Pierre Dupont de l’Étang (1765-1840)
Cette biographie est extraite de « Biographie universelle ancienne et moderne » de Michaud, tome XII, 1855. Des notes ont été rajoutées.
Pierre Dupont de l’Étang, naquit, le 14 juillet 1765 à Chabanais dans l’Angoumois. II prit le nom de de l’Étang pour se distinguer de son frère aîné, comte et lieutenant-général comme lui, et qui se fit connaître sous le nom de Dupont-Chaumont. Dupont de l’Étang entra fort jeune dans la carrière des armes. Il fut d’abord sous-lieutenant dans la légion française de Maillebois, au service de Hollande. Lorsque cette légion fut licenciée, il entra très jeune encore au même service, dans un régiment d’artillerie. Mais la révolution française tenait d’éclater. Dupont fut rappelé en France. Un décret royal venait d’organiser l’armée française sar le pied de guerre, Dupont entra, avec le grade da capitaine, dans le régiment d’Auxerrois, d’où il passa dans le régiment de Brie. En 1792, il était aide de camp du maréchal de camp Théobald Dillon, commandant à Lille sous les ordres de Dumouriez. Il assistait à cette retraite opérée par Dillon de Tournay sur Lille, retraite ordonnée par Dumouriez et qui entrait dans ses plans, mais qui fut changée en déroute par une panique des soldats. La défiance et l’indiscipline étaient, à cette époque, habituelles dans les armées de la France. Le corps de Dillon interpréta comme une trahison le mouvement rétrograde commencé sur Lille. Parmi les soldats, le plus grand nombre s’enfuit en désordre, quelques-uns se jetèrent sur leur général et le désarmèrent. Dupont, qui avait fait d’inutiles efforts pour rallier les fuyards, défendit courageusement son chef, fut blessé à la tête par les soldats insurgés et laissé pour mort dans un fossé à coté du cadavre du maréchal Dillon. Après sa guérison, il se rendit à Paris pour faire constater son existence et reçut des mains de Louis XVI la croix de l’ordre royal de Saint-Louis, prix de sa noble conduite.
Attaché, en qualité de premier aide de camp à Arthur Dillon, frère du malheureux Théobald, et qui, plus malheureux encore, porta sa tête sur l’échafaud, Dupont se distingua dans l’affaire de la forêt de l’Argonne, et au passage des Ilettes en Champagne. Il fut nommé chef d’état-major à l’armée de Belgique et placé sous les ordres de Bouchard, qui venait de succéder à Custine. C’est d’après le conseil de Dupont que Bouchard courut à marches forcées occuper le camp de Cassel, prévenant par-là le duc d’York qui méditait de faire une pointe sur Dunkerque. Nos places maritimes ainsi couvertes, Dupont se dirigea sur Menin et fit mettre bas les armes à un bataillon de grenadiers commandé par le prince de Hohenlohe. Cette affaire lui valut le grade de général de brigade ; c’est en cette qualité qu’il assistait à la bataille de Hondschoote : la victoire remportée par Houchard sur Freytag fut due, en partie, à ses habiles dispositions. Le succès appelait alors les dénonciations comme la défaite. Dupont fut signalé comme royaliste: sa vie fut menacée; il quitta le service et se tint à l’écart jusqu’en 1797. Carnot, qui ne l’avait pas oublié, le rappela alors et lui donna la direction du dépôt de la guerre.
Elevé au grade de général de division le 2 mai 1797, Dupont fut un moment privé de ses fonctions à la suite du coup d’État du 4 septembre (18 fructidor) : mais il ne tarda pas à être réintégré. La journée du 9 novembre 1799 (18 brumaire) le trouva parmi les généraux dévoués à la fortune naissante du héros de l’Égypte et de l’Italie. Le 8 mars 1800, le premier consul rassemblait à Dijon cette armée de réserve qu’il destinait secrètement à la conquête de l’Italie: Dupont en fut nommé chef d’état-major général. Après avoir pris part à la bataille de Marengo, il fut chargé de régler avec Mélas les conditions de cette fameuse convention d’Alexandrie, par laquelle, à l’exception de Mantoue, l’armée française recouvrait tout ce que, depuis quinze mois, elle avait perdu en Italie. Puis il reçu le titre de ministre extraordinaire, avec mission de réorganiser la république cisalpine. Remplacé le 15 août par Jourdan, il prit le commandement de l’aile droite de l’armée d’Italie, marcha sur la Toscane et y établit un gouvernement provisoire. Sa courte administration dans ce pays donna lieu à des accusations qui ont pesé, il faut le dire, sur la plupart des généraux français en Italie. Il est juste d’ajouter qu’en ce qui concerne Dupont, rien ne fut prouvé.
Le premier consul était retourné en France, laissant à ses lieutenants le soin d’achever et d’organiser ses conquêtes. Le général autrichien Bellegarde occupait encore, avec 70,000 hommes, la ligne du Mincio: il s’appuyait, d’un côté, au lac de Garde, de l’autre, à Mantoue. Il fallait s’emparer de cette ligne, et rejeter l’ennemi en Autriche. Pour cela, Macdonald avait reçu l’ordre de franchir les Alpes avec l’armée des Grisons. Brune devait, de son coté, remonter au nord, donner la main à Macdonald, et de là tous deux se porteraient aux sources du Mincio et de l’Adige et feraient tomber ainsi toute la ligne défensive des Autrichiens qui s’étendait des Alpes à l’Adriatique. Le 15 décembre 1800, Macdonald passa le Splügen et arriva devant le Tyrol italien. Restait à Brune à forcer le passage du Mincio. Le 20 décembre, il enleva les positions autrichiennes en avant du fleuve. Le général Delmas commandait l’avant-garde, Moncey la gauche, Michaud la réserve : quant à Dupont, il avait le commandement de la droite. Le Mincio, grossi par les pluies, n’était point guéable, et les ponts de Borghetto et de Vallegio étaient solidement retranchés. Brune résolut de tenter le passage à la fois sur deux points, à Pozzolo et a Mozzembano, ce dernier seul devant être choisi pour l’attaque sérieuse. La grande attaque de Mozzembano et la diversion de Pozzolo furent indiquées pour la nuit du 24 au 25 décembre.
