Cabrera – Relation d’un officier (anonyme)
Le 28 mars 1809, quatre cents officiers et quatre mille cinq cents sous-officiers et soldats prisonniers passèrent des pontons stationnés dans la baie de Cadix, à bord des transports qui étaient en rade.
Le 11 mai, à sept heures du soir, le convoi arriva à Cabrera, par un temps excessivement pluvieux. Une partie du convoi fut mise à terre malgré le mauvais temps, et le reste débarqua le lendemain.
Cabrera peut avoir à peu prés cinq lieues de tour. Cette île est un amas de rochers très élevés, et n’offre aucune ressource. Elle était alors occupée par une garnison de quinze soldats espagnols rappelée à Palma quelques jours avant notre arrivée. Deux chaloupes canonnières vinrent la remplacer.
Avec le peu de vivres que l’on nous avait distribués, qu’on juge de notre situation. Le commandant des chaloupes canonnières nous avait précédés de quelques heures. Il avait fait transporter les tentes destinées aux officiers. Quelle fut notre surprise d’en voir débarquer tout au plus vingt-cinq pour quatre cents officiers et quatre mille cinq cents sous-officiers et soldats ! On les distribua cependant aux plus élevés en grade. On nous laissa le choix de l’emplacement de cette nouvelle colonie, et il nous fut signifié que si nous manifestions le moindre signe de révolte ou de mécontentement, on nous ferait rentrer dans l’ordre à coups de canon. Nous nous le tînmes pour dit. Le plus grand nombre passa la nuit couché sur la terre, et le lendemain nous nous mîmes à construire des abris avec des broussailles et des branches de chênes verts qui croissent en petite quantité dans l’île. D’autres choisirent pour leur retraite des grottes, et des anfractuosités de rochers.
Le 12 au matin, nous étions dans l’anxiété la plus cruelle ; le temps de la distribution des vivres était écoulé. Nous n’aperçûmes que vers midi les deux barques, et à une heure on nous fit la distribution.
Pour les officiers : un pain blanc du poids de vingt-quatre onces d’Espagne (une livre et demie de France), une demi-livre de viande, quelques légumes, une once de riz ou de vermicelle, une demi-once d’huile, une bouteille de vin, du café, du sucre et deux ou trois oranges.
Pour les soldats, un demi-pain de munition, deux onces de riz ou vermicelle, des garbanzos ou pois chiches[1], une demi-once d’huile et du sel.
Chacun manifestait ses craintes. On sentit alors la nécessité de créer un tribunal de police destiné à veiller aux intérêts de tous. L’autorité fut confiée à des officiers estimés.
Le lendemain il fut arrêté que les capitaines commandants, au nombre de vingt et un, formeraient la première autorité, sous la dénomination de grand conseil, qu’une commission composée de cinq membres, pris parmi eux, formerait le petit conseil, auquel serait délégué le pouvoir exécutif.
On procéda ensuite à la nomination d’un commandant militaire dans l’île, ainsi qu’à celle d’un inspecteur de police chargé de l’exécution des ordres généraux et de la surveillance de ce que nous appelions hôpital, et qui n’était qu’un endroit affecté aux prisonniers malades. On s’arrangea de manière que, tous les jours, un officier et quarante hommes fussent disponibles pour veiller au bien-être et à la sûreté de tous.
Le 15 mai 1809, le commandant des canonnières nous communiqua les ordres de la junte de Palma, qui défendait expressément, et sous peine de mort, aux prisonniers toujours en quarantaine de s’approcher des Espagnols lorsque les barques aux vivres aborderaient le rivage. Par suite de cet ordre, nous devions rester en arrière à une distance déterminée. En cas de contravention de notre part, on devait faire feu sur nous, et s’il survenait une émeute, les vivres devaient nous être retranchés. Pour ne pas nous exposer à l’effet de pareilles mesures, et en conséquence de l’avis du commandant des canonnières, les hommes journellement désignés pour la sûreté intérieure de l’île étaient chargés de faire éloigner les prisonniers lorsque les vivres arrivaient.
Tout en créant un règlement d’ordre et de police, on ne perdait point de vue l’établissement des cabanes et des abris en branches.
