aussi attachée que lui-même l’avait été à l’honneur, se vit trahi par l’une et mourut fidèle à l’autre. Un biscaïen lui traversa le corps. Je restai longtemps sur le sommet de la colline avec Labarrière et B…, seuls officiers restés du régiment.

Je voulus en vain faire charger sur la route pour rejoindre la division Vedel, qui ne pouvait être éloignée. Les hommes et les chevaux se refusèrent également à un nouvel effort.

A ce moment l’arrivée au pont du général espagnol

Manuel Lapeña Rodríguez y Ruiz de Sotillo
Manuel Lapeña Rodríguez y Ruiz de Sotillo

[9]Manuel la Peña , qui nous suivait avec 15.000 hommes et des troupes fraîches, n’éteignit pas notre espoir. Il ne nous en restait plus. Mais il nous fit encore mieux sentir l’horreur de notre position. Le général en chef envoya alors des parlementaires.

En attendant notre sort, nous nous couchâmes sur cette terre brûlante, épuisés de fatigue, dévorés de soif et de faim, obsédés de l’image d’un avenir affreux, enviant aux cadavres, dont nous étions entourés, leur sort et leur insensibilité et, cependant moins sensibles encore à tous nos maux qu’à cette seule idée : nous sommes Français, nous respirons encore, et nous ne sommes pas vainqueurs !

Lorsque à la pointe du jour, nous avions trouvé l’ennemi près de Baylen, le général en chef avait été transporté de joie. Il avait cru tenir sa proie, bien persuadé que le général Vedel qui était par derrière l’ennemi et à peu de distance allait l’attaquer et le mettre entre deux feux. C’est pour cela qu’il ne chercha point à enlever le passage en attaquant avec vivacité; son seul but, jusqu’à 10 heures du matin, fut de tenir l’ennemi en échec pour donner au général Vedel le temps d’attaquer.

Mais celui-ci, au lieu de garder le poste qui lui avait été confié, s’était retiré en arrière de plusieurs lieues.

Cependant, pressé par tous ses généraux, il se mit en route pour venir à notre secours, mais arrivé à Guarroman (à 3 lieues du champ de bataille), il s’obstina à y rester cinq heures d’horloge. Ses généraux, entendant le canon, se désolaient. Enfin, il ne prit ses dispositions d’attaque qu’environ une heure après que nous avions sonné pour parlementer; Voyant alors qu’il était trop tard, il voulut se replier sur Madrid et gagna Santa-Cruz. Puis, sur l’avis qu’on ne voulait faire de capitulation qu’il n’y fût compris, il revint et mit bas les armes avec 9.000 hommes qui n’avaient pas brûlé une amorce.

L’ennemi avait été surpris de nous voir arriver à Baylen, car à ce moment il prenait ses mesures pour venir nous attaquer à Andujar. Au moment de la première charge des chasseurs, toute sa cavalerie était encore à pied. Nous entrâmes dans ses batteries et si, à ce moment, l’infanterie nous eût soutenus, nous étions maîtres de ses pièces.

Le général Castanos
Le général Castanos

De l’aveu des Espagnols, du général Castaños et de la Junte de Séville, le général Reding, posté à Baylen, commandait 25.000 hommes. Le général qui nous suivait, en avait 15.000, sans compter les corps répandus sur la droite et sur la gauche. Ils avaient en tout au moins 45.000 hommes et nous n’avions pas 5.000 combattants [10]L’armée espagnole, sous les ordres de Castaños, comptait, en effet, 45 000 hommes, comprenant 4 divisions commandées par les généraux Reding (Suisse), la Peña-Genos (Espagnol), de … Continue reading

Une heure après qu’on eut envoyé le parlementaire la division Vedel arriva et fit même prisonnier un bataillon ennemi. Le général Dupont demanda à ses généraux si l’on pouvait tenter un dernier effort; tous répondirent que cela était impossible, à l’exception du général Frésia [11]Maurice-Ignace Fresia (1746 – 1826). qui promit une seule charge au pas. La cavalerie française, les chasseurs surtout, se sont battus comme des lions. De onze pelotons dont se composait la brigade, en commençant l’affaire, elle se trouva à 2 heures réduite à trois faibles.

Les Suisses (régiments de Preuss et de Reding) étaient avec nous et se sont battus avec fureur contre les régiments suisses espagnols du parti ennemi. Le vieux brigadier Reding s’est distingué. Après l’affaire, il a (m’a-t-on dit) été embrasser son cousin [12]Lorsqu’ils virent la partie perdue, les Suisses de Reding français au nombre de 1.100, qui s’étaient vaillamment comportés comme le dit Tascher, rejoignirent leurs compatriotes dans … Continue reading . M. de Coupigny, frère de celui qui habite en Artois, est l’un des brigadiers de l’armée ennemie.