Le 25 au matin, Dupont, chargé de ce dernier point, couronne d’artillerie les hauteurs de Molino-della-Volta, jette un pont, et, favorisé par le brouillard, porte de l’autre coté du fleuve la division Wattrin. Cependant, à Mozzembano, l’attaque a été remise et Dupont se trouve seul sur la rive gauche contre toute l’armée autrichienne. Bellegarde dirige des masses serrées contre le corps qui a franchi le Mincio. Dupont a fait prévenir Suchet, qui observait, entre Pozzolo et Mozzembano, le pont retranché de Borghetto. Suchet accourt. Quant à Brune, il se contente de remplacer devant Borghetto le corps de Suchet par la division Boudet. Dupont, s’inquiétant peu d’être soutenu, s’était engagé, avait enlevé Pozzolo et établi une nouvelle division sur la rive gauche, la division Monier. Appuyé à Pozzolo et au Mincio, sans la protection des batteries de Molmo-della-Volta, il soutient une attaque formidable. Mais le nombre l’emporte, la division Monier est chassée de Pozzolo, et Dupont va être rejeté dans le fleuve, quand Suchet prend sur lui de lui détacher la brigade Clauzel et une partie de la division Gazan. Suchet appuie le passage de ces renforts par un feu meurtrier de la rive droite. Dupont reprend l’offensive ; Pozzolo est disputé avec acharnement, pris et repris six fois. Le combat se prolonge tout le jour, et 6,000 hommes tombent des deux cotés. Le soir venu, Dupont reste maître d’un point de la rive gauche. Le lendemain seulement Brune se décida à passer à Mozzembano : cette puissante diversion, faite à temps, eût évité une lutte sanglante et inutilement prolongée. L’honneur du passage et de la défaite des Autrichiens revint à Dupont, dont l’heureuse imprudence avait été si mal secondée. La victoire de Pozzolo livra à l’armée française la ligne de l’Adige.
Dupont a raconté lui-même le fait d’armes de Pozzolo. On nous saura gré de donner cet échantillon de son style historique légèrement entaché d’emphase:
« La victoire appelle mes troupes, l’occasion est décisive, et je maintiens le pont que j’ai fait jeter, dans la pensée que toute l’armée va accourir pour en profiter et opérer son passage. Après avoir pris sur moi la responsabilité de cette grande résolution, j’ai bientôt à lutter, sur l’autre rive du fleuve, contre toute l’armée de M. le comte de Bellegarde. La guerre n’a point de chances plus inégales. L’aile droite soutient seule, pendant sept heures, tous les efforts de l’ennemi. Appuyée ensuite par le corps du centre commandé par le lieutenant-général Suchet et par quelques régiments qui volent sur le terrain au bruit du combat, elle obtient un triomphe complet; le Mincio est forcé, et la bataille de Pozzolo est gagnée contre un ennemi trois fois supérieur en nombre. Toute l’Italie supérieure, des rives du Mincio jusqu’aux frontières de l’Autriche, est reconquise. »
Bien que Bonaparte n’aimât pas les boucheries inutiles, le succès trop chèrement acheté de Pozzolo n’en était pas moins un brillant coup de main. L’empereur s’en souvint en 1804 : le 14 juin, Dupont fut nommé grand-officier de l’ordre de la Légion d’honneur. Le 8 avril 1805, une coalition nouvelle réunissait contre la France l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Suède, Naples et la Sardaigne. Les troupes rassemblées au camp de Boulogne se mirent en mouvement vers le Rhin avec une mystérieuse rapidité, et une admirable armée s’y trouva tout à coup réunie à la fin de septembre, quand on la croyait encore sur les bords de l’Océan. C’était la Grande Armée. Dupont y commandait une division appartenant au 6e corps sous les ordres du maréchal Ney. Tandis que le général autrichien Mack qui avait pris position à Ulm, sur le haut Danube, attendait les Français par la Forêt-Noire, ceux-ci passaient le Danube à Donauwörth, tournant ainsi les Autrichiens et les isolant des Russes campés près de Vienne sous le commandement de Kutusow. Pendant que Napoléon fermait aux Autrichiens la retraite du Tyrol et disposait tout pour une grande bataille sur l’Iller, la division Dupont gardait la rive gauche du Danube. Ce point semblait avoir peu d’importance, car on ne pouvait croire que Mack pût choisir un autre parti que celui de s’enfermer dans Ulm, ou de tenter la retraite par le Tyrol.
Le maréchal Murat, chargé par Napoléon du commandement général des troupes laissées de ce coté, s’obstinait à laisser la faible division de Dupont dans cette position, qu allait devenir compromettante si Mack s’apercevait de cette faiblesse. L’armée autrichienne pouvait, en effet, s’échapper par là en écrasant les 6,000 hommes de Dupont. Celui-ci cependant se rapprochait d’Ulm : tout à coup, au village de Haalach, il se trouve en présence de 60,000 Autrichiens établis sur la colline du Michelsberg. Dupont n’a que trois régiments d’infanterie, deux de cavalerie et quelques pièces de canon. Mais, par un véritable trait de génie militaire, il comprend que s’il recule, il livre aux Autrichiens le secret de sa faiblesse: ils lui passent sur le corps et s’échappent. Attaquer, au contraire, c’est s’annoncer comme l’avant-garde d’un corps imposant. Dupont n’hésite pas. Avec ses 6,000 hommes, il se rue sur 25,000 Autrichiens commandés par l’archiduc Ferdinand. La baïonnette seule répond au feu de l’ennemi, qui se retire en désordre laissant quinze cents prisonniers. Deux fois encore la ligne autrichienne s’ébranle: deux fois elle est repoussée par deux régiments. L’archiduc, renonçant alors à une attaque de front, tâte les deux ailes de la petite armée. Sur la droite de Dupont, le village de Jungigen est pris et repris cinq fois. Après cinq heures de cette lutte inouïe, Dupont se retire sur Albeck, emmenant 4.000 prisonniers.
Cette vigoureuse affaire arrêta les Autrichiens, qui allaient s’échapper par la Bohème. Le 13 octobre, Napoléon arriva à Ulm, reconnut d’un coup d’œil la faute faite en laissant la division Dupont isolée sur la rive gauche dû Danube et, par ses ordres, le maréchal Ney établit les communications entre les deux rives dans la mémorable journée d’Elchingen. Dupont prit une part glorieuse à ce nouveau combat : il réussit à couper au corps de Werneck le retour vers Ulm et contribua à enfermer définitivement l’armée de Mack dans la forteresse. Après la capitulation d’Ulm et l’invasion de la haute Autriche, la division Dupont, renforcée des Hollandais de Marmont, réunie aux divisions Gazan et Dumonceau, et placée sous le commandement du maréchal Mortier, fut chargée d’éclairer, sur la rive gauche du Danube, les routes de Bohême et de Moravie.
Ce corps se trouvait dans les premiers jours de novembre, établi sur la rive gauche du fleuve. Il n’était pas même concentré, et Mortier, avec la division Gazan comptant à peine 5,000 hommes, rencontra, le 11 novembre, toute une armée russe à Dürnstein. Après un combat terrible, le maréchal était resté maître du terrain, avait fait à l’ennemi 1.500 prisonniers et s’était avancé jusqu’à Stein : mais bientôt, enveloppé par des forces supérieures, il lui fallut essayer de se faire jour jusqu’à la division Dupont restée en arrière à Dürnstein. Mais Dupant a appris le danger du maréchal; il accourt, force les défilés et dégage la division Gazan, qui, sans lui, était perdue. Victorieuses, mais mutilées, les deux divisions allèrent à Vienne panser leurs blessures : c’est ainsi que Dupont perdit l’occasion d’assister à la victoire d’Austerlitz.