Nous éprouvions une grande disette d’eau. Notre seule ressource, consistait en une fontaine qui tarissait en été, et dont le faible filet pouvait à peine désaltérer un si grand nombre d’hommes, ce qui obligea les surveillants à numéroter le tour de chacun. Il fallait bivouaquer près de la fontaine pour ne pas perdre son tour. Cette contrariété, jointe à celle du retard des vivres, augmenta le nombre des malades; et à peine avions-nous séjourné huit à dix jours à Cabrera, que 3 officiers et 87 sous-officiers et soldats étaient déjà morts.
Le grand conseil écrivit à la junte de Palma pour solliciter des médicaments et des secours pour nos malades: la junte ne fit aucune réponse. Comme la maladie provenait de la grande faiblesse occasionnée par la mauvaise qualité des vivres et par les privations, le grand conseil décida que les officiers retrancheraient sur leur vin une certaine quantité pour les malades. Cette proposition courut le risque de n’être pas agréée. Cependant, l’humanité, après une lutte assez longue avec l’égoïsme, l’emporta.
Nous avions en outre à combattre contre la température brûlante du climat sur un rocher aride. Les bains de mer étaient impérieusement commandés pour arrêter les progrès des maladies psoriques engendrées par la vermine et la malpropreté. Mais leur effet ne répondait pas toujours à notre attente. Enfin la privation de l’eau qui se faisait sentir tous les jours, obligea le grand conseil d’écrire une seconde fois à la junte pour lui demander pour toute grâce de l’eau douce et de la paille pour les malades. Mais la junte fut aussi insensible que la première fois ; elle répondit sèchement qu’il n’y avait pas de paille, qu’à l’égard de l’eau les prisonniers n’avaient qu’à parcourir l’île, et qu’ils trouveraient ce qui leur manquait. Nous fouillâmes tous les recoins de l’île, et à la fin nous découvrîmes d’anciens puits encombrés pour ôter aux pirates la ressource d’y puiser; après les avoir dégagés, nous trouvâmes que l’eau en était si mauvaise et en si petite quantité qu’il fallait être réduit à la dernière extrémité pour en boire.
A la fin, cependant, la junte de Palma se détermina à nous envoyer douze moutons, quatre chèvres et une vache, avec la recommandation de ne tuer ces bestiaux que dans le cas où le mauvais tempsretarderait l’arrivée des barques aux vivres. Le défaut de nourriture fit périr plusieurs de ces animaux, qui servirent à nourrir nos soldats.
La certitude d’être longtemps abandonnés, nous détermina à construire des baraques en pierre. On se mit à l’œuvre, et en peu de temps, on en vit s’élever huit qui furent occupées par les cantinières; et comme le Français, même au fort du malheur, imprime toujours à son caractère le cachet d’une ironique gaieté, ce quartier occupé par le beau sexe, fut appelé le Palais-Royal. Les femmes ont sur nous l’avantage de pouvoir sympathiser plus aisèment avec nos semblables; aussi furent-elles bientôt en rapport avec les matelots espagnols. Leur crédit nous procura du vin qui ne leur revenait qu’à cinq sols la bouteille, et qu’ils ne se faisaient point conscience de nous vendre trente sols. Le prix exorbitant auquel les Espagnols avaient taxé le vin devait nécessairement soutirer entre leurs mains le peu d’argent que possédaient ceux qui avaient eu tant de peine à le soustraire aux fouilles avides ordonnées par les autorités espagnoles.
Jusqu’au 27 mai 1809, les vivres furent respectés, malgré les besoins extrêmes ; mais dans la matinée du 28 mai, quelques soldats ivres n’eurent pas de peine à faire insurger deux mille soldats qui, trouvant dans un extrême besoin une sorte d’excuse, se mirent à piller le magasin. Les instigateurs de la révolte étant entrés les premiers, s’emparèrent à peu près de tout ce qu’il contenait, laissant à leurs camarades désabusés des regrets tardifs de leur désobéissance. Il fallut alors supporter patiemment une disette absolue. Les auteurs de ce désordre furent arrêtés et gardés à vue.
Mais il faut dire, à la louange de la grande majorité des prisonniers, qu’ils supportaient leurs malheurs avec une résignation peu commune.