Les régiments d’infanterie espagnols de Malaga et de Jérès ont été, de leur propre aveu, détruits par notre charge. Le colonel du premier a péri de ma main. Un lieutenant-colonel de cuirassiers fut tué par le petit La Moussaye qui, seul, fut le prendre au collet et le tua devant son régiment. Dans la charge du matin sur la cavalerie, trois officiers supérieurs furent tués par nos chasseurs et un par Montgardet. C’est le chasseur Garnier, d’Orléans, qui mit pied à terre et me donna son cheval, quand le mien fut tué. Au moment où je tuais le colonel d’infanterie, un fantassin m’appuya son fusil sur la poitrine; voulant détourner le canon avec mon sabre, ma lame glissa le long et lui abattit les doigts. Comme je galopais dans les oliviers, un fantassin ennemi se coucha pour m’ajuster quand je serais passé, mais en arrivant à sa hauteur, je le clouai par terre avec mon sabre. Le régiment était en bataille devant une batterie, je me trouvais avec Labarrière placé entre deux oliviers et voyais mettre le feu aux pièces; un boulet vint couper en deux auprès de nous un chasseur du 20e. La soif et la chaleur étaient si excessives que plusieurs officiers et soldats tombèrent morts de soif.

En revenant de la charge avec Montgardet, nous aperçûmes une perdrix qui avait l’aile cassée probablement par quelque balle perdue.

Au moment de la charge, le major Bureau me prit à part. « On ne sait, me dit-il, ce qui va arriver. N’oubliez pas que j’ai sur moi une ceinture considérable; au reste, je compte sur vous; ne quittez pas ma droite. »

Et moi, me dis-je, si je dois y rester. Ah ! Sainvilliers tu sais à qui eût été ma dernière pensée ! Tu sais à qui je destinais ma croix et mon sabre ! 

Le matin, le major Le Mire et moi, nous nous portons seuls en avant, pour examiner le mouvement de l’ennemi. J’aperçois à une grande distance deux paysans qui nous ajustent.

«Tenez, monsieur le major, lui dis-je, ils nous visent, ils mettent genou en terre, le coup va partir ! » Il part; une des balles me perce sur la hanche mon manteau mis en bandoulière, l’autre traverse l’habit, le gilet et la chemise de Le Mire, en lui effleurant le ventre.

Pendant un combat de douze heures, entourés de tous côtés, nous n’avons pas perdu un pouce de terrain et avons successivement enlevé toutes les positions de l’ennemi et pris trois drapeaux. L’artillerie espagnole est formidable par sa portée et la justesse de son tir. Elle commence par tirer un peu haut, puis elle baisse le point de mire et ne manque plus un seul coup.

Le 20 juillet. Nous sommes encore où nous étions hier. On parlemente. Les généraux Chabert [13]Théodor Chabert (1758 – 1845), négociateur de la capitulation. et Marescot [14]Armand-Samuel Marescot (1758 – 1832), négociateur de la capitulation.. s’abouchent à Andujar avec le général Castaños. Nous nous attendons à tout moment à être pillés par les paysans.

Le 21. – Même position. Nous mourons de faim et de soif. Il faut faire une lieue pour apporter une outre pleine d’une eau bourbeuse; encore les paysans tirent-ils sur ceux qui vont chercher de l’eau et du fourrage.

Le 22 au matin. – Notre position s’aggrave. Le général Castaños ne veut point faire de traité, si la division Vedel n’y est comprise. Celui-ci rétrograde sur Madrid; reviendra-t-il sur ses pas ? Nous sommes à chaque instant sur le point de nous voir pillés et livrés à discrétion; quel avenir ! Repasser devant ces mêmes paysans, envers lesquels nous avons tant de torts, privés de la seule consolation du courage malheureux, nous ne pouvons lever la tête et fixer ceux qui, comme militaires seulement, ne pourraient nous refuser leur estime. Comme François 1er, nous pouvons dire : Tout est perdu; mais comme ce roi des preux, nous ne pouvons ajouter: hormis l’honneur ! La foi trahie, Ferdinand prisonnier, Cordoue, Cordoue ! et l’argent volé sont autant de cris qui nous font baisser les yeux.

A 9 heures du soir. On vient d’avoir des nouvelles certaines de la division Vedel. On ne l’a rejointe qu’au delà de Santa-Cruz. Elle revient sur ses pas. La capitulation est signée [15]La capitulation accordait les honneurs de la guerre à l’armée Dupont, qui devait être rapatriée par mer. Les officiers devaient conserver leur épée et leurs bagages et les soldats leurs sacs. … Continue reading .