La campagne de 1806 retrouva la division Dupont sous les ordres du maréchal Bernadotte. Après la défaite d’Iéna, le prince Eugène de Wurtemberg s’était porté sur Halle avec 18,000 hommes pour recueillir les débris de l’armée prussienne. Dupont fut chargé de détruire cette dernière ressource de l’ennemi. Le prince de Wurtemberg s’était posté derrière la ville, et on ne pouvait arriver jusqu’à lui qu’en forçant un long pont sur la Saale, défendu par une formidable artillerie. Avec son entrain ordinaire, Dupont culbute les troupes qui défendent la tête du pont, échappe par une incroyable rapidité de mouvement aux terribles effets d’une décharge à bout portant, entra dans la ville avec les Prussiens qu’il y refoule et qu’il en chasse par l’autre extrémité. Puis, sortant de Halle, il attaque avec 5,000 hommes 12,000 Prussiens retranchés sur les hauteurs, et, secouru par la division Drouet, rejette sur l’Elbe la réserve prussienne décimée.
Deux jours après, Napoléon arrivait en personne sur le terrain de ce brillant combat. Il jugea d’un coup d’oeil les immenses difficultés d’un semblable coup de main et prononça ce bel éloge du général vainqueur :
« J’eusse hésité à attaquer avec 60,000 hommes ».
Dupont se fit encore remarquer dans la campagne de Pologne. Placée à Braunsberg sous les ordres du maréchal Bernadotte, la division Dupont contribuait en juin 1807, à la forte occupation des cantonnements immenses de l’armée française entre la Passarge et la Basse Vistule. Le 14, jour de la bataille de Friedland, cette division formait, en avant de Posthenen, la tête du corps de Bernadotte, temporairement placé sous les ordres du général Victor. Pendant que le maréchal Ney pénétrait à travers les masses russes pour occuper les ponts de Friedland et jeter l’ennemi dans l’Alle, Dupont aperçoit une division d’infanterie prise entre deux feux, la division Bisson qui commence à faiblir : un désordre partiel peut amener une défaite générale ; Dupont ne prend conseil que de son inspiration militaire, arrive avec ses soldats éprouvés au secours de la division, arrête les Russes et permet aux soldats de Ney de se reformer. Les Russes sont refoulés vers ce gouffre que le doigt de Napoléon avait marqué comme le but de la victoire. Leur garde impériale tente un effort désespéré : elle fond à la baïonnette sur la division Dupont. Mais celui-ci n’attend pas le choc, il s’élance et accule les Russes au ravin, les rejette sur les faubourgs de Friedland qu’il tourne par la route de Königsberg, tandis que Ney y pénètre par la route d’Eylau. C’est au milieu de Friedland en flammes, dont les ponts coupés n’offrent plus de retraite à l’ennemi, que Ney et Dupont se rejoignent. Ce dernier avait, par son coup d’œil et par son énergique entrain, contribué au succès du plan de Napoléon, au gain de sa plus belle bataille.
Jusque-là, Dupont avait eu cette mauvaise fortune de combattre loin des regards de l’empereur. Napoléon le tenait en grande estime, mais ne l’avait jamais vu à l’œuvre. Cette fois, il put le juger autrement que par les résultats: il lui donna sur le champ de bataille les titres de grand-aigle de la Légion d’honneur et de comte de l’Empire. Nous avons insisté sur les faits d’armes du général Dupont, et ce n’est que justice; car un seul jour de malheur et de honte a plus compté dans sa vie et pèse encore plus aujourd’hui sur sa mémoire, que tant de brillantes journées. Rappelons donc ce qu’était Dupont, lorsque, après la paix de Tilsit, il fut appelé à prendre part à la campagne d’Espagne. Soldat éprouvé par quatorze ans de service, officier hardi tout à la fois et savant, heureux et sagace, administrateur et organisateur habile, il avait attiré l’attention par ses coups d’éclat de Pozzolo, d’Albeck, de Halle, de Friedland. Parmi tant de généraux distingués, il s’était fait remarquer par une initiative ardente, téméraire peut-être, mais toujours justifiée par le succès. Le général Foy, dans son histoire de la guerre dans la Péninsule, dit de lui:
« Il n’y avait pas dans l’empire un général de division classé plus haut que Dupont. L’opinion de l’armée, d’accord avec la bienveillance du souverain, le portait au premier rang de la milice ; et quand il partit pour l’Andalousie, on ne doutait pas qu’il ne trouvât à Cadix son bâton de maréchal. »
Et c’est là pourtant qu’il allait trouver la défaite et la honte. Le guet-apens de Bayonne venait de changer en haine ardente la passagère sympathie que le peuple espagnol avait ressentie pour Napoléon. Le 2 mai 1808, Madrid s’était soulevé, et la terrible répression exercée par le grand-duc de Berg avait encore exalté la fureur de la nation envahie. C’était avec 80,000 conscrits que l’empereur avait fait occuper l’Espagne, et 65,000 à peine étaient en état de porter les armes : le reste était déjà dans les hôpitaux. Sur ce nombre, Dupont, placé à la tête du deuxième corps d’armée, en commandait 18,000, avec lesquels il tenait la droite de Madrid, de Ségovie à l’Escurial. Deux régiments suisses placés à Talavera, trois autres à Tortose, Carthagène et Malaga faisaient nominalement partie de ses forces. Il devait les prendre en se dirigeant sur Cadix, où sa présence était appelée par de graves événements.
Le 20 mai, la double abdication arrachée à Charles IV et à Ferdinand VII avait mis le comble à l’indignation espagnole. Quatre jours après, les Asturies, cette Vendée de l’Espagne, donnaient le signal de l’insurrection. La Galice, Léon, la vieille Castille suivaient cet exemple. Le 26 mai l’Andalousie se soulevait à son tour, et la Junte de Séville, centralisant la résistance, déclarait la guerre à la France et ordonnait une levée en masse. En huit jours toute l’Espagne était en feu. La capitale frémissait, contenue par le maréchal Moncey, par toute la cavalerie de Murat et par les troupes de Dupont échelonnées de l’Escurial à Aranjuez et Tolède. Le point le plus important à préserver était d’abord Cadix, où étaient réunis sous les ordres de l’amiral Rosily, les débris de la flotte française échappés au désastre de Trafalgar. La ville était en pleine insurrection et menaçait de bombarder nos vaisseaux. Le général espagnol Castaños y réunissait 15 à 18,000 hommes de troupes régulières et organisait l’insurrection. A Jaën, à Cordoue, Augustin de Echavarri armait les bandes de la Sierra-Morena et les contrebandiers de la cote, et occupait les défilés, route nécessaire du Midi. L’insurrection d’Estrémadure et de Grenade enlevait à l’armée française les trois régiments suisses de Malaga, de Carthagène et de Tarragone dont le général Reding prenait le commandement d’une armée improvisée. Enfin, on craignait de voir s’opérer à Cadix la jonction des Anglais aux Espagnols, événement qui eût assuré la perte de la flotte.