Le 6 juin, une polacre escortée par un brick espagnol arriva à Cabrera, ayant à son bord cinq cents Français faits prisonniers en Catalogne. Après les avoir débarqués dans l’île, cette polacre prit en échange environ un tiers des officiers, qu’elle conduisit à Palma. Les officiers restés à Cabrera enviaient le sort de leurs camarades; mais leur départ, du moins, tendait à rendre probable la nouvelle annoncée depuis quelques jours de l’envoi prochain de tous les officiers aux îles de Majorque et de Minorque, et donnait à ceux qui étaient encore destinés à séjourner dans l’île, la consolation de pouvoir améliorer leur position. Mais le 15 juin, quatre compagnies de voltigeurs français, deux compagnies du régiment de la Vistule, deux de grenadiers et une centaine de soldats napolitains ou italiens, tous pris dans les environs de Barcelone, arrivèrent à Cabrera. Le lendemain 16 juin, 170 officiers quittèrent l’île pour se rendre à Mahon, où ils arrivèrent le 18.
Dans le mois de juin, les maladies se multiplièrent à tel point que les soldats sollicitèrent de la junte de Palma la grâce de faire conduire dans les hôpitaux des îles Baléares leurs camarades malades qui mouraient faute de secours. Le résultat de cette démarche si pressante, fut l’envoi de quelques tentes délabrées.
La veille de la Toussaint, il survint à l’improviste un orage si violent, que presque toutes les tentes furent emportées par les torrents. Trente-quatre soldats, qui n’eurent point la force de se lever, furent entraînés à plus de cinquante toises du côté de la mer, dans un ravin où le lendemain on les trouva morts et à moitié couverts de sable. En moins de huit mois, le nombre des morts sous les tentes que l’on appelait l’hôpital, s’est élevé à quatre officiers et à sept cents sous-officiers et soldats, sans y comprendre le nombre de ceux qui ont péri dans des endroits écartés, et dont on cachait soigneusement la mort dans l’espoir de profiter de leurs rations.
Le 4 août 1809, une barque chargée d’eau et destinée pour l’hôpital fut surprise par des marins de la garde qui s’en emparèrent sans coup férir et arrivèrent heureusement à Barcelone, après une traversée de trois jours.
Le 26 août, un brick espagnol, ayant à bord plusieurs recruteurs, vint mouiller à Cabrera. Ces recruteurs déterminèrent 74 soldats, bien excusables sans doute tant leur misère était affreuse, à prendre du service. Ces malheureux n’avaient que la peau sur les os. Ils étaient si exténués et si faibles que porter un fusil semblait être pour eux une fonction dont ils ne pourraient s’acquitter de longtemps.
Les 21, 22, 23 et 24 décembre, la barque aux vivres ayant été retardée, comme cela arrivait et devait arriver souvent, par des vents contraires, un nombre considérable de soldats, épuisés, expirèrent dans les tourments de la faim.
Le 14 février 1810, la contrariété des vents obligea encore la barque aux vivres de mouiller dans une petite baie. Cette barque était chargée de vivres pour six jours ; plus de la moitié était déjà débarquée, lorsque des marins s’élancèrent dans la barque pour s’en emparer. L’affluence des prisonniers vers l’endroit où se trouvait la barque, et les cris de l’équipage espagnol, qu’une attaque aussi brusque avait effrayé, donnèrent l’éveil aux canonnières qui gardaient l’île: elles arrivèrent assez promptement pour secourir la barque que l’on projetait d’enlever.
Les prisonniers n’attendirent point l’approche des canonnières, ils se sauvèrent en toute hâte dans les montagnes: ils s’en sont bien trouvés; car à peine les canonnières furent-elles en mesure d’agir, qu’elles tirèrent plusieurs volées de canon.
Le 24 mars 1810, un de ces retards si fréquents occasionna une nouvelle disette, qui força les soldats à se nourrir d’une espèce de bulbe sauvage, découverte dans les fentes des rochers, et à laquelle ils avaient donné le nom de pomme de terre de Cabrera. Après en avoir pilé la racine, ils en composaient une espèce de pâte, qu’ils faisaient griller sur des charbons; mais comme le suc de cette plante avait une certaine âcreté corrosive, ils n’en mangeaient qu’à la dernière extrémité.
Le 25 mars, quelques Français, faits prisonniers dans les environs de Tarragone, vinrent augmenter le nombre des exilés. L’aspect de nos soldats était si effrayant, que les nouveaux venus reculaient d’épouvante.