Le 23. – Villanueva. – 0 Beati quorum ! etc.

Ce jour m’a fait une impression qui ne s’effacera de ma vie ! Jour affreux et qui me fait presque regretter do ne m’être pas fait tuer avant-hier.

A 4 heures, nous sommes sortis du bivouac et nous avons défilé avec tous les honneurs de la guerre au milieu de l’armée espagnole, rangée sur deux lignes, drapeaux déployés et au son de la musique. Nous marchions dans le plus grand ordre et tambours battant : les canons à la tête de chaque bataillon.

A 400 pas de la ligne ennemie, chaque soldat est venu déposer ses armes, chaque chasseur remettre son cheval. Je grince encore les dents de rage. Je dévore des larmes de honte et de fureur. J’entends encore, j’entendrai toute ma vie cette musique odieuse, dont chaque accent me faisait tressaillir ! Je verrai cette joie insultante, ces acclamations meurtrières des paysans, faisant signe qu’ils comptaient sous peu nous plonger leurs poignards dans la gorge ! Je vois encore ce coup d’œil, où le mépris et la fureur concentrés veulent se masquer du voile de la fierté et de la grandeur d’âme.

Nous avons repris cette même route d’Andujar, puis traversé le gué de Guadalquivir et sommes venus coucher au petit village de Villanueva.

Il faut rendre justice aux officiers espagnols; autant le peuple met d’empressement à faire éclater sous nos yeux une joie odieuse et se montre avide de notre sang, autant, eux, ils montrent de sang-froid, de calme et de générosité.

Le 24. – Porcuna. – Partis à 2 heures du matin; passés à Arragonez. Il y a six jours, nous y étions et libres !…

Arrivés à Porcuna, petite ville. On y forme un régiment. Ces nouveaux soldats, non encore habillés, et armés seulement de poignards et de baïonnettes ont paru avides de les essayer sur leurs prisonniers. Les cris de Mort aux Français, Mort à Napoléon, couper la tête, nous ont assaillis de toutes parts. Pour éviter l’effet de ces menaces, il nous a fallu partir deux heures après notre arrivée et aller nous coucher à une lieue plus loin, au milieu de la route.

Le 25. – Bujalance. Quoique nous nous mettions en route à une heure du matin, la quantité de voitures embarrasse tellement notre marche, que l’on n’arrive guère avant midi; la chaleur est affreuse ! On ne peut se faire une idée de la poussière qui nous aveugle; tous les instants de la route sont des instants de souffrance. Arrivés au lieu d’étape, nous retombons sous les poignards: les cris de Cordoba, Cortar la Cabeza, les menaces de mort sous toutes les formes retentissent sans cesse à nos oreilles. Nous sommes toujours au bivouac.

Le 26. – Castro-del-Rio. – Jolie ville sur le Guadalquivir; superbe végétation : aloès, figuiers, palmiers d’une grande beauté. On nous assure que demain, un grand nombre de paysans armés nous attendent sur la route pour nous égorger, mais tous les jours nos hôtes nous régalent de pareilles nouvelles.

Le 27. – La Rambla. – Pendant les 6 lieues de route, les cris de mort nous ont accompagnés; notre cavalerie d’escorte (cavaliers de Calatrava, 10e régiment de ligne, chaque général en a 4 ou 6 hommes comme ordonnances) montre beaucoup de vigueur et d’énergie; elle a sabré les paysans qui nous assaillaient et sans elle nous aurions été leurs victimes. L’infanterie, au contraire, est animée du plus mauvais esprit et dès qu’un Français reste en arrière, c’est l’infanterie d’escorte qui est la première à le dévaliser, quelquefois même à l’égorger.

Passé à Mandilla, ville assez forte, et très animée contre les Français. Bivouaqué près de la Rambla. Le pays est aride, montagneux et planté d’une grande quantité d’oliviers. La chaleur est toujours très violente.