Dupont reçut l’ordre de forcer les défilés de la Sierra-Morena et de se porter à marches forcées sur Cadix. Il partit de Tolède à la fin de mai, laissant sur la route de Madrid les divisions Frère et Védel, et emmenant la division Barbou, la cavalerie du corps d’armée, les marins de la garde et les deux seuls régiments suisses restés à l’armée française. La division Barbou comptait environ 12,000 hommes, dont 2,600 suisses, 2,600 hommes de cavalerie, 7 à 8,000 hommes de l’artillerie et du génie, et 5 à 600 marins. Dupont traversa les défilés sans résistance sérieuse. Le 3 juin, il était à Baylen. C’est là seulement qu’il apprit l’insurrection du Midi ; car il était parti, comptant trouver l’Andalousie tranquille et rallier les renforts suisses déjà passés à l’ennemi. Il fallait renoncer à ce supplément de forces, comme à une jonction possible avec Kellermann posté à Elvas, sur la frontière du Portugal. Cette situation inconnue au quartier-général, changeait les nécessités de la campagne. Dupont envoya demander à Madrid le reste de son corps d’armée. Cependant il ne croyait encore avoir à faire en Andalousie qu’une « promenade conquérante ». En attendant, il voulut frapper de terreur l’insurrection par un coup inattendu. Cordoue en était l’avant-garde.
Dupont partit de Baylen dans la vallée du Guadalquivir, culbute, le 7 juin, Echavarri, qu’il trouva posté au pont d’Alcolea avec ses bandes indisciplinées, et se présenta devant Cordoue. Les rues étaient barricadées : il fallut enfoncer les portes, escalader les barricades; il fallut poursuivre de rue en rue, de maison en maison, les défenseurs de la ville. La mitraille pleuvait des fenêtres et du haut des toits. Nombre de maisons durent être assiégées comme des forteresses. L’évêché servait d’arsenal et de quartier-général aux Espagnols. Ce fut le point le plus disputé. Les excès de la victoire furent en raison de la résistance. Beaucoup d’habitations particulières furent mises au pillage. C’est le premier reproche qu’ait mérité le général Dupont; car, bien que ses parlementaires eussent été assassinés, bien que ses troupes fussent affamées, le viol, le vol, les excès de toute nature retombent en pareil cas sur le général qui n’a pas su les prévenir. Il est juste de dire que le pillage de Cordoue fut en partie effectué par les Espagnols eux-mêmes, et que le produit du butin ne monta pas en définitive à plus de six ou sept cent mille francs. Mais, bien que le général l’ait nié plus tard, des vases sacrés avaient disparu dans la lutte: ses propres ordres du jour en font foi. Quoi qu’il en soit, le sac de Cordoue, exagéré encore par la renommée, n’avait fait que redoubler la haine des Espagnols. Derrière Dupont, entre lui et Madrid, la ligne de communication se couvrait d’insurgés. Il attendait à Cordoue les renforts demandés, ignorant encore que, le 3 juin, la flotte française avait dû se rendre. Il l’apprit enfin, et, en même temps, il sut que par Séville s’avançait l’armée espagnole d’Andalousie, par Jaën l’armée de Grenade. Cette dernière marchait dans la direction de Baylen, tête des défilés de la Sierra-Morena. Dupont se vit forcé de rétrograder, pour n’être pas coupé de Madrid. Il partit de Cordoue, le 17 juin, encombré, ralenti par les voilures nombreuses portant les blessés et les bagages. Il avait été impossible d’abandonner aux fanatiques Espagnols les blessés du siège de Cordoue. Dupont n’avait laissé que ceux dont l’état était le plus grave, et les avait confiés à la parole des autorités et du clergé de la ville. Disons ici que l’odieuse accusation portée plus tard contre lui, et qui lui reprochait d’avoir sacrifié ses blessés, tombe devant les faits.
Dupont s’établit à Andujar, position forte, mais qui n’était pas le point vrai à occuper pour garder les défilés de la Sierra. L’autorité de Berthier et de Napoléon lui-même, l’examen des lieux, les résultats du choix fait par Dupont permettent d’affirmer que sa place était à Baylen. Cependant le duc de Rovigo, envoyé à Madrid pour compléter l’œuvre de la déchéance, et introniser le roi Joseph, commençait à concevoir des craintes pour le corps de Dupont. Bien qu’ignorant les graves événements du sud, il avait détaché sur la Sierra la division Védel, forte de 6,000 hommes, et avait porté en avant la division Frère jusqu’à San-Clemente. Cette dernière, employée quelques jours après à appuyer le maréchal Moncey, fut remplacée par la division Gobert. Du 15 au 26 juin, Dupont resta sans nouvelles de l’insurrection à Andujar, faisant des détachements sur Jaën et observant les abords de Baylen. Sa position devenait critique. Isolé dans un pays ennemi, il avait peine à nourrir ses troupes, que la chaleur énervait et qu’affaiblissait chaque jour la maladie. Cependant la jonction de Védel vint rendre quelque énergie à la division Barbou. Parti de Tolède le 19 juin. Védel avait, le 20, avec 5,000 hommes et onze pièces de canon, culbuté dans la Sierra à Despenaperos les bandes d’Echavarri, avait communiqué avec Dupont et s’était établi à Baylen. Dupont avait ainsi 16,000 hommes, un peu trop disséminés il est vrai, sur sept lieues terrain. La division Gobert vint porter ses forces à 20,000 hommes. Mais elle apportait de mauvaises nouvelles, la résistance prolongée de Saragosse et de Valence, le mouvement rétrograde de Moncey sur Madrid. Savary envoyait à Dupont l’ordre de tenir sur la ligne du Guadalquivir, mais de ne pas s’engager plus avant.
Le 14 juillet, on apprit à Andujar l’arrivée de l’armée de Grenade sous Reding et de l’armée d’Andalousie sous Castaños. Ce n’étaient plus là des troupes méprisables : elles comptaient des volontaires organisés et disciplinés, et aussi un grand nombre de réguliers, dont trois régiments suisses. La première était de 15,000 hommes, la seconde de 20,000. Le 15 juillet, les Espagnols attaquent à la fois Andujar et la tête de pont de Védel au bac de Menjibar, en avant de Baylen. Ces deux attaques, assez molles, sont repoussées : mais Dupont a fait demander des renforts à Védel; celui-ci s’exagère les dangers que court son général, il marche en toute hâte sur Andujar, se faisant remplacer à Baylen par Gobert avec une faible partie de sa division. Ici éclate la faute commise par le manque de concentration. On ignore à Andujar ce qui se passe à Baylen, à Baylen ce qui se passe à Andujar.