Pendant quatre jours de pénurie, ils eurent tous les yeux fixés sur la mer. Aucune barque ne paraissait à l’horizon. Ils recoururent alors à la bulbe et aux racines sauvages. La faim et la soif devinrent des besoins si impérieux que, dans un quartier retiré de l’île, trente soldats furent sur le point de se partager en lambeaux le cadavre d’un des leurs, qui avait succombé. Un malheureux animal que l’on conservait avec soin jusqu’alors, tant il était utile pour porter de l’eau aux malades, un âne, enfin, fut substitué au cadavre d’un Français. Il fut condamné à servir d’holocauste, bien que ses débris fussent d’une faible ressource, partagés entre près de trois mille personnes, restes infortunés de cinq mille deux cents individus[2] débarqués dans, cette île. Les cabanes des cantinières furent pillées, dans l’espoir d’y trouver des vivres. Plus faibles que les hommes, elles éprouvaient les mêmes privations, les mêmes besoins, les mêmes souffrances et les mêmes maux.
Comme l’espérance est la dernière ressource des malheureux, nos soldats avaient établi des vigies sur un rocher pour découvrir l’arrivée de la barque aux vivres, qui, dans l’hiver, ne venait que tous les quatre jours, lorsque les vents n’étaient pas contraires. A peine était-elle aperçue, comme un point à l’horizon, que sa vue était annoncée par des cris de joie qui ramenaient le calme dans les âmes.
Pendant l’été de 1809, l’eau du ruisseau devint si basse et si rare, qu’à la fin de juin, après le départ des officiers pour Palma et Mahon, il fallait attendre plus de vingt-quatre heures à la file les uns des autres pour s’en procurer, et le résultat de cette pénible attente ne donnait pas un plein verre d’eau.
Sur la demande du conseil de police, la junte de Palma envoya un aumônier espagnol à Cabrera, pour distribuer les secours de la religion aux malades, et pour les assister dans leurs derniers moments. La conduite de cet ecclésiastique ne paraît pas avoir pleinement justifié le choix de la junte.
Le 14 mars 1810, un matelot d’un des bateaux des canonnières espagnoles se saisit d’un enfant, âgé de huit à neuf ans, appartenant à un sous-officier, et le jeta à la mer. Heureusement des prisonniers qui se trouvaient sur le rivage le retirèrent à l’instant.
Le 20 mai, un brick de l’escadre anglaise, qui était en croisière devant Toulon, arriva à Cabrera, ayant à bord quatre à cinq cents chemises, autant de vestes et de pantalons, que l’amiral anglais envoyait[3] pour être distribués. Le brick, porteur de ces effets, bien précieux dans la circonstance, partit de suite pour Palma, et revint deux jours après mouiller à Cabrera. Son retour fit présumer qu’il avait reçu la commission d’exercer une surveillance.
Dans les premiers jours de juin, tous les bruits qui circulaient s’accordaient en ce point, que nous partirions sous peu de jours pour l’Angleterre.
Le 11 juin 1810, le prêtre espagnol, aumônier de Cabrera, écrivit la lettre suivante aux prisonniers, qui y répondirent, comme on le verra postérieurement, avec tous les égards dus à son caractère.
Messieurs,
L’Eglise catholique ordonnant à tous ses enfants de se confesser au moins une fois l’an, et de recevoir humblement son Créateur pour la Pâque, tous les prisonniers qui se sont refusés à ce devoir sacré, ont renoncé par là au titre glorieux d’enfants de l’Eglise catholique, qui les rendait dignes de quelques regards favorables de Jésus-Christ, et de tous les soins de ses ministres. En conséquence, je me crois, non seulement dispensé de tous ces soins, mais encore forcément obligé de rompre toute communication avec ces malheureux, jusqu’à ce que, rentrant en eux-mêmes, ils tâchent de se réconcilier avec la sainte Eglise, par une parfaite obéissance à ses commandements.
Cette lettre regardant tout le monde, je prie messieurs les membres du conseil, non seulement d’en prendre connaissance pour eux-mêmes, mais aussi d’en faire part, par la voie de messieurs les chefs de corps, à tous les individus de chaque régiment, de quelque sexe, âge et condition qu’ils soient, afin que personne n’en puisse prétexter ignorance.
A Cabrera, le 11 juin 1810.
Signé Damien Estebrich, prêtre, aumônier des Français.
Voici la réponse des prisonniers :
Monsieur,
Nous avons vu avec une surprise pénible, dans votre lettre du 11 juin dernier, que vous voulez vous croire dispensé des soins que votre caractère et le choix de la junte suprême des îles Baléares vous imposent auprès des prisonniers français. Si la profonde misère dans laquelle la plupart sont réduits a pu apporter en eux quelque négligence à s’acquitter des devoirs de leur religion, nous osons penser que vous n’en êtes que plus obligé de leur prodiguer les soins, les exhortations et les consolations de votre ministère. Vous savez, Monsieur, ce que répondait notre divin Maître aux pharisiens : Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin de médecin, mais ceux qui sont malades. Misericordiam volo et non sacrificium (Saint Mathieu, chap. 9).