Le 28. – Ecija. – Grande et belle ville, parfaitement bâtie. Bivouaqué sur une très belle promenade au bord du Guadalquivir. Je n’ai pu satisfaire ma curiosité en visitant la ville. La garde, formée de bourgeois, nous environnait de toutes parts; d’ailleurs les Espagnols croient faire un sacrifice agréable à Dieu, en faisant couler le sang du Français. On leur a persuadé également que celui qui trouvait la mort en combattant contre nous ressuscitait sur-le-champ et se retrouvait dans son lieu natal. Il n’est guère de jour qui ne soit marqué par quelque assassinat. Un officier et un secrétaire ont été aujourd’hui poignardés en pleine rue, au milieu de la ville. Le flambeau du fanatisme exalte toutes les têtes, surtout celles des femmes. Je ne puis voir sans étonnement ni pitié des jeunes filles de douze à quinze ans faire, en passant à mes côtés, le simulacre de me poignarder et m’indiquer par leur geste le désir qu’elles ont de me plonger leur couteau dans la gorge. Je ne puis allier la douceur naturelle à leur sexe à ce geste barbare; mais aux cris répétés de Cordoba, je suis contraint de rougir pour mes compatriotes, de baisser les yeux en me rappelant leur conduite et de comparer la cause des Espagnols avec la nôtre. La violation des temples, notamment de la cathédrale de Cordoue, l’enlèvement des vases sacrés et les excès commis dans les couvents sont les principaux véhicules qui soulèvent contre nous l’indignation publique.

Nos crimes, comme c’est l’ordinaire, sont encore exagérés; aussi sommes-nous regardés comme des monstres indignes de pitié.

Compliment d’une jeune fille qui me dit galamment que ma tête ornerait très bien le devant de sa porte.

Pont de Ecija. Maisons près de la promenade et quantité d’autres ornées de peintures, ouvrage des Maures, statue, hôtel de ville, jolie place carrée.

Le 29. – Fuentes. – Bivouaqué près de Fuentes. Les environs de cette petite ville sont couverts d’oliviers et de maisons de campagne. Je le remarque, car les environs des autres villes sont presque toujours déserts.

Le 30. – Arahal.

Le 31. – Utrera – Le pays est nu, pierreux. La chaleur est excessive, nous en souffrons beaucoup.


References

References
1 NDLR : il n’y entrera que le 20.
2 Cette malheureuse initiative de Vedel découvrait le gué de Menjibar, qui n’était plus défendu que par Liger Belair avec un bataillon et fut attaqué aussitôt par 12000 Espagnols. La division Gobert, forte de 900 fantassins et 200 cavaliers, contre-attaqua avec une telle impétuosité que les Espagnols, épuisés par la chaleur, durent se replier, ce qui permit à Vedel de réoccuper Baylen sans coup férir. Au lieu d’y rester, comme il en avait reçu l’ordre, Vedel, à nouveau mal inspiré, suivit les restes de la division Gobert, qui, après la mort de son chef, s’était retirée dans la montagne à la Caroline. Cette faute, qui amena Dupont à revenir à Baylen, aurait pu avoir des conséquences heureuses, si, le 19, Vedel marchant au canon avait· pris Reding à revers et ouvert à son chef la route de Madrid. Malheureusement il mit cinq heures pour faire 12 kilomètres et arriva quand le sort de la journée était décidé et l’armée Dupont incapable d’un nouvel effort.
3 Jacques-Nicolas Gobert (1760 – 1808). Il mourra le 18 juillet, de sa blessure à la tête, reçue à Baylen.
4 Louis Liger-Belair (1762 – 1835)
5 C’est le régiment de Tascher.
6 NDLR. Il y a en effet un Reding dans chaque camp. Charles-Christophe-Joseph-Louis Reding de Biberegg (1760 – 1817) combat du côté français. Theodor Reding von Biberegg (1755 – 1809) était lui du côté espagnol.
7 Simon de Faultrier (1763 – 1832)
8 Claude-François Dupres (1755 – 1808), mort à Baylen des suites de ses blessures.
9 Manuel la Peña
10 L’armée espagnole, sous les ordres de Castaños, comptait, en effet, 45 000 hommes, comprenant 4 divisions commandées par les généraux Reding (Suisse), la Peña-Genos (Espagnol), de Coupigny (émigré français), Jones (Anglais). L’armée Dupont était forte de 20.000 hommes. En réalité 25.000 Espagnols seulement et 7.000 Français prirent une part active à la bataille. Le chiffre de 5.000 combattants donné par Tascher se justifie, car une partie des troupes de Dupont, accablée par la fatigue et la dysenterie, était incapable de se battre.
11 Maurice-Ignace Fresia (1746 – 1826).
12 Lorsqu’ils virent la partie perdue, les Suisses de Reding français au nombre de 1.100, qui s’étaient vaillamment comportés comme le dit Tascher, rejoignirent leurs compatriotes dans les rangs espagnols.
13 Théodor Chabert (1758 – 1845), négociateur de la capitulation.
14 Armand-Samuel Marescot (1758 – 1832), négociateur de la capitulation..
15 La capitulation accordait les honneurs de la guerre à l’armée Dupont, qui devait être rapatriée par mer. Les officiers devaient conserver leur épée et leurs bagages et les soldats leurs sacs. Le nombre des prisonniers s’élevait à 17.000 environ, y compris les 9.000 hommes de la division Vedel.