Renforcé, le 16 au matin, par Védel, Dupont reçoit avec 16,000 hommes l’attaque des Espagnols et les contient aisément. Mais, pendant ce temps, Reding a trouvé le bac de Menjibar défendu seulement par quelques compagnies : il les repousse, marche sur Baylen et rencontre le corps affaibli de Gobert, qui l’arrête et l’eût rejeté au-delà du fleuve, si Gobert n’était tombé, fusillé à bout portant par un volontaire espagnol. Dufour, qui remplace Gobert, se retire sur Baylen, et Reding renonce à l’y suivre. Mais ici se renouvellent les fautes qui découlent d’une faute première. Mal instruit de ce qui se passe, Dupont, qui a appris l’existence de partis espagnols du coté de Baeza et de Linarès, dans la Sierra, signale ces points à Gobert, qu’il croit encore vivant. Dufour, que n’éclaire pas sa récente rencontre avec Reding, abandonne Baylen, court à La Caroline, et cherche l’ennemi dans la montagne. Alors seulement Dupont reçoit la nouvelle du combat malheureux de Menjibar : il s’inquiète et renvoie Védel à Baylen. Celui-ci y arrive le 17 au matin, n’y trouve qu’un faible détachement. On lui dit que Dufour s’est porté sur l’ennemi vers Linarès, que les Espagnols occupent les défilés. Védel croit l’année tournée, il court sur les traces de Dufour.
Le 18, Castaño reprend, mais assez mollement, son attaque sur Andujar, tandis que Reding menace sérieusement Baylen. Dupont, averti qu’une canonnade se fait entendre du côté de Menjibar, croit Védel sérieusement engagé et il se décide enfin à concentrer ses forces à Baylen. Il n’était plus temps. La division Barbou, seule restée avec Dupont, était réduite à 9.000 hommes environ, embarrassée par de nombreux bagages, par des malades plus nombreux encore, énervée par une chaleur tropicale, affaiblie par le manque de vivres et la dysenterie. Partie dans la nuit du 18, elle arrive péniblement à Baylen, où au lieu de la division Védel, elle trouve l’avant-garde de Reding, soutenue de près par l’armée espagnole toute entière, 18.000 hommes environ. L’ordre de marche de la petite colonne de Dupont était singulièrement défavorable en pareille rencontre. Il avait fallu, Castaños restant sur les derrières, établir au milieu de la division les malades et les bagages. Le corps français se trouvait ainsi divisé en deux parties, dont la plus faible débouchait sur Baylen. On ne put donc s’engager que par fractions isolées contre des lignes compactes. L’artillerie ennemie était très supérieure en nombre et en calibre. La division Barbou se heurte héroïquement, mais inutilement, contre les troupes massées de Reding. Bientôt la désertion l’affaiblit encore: 1,500 Suisses passent à l’ennemi.
On est au milieu du jour. Depuis six heures on se bat avec acharnement, et 3,000 hommes à peine restent debout du coté des Français. Le reste est hors de combat ou couché sur le sol par la faiblesse, la fièvre, ou le désespoir. La plupart des officiers supérieurs sont blessés; Dupont lui-même a été frappé de deux coups de feu. Quelques centaines d’hommes seulement ont conservé un reste d’énergie : ce sont les débris des marins de la garde et des cavaliers, vieilles troupes résistantes et disciplinées. Telle est la situation quand, pour dernier malheur, on apprend l’approche de Castaños, qui arrive sur les derrières par la route d’Andujar.
Alors Dupont perd toute espérance. Il veut au moins sauver les tristes restes de sa division, et il envoie un parlementaire proposer à Reding une suspension d’armes. Celui-ci accepte, mais il exige la ratification de Cataños. Le feu cesse et on s’observe de part et d’autre, les Français dans un sombre abattement, les Espagnols dans le délire d’une joie haineuse. Que fait cependant Védel, dont la présence en temps utile eût fait tourner la chance de ce combat inégal ? Il a compris enfin qu’il court après un ennemi imaginaire; il s’est assuré que les gorges de la montagne ne recèlent que des cuadrillas sans organisation. Il est reparti pour Baylen, le 19, en entendant le canon ; mais ses troupes, exténuées par tant de marches et de contre-marches, n’avancent que lentement. Bientôt le canon cesse de se faire entendre, et Védel retombe dans ses incertitudes premières. Ce n’est qu’à cinq heures du soir qu’il arrive près du lieu de l’action.
Des hauteurs de Baylen, Védel aperçoit l’ennemi. Il fait ses dispositions pour l’attaquer, quand deux parlementaires, envoyés par le général Reding, viennent le prévenir qu’il a été conclu un armistice avec le général Dupont. Védel veut passer outre, mais il consent, sur les insistances des parlementaires, à envoyer un de ses aides-de-camp près du général Reding pour s’assurer par lui-même s’il est vrai que des officiers de l’état-major du général Dupont soient auprès du commandant espagnol. L’absence de l’aide-de-camp se prolonge: alors Védel commence vivement l’attaque, s’empare des hauteurs de Baylen et va se rendre maître de la position de l’Ermitage, lorsqu’un aide de camp du général Dupont lui apporte l’ordre formel de ne rien entreprendre jusqu’à nouvel avis.
Védel connut-il, à ce moment, la position du général Dupont ? Il l’a nié depuis, bien qu’il semble difficile de croire qu’il ne se soit pas renseigné auprès de l’officier porteur de l’ordre qui le paralysait .Quoi qu’il en soit, Védel assemble en conseil les officiers supérieurs au nombre de vingt-quatre. Vingt sont pour l’obéissanre, quatre pour le combat. Védel croit devoir se résigner. M. Thiers pense, nous ne savons sur quels indices, que Védel put croire à une négociation secrète entre Dupont et Castanos; ce dernier, homme modéré et prudent, n’ayant été entraîné que par les circonstances à la tête de l’insurrection. Quoi qu’il en soit, voici ce qui s’était passé.
A la vue de la division Védel dont la première pensée avait été le combat, dont le premier effort avait été un succès, les Espagnols pleins de rage avaient cru à une ruse ; ils avaient ressaisi leurs armes et avaient entouré avec menaces la division Barbou. L’ordre porté à Védel par l’aide de camp de Dupont, avait été arraché à celui-ci, qu’on accusait de violer la trêve par une complicité coupable. Une fois de plus, Dupont manqua d’énergie. La situation n’était plus la même. Un effort désespéré pouvait lui faire jour à travers le corps de Reding pris à son tour entre deux feux. Le général Pryvé lui donna ce conseil vraiment militaire; mais Dupont était démoralisé. Et d’ailleurs, soyons justes, combien parmi ses soldats eussent eu l’énergie d’exécuter un tel ordre ? La suspension d’armes continua donc des deux côtés, et la nuit se passa, ajoutant encore aux souffrances et à la faiblesse des soldats français, privés de vivres.
Le 20 au matin, le parlementaire expédié à Castaños, revint, portant un consentement. Castaños arrivait. Les premières conditions consenties furent celles-ci : les trois divisions Barbou, Védel et Dufour se retireraient sur Madrid ; la division Barbou, seule vaincue, remettrait ses armes. Là en était la négociation, quand un événement nouveau vint aggraver la situation. Castaños reçut communication d’une dépêche saisie sur un envoyé du duc de Rovigo. Savary mandait de Madrid à Dupont que la physionomie de la guerre dans le nord exigeait la concentration de toutes les troupes françaises sur la capitale. Des lors, pour Castaños, renvoyer les trois divisions à Madrid, ce n’était plus qu’exécuter le plan des Français. Les intentions du général espagnol durent être modifiées. Il exigea que la division Barbou se rendît prisonnière do guerre : les divisions Védel et Dufour rendraient aussi leurs armes, mais seulement jusqu’au port, où on les évacuerait par mer sur la France. La conclusion de la capitulation fut remise au 21. Dans la nuit, Védel put enfin se rendre un compte exact de la situation. Il fit alors offrir à Dupont de recommencer le combat et de le dégager: mais celui-ci, découragé, refusa, puis, se ravisant, fit tenir à Védel l’ordre de s’échapper et de gagner Madrid. C’était une dernière lueur de courage; car le départ de la division promise aux Espagnols serait infailliblement le signal du massacre de la division entourée. Sur ce dernier ordre, les divisions Védel et Dufour, celle-ci portée à quelque distance, opèrent leur mouvement de retraite sur La Caroline et Sainte-Hélène. Elles étaient déjà parvenues à ce dernier point, quand les Espagnols, furieux de voir s’échapper leur proie, menacent la division Barbou d’un massacre. Alors, dernière faiblesse, Dupont envoie par deux fois un contre-ordre à Védel : celui-ci s’indigne d’abord ; mais une seconde dépêche de Dupont l’a rendu responsable des conséquences d’une retraite: il assemble les officiers, en obtient un avis favorable à l’obéissance et revient. Tout est consommé.
Le 22, Dupont signe cette déplorable capitulation de Baylen dont la tache obscurcit encore tant de victoires. On a voulu aggraver encore la honte de cet acte en lui donnant pour cause une triste sollicitude pour des bagages de provenance suspecte. Sans doute, des excès avaient été commis, mais, on l’a vu, le pillage de Cordoue n’avait pas produit des sommes assez importantes pour conduire un général comme Dupont a vendre son honneur. Voici, au reste, les articles de cette capitulation dont les termes avaient paru révéler l’existence de richesses mal acquises.
Art. 8. Les troupes comprises dans l’article précèdent (celles qui n’étaient pas sous les ordres immédiats du général Dupont) conserveront généralement tous leurs bagages.
Art. 8. MM. les officiers généraux supérieurs et autres conserveront leurs armes, et les soldats leurs sacs.
Art. 11. MM. les officiers généraux conserveront chacun une voiture et un fourgon, M. les officiers supérieurs et l’état-major une voiture seulement, SANS ÊTRE SOUMIS A AUCUN EXAMEN.
On s’engageait, dans l’art. 15, à prendre les mesures nécessaires pour découvrir les vases sacrés qui pouvaient avoir été enlevés à l’assaut de Cornue.
Sans doute, il y a là des préoccupations fâcheuses et l’aveu pénible de faits graves ; mais il faut se rappeler que, marchant dans un pays ennemi, dévasté, Dupont portait tout avec lui. Les bagages, c’était la vie même de l’armée. On sait le reste. La division Dupont fut conduite à San-Lucar et à Rota, par des chemins détournés, pour éviter les centres de populations fanatisées. Nos malheureux soldats, insultés, frappés par les paysans, furent partout traités comme des bêtes fauves. A Lebrija, les Espagnols égorgèrent soixante-quinze prisonniers. Les divisions Védel et Dufour furent dirigées sur Cadix, d’où on devait les embarquer pour Rochefort. Mais la junte de Séville refusa de reconnaître la capitulation : Castaños, qui avait recueilli le facile honneur de cette victoire, assuma la triste responsabilité de cette violation honteuse du droit des gens. Lord Collingwood et sir Hew Dalrymple s’associèrent à cette lâcheté et les malheureux Français de Baylen allèrent mourir de faim sur le rocher de Cabrera ou pourrir dans les pontons de l’Angleterre. Quant aux généraux français, leurs fourgons furent pillés à Saintte-Marie : on n’y trouva que 510.000 francs. Ils ne purent eux-mêmes échapper à l’assassinat qu’en se réfugiant sur des barques qui les conduisirent à Cadix, d’où on les embarqua pour Toulon.
La nouvelle de la capitulation de Baylen arriva comme un coup de foudre, et surprit les Français au lendemain d’une victoire. Cinq jours avant, le maréchal Bessières venait de balayer les bandes du général Cuesta devant Medina-del-Rio-Seco et il avait par là forcé à la soumission les villes et les provinces de Léon, Palencia, Valladolid, Zamora et Salamanque. Mais Rio-Seco fut effacé par Baylen. L’orgueil national s’exalta chez les Espagnols, tandis que la faible administration de Madrid se prenait à désespérer de l’occupation, il fallut abandonner Saragosse qui avait coûté si cher, évacuer Madrid et se retirer sur la ligne de l’Ebre. Le coup porta jusqu’au Portugal dont l’insurrection répondit aux nouvelles espérances de la Péninsule.
Napoléon embrassa d’un coup d’œil toutes ces conséquences. Son indignation fut terrible. Il parla d’abord de faire fusiller tous les généraux qui avaient pris part à la capitulation. « Ce sont les fourches caudines l’armée française » s’écria-t il. Mais bientôt la modération reprit un peu le dessus. A son arrivée à Toulon, Dupont avait été arrêté ainsi que les autres généraux impliqués dans la capitulation. Il fut d’abord question de le traduire devant la haute-cour impériale; mais il ne put être donné suite à ce projet. Le prince archichancelier, Cambacérès, dans un rapport adressé à l’empereur, admit, il est vrai, la compétence légale de la haute-cour; mais il déclara en même temps que sa convocation était impossible :
1° Parce que l’acte de constitution du 18 mai 1804 était incomplet dans la partie qui traitait de la haute-cour impériale, puisqu’on y annonçait qu’un sénatus-consulte particulier contiendrait le surplus des dispositions qui devaient régler l’organisation et l’action de cette cour; que ce travail n’était point encore préparé; qu’en conséquence, réunir la haute-cour, ce serait assembler un corps dont l’action n’était point entièrement réglée et qui serait arrêté à chaque pas par l’insuffisance de la loi ;
2° parce qu’en ajournant cette réunion jusqu’à ce que le sénatus-consulte eût été rendu, c’eut été s’exposer a juger d’après une loi nouvelle des délits antérieurs à l’existence de cette même loi. Cambacérès fit en outre observer que la qualité de l’un des prévenus ne permettait pas qu il fût renvoyé devant les tribunaux ordinaires pour des faits réputés crime d’Etat; il conclut donc à ce qu’il fût créé un conseil d’enquête, composé de grands dignitaires, qui se bornerait à soumettre à l’empereur un avis d’après lequel celui-ci prononcerait en connaissance de cause. C’était, au fond, un déni de justice. Le vaincu de Baylen réclamait un tribunal public, des juges réguliers.
L’empereur irrité répétait à tout propos : « Un général ne doit pas capituler en rase campagne. » Et il notifiait de nouveau à Regnault de Saint-Jean-d’Angélv sa volonté formelle de demander à une commission exceptionnelle un avis formulé, qui pût servir de base à un jugement sans juges. En conséquence, un conseil d’enquête se réunit le 17 février 1812, sous la présidence du prince archi-chancelier, Cambacérès. Cette juridiction sans nom, sans exemple, était composée de quinze membres : les princes de Neufchâtel et de Bénévent, les ducs de Massa, de Feltre, d’lstrie et de Conégliano ; les comtes de Cessac, de Lacépède., de Fermon, Boulay, Andréossy, Gantheaume et Muraire. Le rapport du grand procureur-général, comte Regnault de St-Jean-d’Angély, accusa le général, entre autres faits , d’avoir :
1° demandé et accepté, le 19 juillet, une trêve dont il n’avait réglé ni la durée, ni les conditions ;
2° exercé le même jour, sur les divisions Védel et Dufour une autorité qui ne lui appartenait plus ;
3° paralysé le général Védel qui eût sauvé ses troupes;
4° appliqué à deux divisions libres et victorieuses une trêve conclue avant leur arrivée sur le champ de bataille;
5° flotté du 19 au 20 dans une honteuse incertitude , ordonnant aux divisions Védel et Dufour, tantôt la reddition, tantôt la retraite;
6° notifié, le 21, un traité signé seulement le 22, et par-là entraîné deux divisions dans sa perte;
7° stipulé avec une attention honteuse la conservation des bagages, surtout ceux des généraux;
8° d’avoir préféré ces bagages, fruit du pillage de Cordoue, aux malades laissés dans cette dernière ville.
Telles étaient les charges rassemblées par le rapport du grand procureur-général. Et cependant Regnault de Saint-Jean-d’Angély était, au fond du cœur, favorable à l’accusé. Le général, après un long interrogatoire, rappela ses victoires passées, puis il discuta la légalité de la procédure et chercha à établir qu’il n’était point justiciable du Code pénal comme coupable de haute trahison. Le traité, selon lui, était indispensable et une défense plus longtemps prolongée n’eût abouti qu’à une effusion de sang inutile.
J’ai, dit-il, avec 6,000 hommes, tenu tête, pendant dix heures, à un ennemi six fois supérieur en nombre. Ma division était réduite par le sang versé, par le défaut absolu de vivres, par l’épuisement, à l’impuissance de combattre. Resserrée et sans chemin de retraite, elle se trouvait dans le cas de troupes renfermées dans des lignes. La capitulation eût été avantageuse, sans l’incident funeste de la lettre interceptée du duc de Rovigo, et si la division Védel eût mis à profit réel l’ordre de départ que je lui avais donné à temps. »
Le général rejetait ainsi la responsabilité du malheur sur le général Védel, ajoutant
« qu’il l’avait longtemps ménagé par délicatesse et qu’il eût dû dès le principe signaler à l’empereur ses nombreuses désobéissances. Les fautes du général Védel sont l’origine de tout.»
Comment ne pas s’étonner, dès lors, que plus tard, le général Dupont, devenu ministre de la guerre, ait nommé ce même général Védel inspecteur-général d’armes dans la 8e division militaire ?
La défense de Dupont fut empreinte de cette éloquence un peu pompeuse que nous avons déjà signalée. On préférerait y trouver le langage simple et net d’un soldat.
« Après quatre années de souffrances si pénibles, disait le général en terminant sa défense, je croirai n’avoir point souffert si l’assemblée prononce aujourd’hui, comme j’en ai l’espérance, fondée sur les lumières, la noblesse, l’équité qui les caractérisent, tant la justice est douce, tant l’honneur, lorsqu’il rentre dans ses droits, imprime une joie voisine sans doute des jouissances célestes, car elle surpasse de bien loin toutes celles de la terre. Cet honneur si puissant, et sans lequel la vie ne serait qu’un fardeau lugubre, veut que je laisse à ma fille un nom que cette haute assemblée aura reconnu sans reproche. C’est l’héritage de l’âme, surtout dans une nation aussi sensible à l’estime, et que cette sensibilité rend idolâtre de la justice. J’attendrai donc, dans la confiance la plus profonde, la décision que l’assemblée va émettre sur moi. »
Les opinions particulières exprimées par chacun des membres du conseil d’enquête furent généralement sévères. Il est à remarquer que les plus indulgents furent les militaires, Berthier, par exemple. Un des membres civils fut impitoyable; c’était le prince de Bénévent. Il déclara que le général, coupable de l’acte honteux de Baylen, avait perdu à jamais le droit d’être obéi, et s’était rendu incapable de servir la France. Et deux ans plus tard, ce même homme choisissait le général Dupont pour ministre de la guerre de la monarchie restaurée.
Sur l’avis de la commission d’enquête, l’empereur rendit, le 1er mars 1812, un décret où se trouvait l’article suivant :
« Le général de division Pierre Dupont est destitué de ses grades militaires. Les décorations qui lui avaient été accordées lui sont retirées; son nom sera rayé du catalogue de la Légion d’honneur. Il lui est fait expressément inhibition et défense de porter à l’avenir l’habit militaire, de prendre le titre de comte, et de faire usage des armoiries que nous avons attachées à ce titre. Les dotations qu’il tenait de notre munificence seront mises sous le séquestre. Il sera transféré dans une prison d’état pour y être détenu jusqu’à nouvel ordre. »
En même temps, l’Empereur ordonnait qu’il fût fait triple expédition de la procédure et des pièces y relatives, pour être déposées cachetées, l’une aux archives du gouvernement, l’autre aux archives de l’empire, et la troisième aux archives du sénat, afin d’assurer la conservation de ces actes et d’y avoir recours selon les circonstances. Le décret ne fut pas imprimé parmi les autres décrets et ordonnances.
Que reste-t-il aujourd’hui de cette flétrissure ? Sans doute une tache ineffaçable souillera dans l’histoire le nom du général qui ne sut pas mourir à Baylen; mais enfin, ce général n’avait-il pas été le héros de Pozzolo, d’Albeck, d’Halle, de Friedland ? Celui-là même qui s’abandonna si tristement en Espagne, n’avait-il pas déployé au premier degré, dans ces occasions décisives, cette intelligente audace qui fait les grands capitaines ? Que le Dupont de Baylen ne nous fasse pas oublier le Dupont de l’Allemagne et de l’Italie. Et d’ailleurs, la faute commise par lui ne fut-elle pas partagée par beaucoup d’autres, préparée par des fautes supérieures et fatales dont il ne peut être responsable ? Il a payé pour tous, et il a résumé en un seul homme, en un seul fait une faute immense qui n’est pas la sienne, l’expédition d’Espagne. Nous avons tout dit, et les difficultés locales, et l’absence d’informations, et l’isolement funeste, et les rigueurs d’un climat excessif, et l’état de cette armée, composée d’enfants malades : la postérité n’a pas encore prononcé en dernier ressort sur la capitulation de Baylen. Napoléon lui-même, éprouvé plus tard, lui aussi, par la mauvaise fortune, malheureux par ses fautes et par celles de ses officiers, a prononcé un mot qui est le premier acte d’une réhabilitation : « Dupont fut plus malheureux que coupable. »
La première chute de l’empereur rendit à Dupont sa liberté: jusque-là, il avait été renfermé dans le fort de Joux. Le gouvernement provisoire nomma Dupont commissaire du département de la guerre. C’était une faute, et il eût été à désirer pour le général qu’elle ne fût pas commise. Le nom de Dupont était associé à une honte nationale : l’armée, si mal disposée pour le gouvernement nouveau, vit dans ce choix une insulte. Dupont fut confirmé par le roi Louis XVIII dans ces fonctions, qui prirent le nom de ministère et secrétariat delà guerre (6 mai 1816). «Vous avez, en Espagne, dit le roi à son ministre, cédé à des forces supérieures, mais je ne vous en estime pas moins. » Une ordonnance royale cassa le décret impérial et prescrivit la destruction des trois exemplaires de la procédure. Un seul ne put être retrouvé alors, celui qui avait été destiné aux archives de la haute-cour impériale qui ne fut jamais organisée. C’est cet exemplaire qui a fourni à l’histoire les correspondances militaires de Dupont et les pièces de la procédure instruite devant le conseil d’enquête.
L’administration de Dupont donna lieu à de graves reproches. Il exagéra, comme à plaisir, les tendances du nouveau gouvernement. La curée des grades était commencée : tous les partisans anciens ou nouveaux du régime royal s’improvisaient officiers, ceux-ci comme échappés au désastre de Quiberon, ceux-là comme anciens soldats de l’armée de Condé. L’uniforme était à la mode, et la plupart des courtisans se déguisaient en officiers supérieurs. Dupont ne refusait personne. En même temps, il renvoyait avec la demi-solde 14,000 jeunes officiers, braves, instruits, mais suspects : c’était créer à la royauté autant d’ennemis implacables. Pendant six mois, le ministre de la guerre épura ainsi les cadres d’une main, tandis que de l’autre il les inondait d’officiers improvisés et incapables. Il prodiguait la croix d’honneur, comme pour l’avilir. Enfin, des plaintes graves furent portées contre son administration à propos du marché des vivres de la guerre.
Dupont donna sa démission et fut remplacé, le 3 décembre, par le maréchal duc de Dalmatie. Il eut pour consolation la croix de commandeur de l’ordre de Saint-Louis et le commandement de la 22e division militaire. C’est dans ce nouveau poste qu’il apprit le débarquement du golfe Juan. Il adressa aussitôt au roi Louis XVIII la lettre suivante, en date du 15 mars 1815 :
« Cet ambitieux, que la France a proscrit à jamais, et dont il a fait trop longtemps le malheur, vient pour l’agiter et le désoler de nouveau; mais il va y trouver le prix de sa fureur et le terme de ses projets insensés. Suivi d’une poignée d’hommes égarés par la séduction, il ose insulter à l’armée française; il prétend la combattre, et en même temps il cherche à y semer la trahison ; mais ses mesures et ses séductions seront vaines et impuissantes. Elle ne le connaît plus que comme un révolté et un traître. »
On a fait de cette lettre un nouveau crime au comte Dupont, sans se rappeler combien de paroles semblables furent écrites et prononcées par des hommes qui n’avaient reçu de Napoléon que des bienfaits. L empereur remonté sur le trône, se contenta d’exiler à quarante lieues de Paris le commandant de la 22e division militaire. Le second retour du roi Louis XVIII replaça Dupont dans ses fonctions, et il fut, en outre, nommé membre au conseil privé.
En septembre 1815, il fut élu député par le département de la Charente, et fit partie de la chambre introuvable : il y vota avec la minorité. Réélu en 1816, il siégea au centre gauche, et prit part à la discussion du projet de loi relatif au recrutement de l’armée. A propos du titre 6, concernant l’avancement, il déclara qu’à ses yeux le droit à l’avancement consacré dans ce titre n’affaiblissait pas le droit royal et inviolable de placer et d’employer les officiers selon le degré de confiance qu’ils pourraient inspirer.
« La fixité des emplois, ajouta-t-il, fondée sur le discernement du mérite et des individus, est un principe non moins juste que fertile en puissants effets sur l’esprit d’une armée. Les droits des talents et de l’expérience ne sont jamais méconnus sans danger, et ils sont toujours respectés d’un gouvernement qui ne sacrifie point les plus sacrées maximes à des vues secondaires et momentanées. Il fonde ses succès sur la confiance et sur l’habileté longtemps éprouvées dans les emplois les plus importants. Si les rangs où la capacité doit être plus développée étaient renouvelés sans cesse et dans un temps prématuré, l émulation, le nerf de la gloire militaire, en recevrait une atteinte inévitable. »
Entre autres amendements proposés, en cette occasion, par le comte Dupont, on remarqua celui-ci :
« Le tiers des sous-lieutenances de la ligne sera donné au sous-officiers, un tiers aux élèves des écoles militaires spéciales, et un tiers aux élèves des collèges royaux. Les deux tiers des grades et emplois de lieutenant et de capitaine, et la moitié de ceux de chef de bataillon ou d’escadron et de lieutenant-colonel, seront donnés à l’ancienneté.»
Il prit encore la parole sur quelques projets de loi rentrant dans sa compétence militaire ; mais il prit peu de part aux discussions politiques.
Réélu en 1821, en 1824, en 1827, il vota le plus souvent avec le centre, quelquefois avec le côté gauche. Une ordonnance royale du 1er août 1832 l’admit à faire valoir ses droits à la retraite. Depuis lors, le comte Dupont vécut dans une sage et laborieuse activité. Il mourut à Paris, le 9 mai 1840, âgé 75 ans.