Non, Monsieur, nous ne renonçons pas au titre glorieux d’enfants de l’Eglise catholique, et rien ne peut effacer en nous le caractère de chrétien que les eaux du baptême nous ont imprimé dès notre enfance. Ce sont les principes de cette sainte religion qui nous soutiennent dans le malheur, et ce sont les divins préceptes du fils de Dieu que nous désirons qu’on observe à notre égard. Peut-être sommes-nous un peu coupables dans l’omission dont vous nous accusez; mais nous nous confions toujours dans la miséricorde de notre Créateur.
Jésus-Christ n’a-t-il pas dit lui-même que les ouvriers qui étaient venus les derniers travailler à la vigne reçurent du père de famille la même rétribution que ceux qui étaient venus les premiers ? Et quelle plus belle occasion pour vous, Monsieur, d’exercer le zèle dont vous nous avez donné tant de preuves depuis votre arrivée à Cabrera, puisque nous lisons dans l’Ecriture Sainte qu’il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui fait pénitence, que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence.
Nous voudrions de tout notre cœur, Monsieur, contribuer à remplir vos intentions ; mais les moyens nous manquent bien plus que le zèle ; et d’ailleurs la foi ne se commande pas. C’est à vous, Monsieur, qu’il est réservé de nous pénétrer des vérités touchantes de notre religion, et de nous fournir tous les secours spirituels dont nous avons besoin. Soyez toujours pour nous le bon pasteur dont nous parle l’Evangile, qui n’abandonne point son troupeau, qui va même chercher les brebis égarées qui ne sont pas dans sa bergerie, et qui les rend dociles à sa voix. Nous avons l’honneur d’être, etc.
Le 17 juin 1810, une des deux canonnières de garde s’étant rendue à Palma, on conçut le projet d’enlever celle qui restait, et de profiter, pour mettre ce dessein à exécution, du moment où une partie de l’équipage serait à terre. Soixante officiers et soldats étaient disposés à tout entreprendre pour sortir de captivité. Dès que les matelots virent un grand nombre de Français s’approcher du rivage, ils coururent à leur bord, poussèrent la canonnière au large, et la disposèrent de manière à prouver aux prisonniers qu’ils étaient en mesure contre toute tentative.
En parcourant avec soin tous les détours de Cabrera, nous y avons trouvé des grottes dignes d’attirer l’attention. Il en existe une très remarquable à l’est de l’île, vis-à-vis de la petite île des Lapins. Des soldats la découvrirent en poursuivant une chèvre sauvage. L’escarpement qui y conduit est d’un accès si périlleux, que si le pied venait à manquer, on s’exposerait à une chute de deux cents pieds. Une ouverture de six pieds de large sur trois de hauteur, formée dans un rocher à pic par un accident naturel, donne entrée à cette grotte. Lorsqu’on a dépassé cette ouverture, on se trouve sur une petite plate-forme. On commence à distinguer sur la droite deux colonnes formées de stalactites, dont l’une est plus massive que l’autre.
Les gouttes qui distillent du plafond tiennent en dissolution une substance calcaire qui, à la longue, s’attache au sol, s’y fige, et par une agglomération successive effectue des masses de pétrifications calcaires. A mesure que l’on pénètre dans cette grotte, on trouve sur la gauche une source d’eau d’une fraîcheur salutaire; mais le détour qu’il faut faire pour y parvenir est si rude, et l’eau filtre-en si petite quantité, que sa découverte même ne peut compenser les dangers auxquels il faudrait s’exposer. Ce n’est que par un labyrinthe que l’on pénètre jusqu’au fond. Alors on se trouve dans une autre grotte beaucoup plus petite, et semblable à un sanctuaire. La grotte paraît avoir la structure d’un grand escalier tournant, décoré de pétrifications calcaires qui présentent des formes très variées et très curieuses. En frappant les murs intérieurs de cette grotte, on produit des sons qui donnent des effets assez singuliers et plus ou moins harmonieux, suivant la force de la percussion. Il existe encore d’autres grottes dont la description offre, à peu de chose près, les mêmes particularités. Dans la matinée du 19 juin 1810, M. Frezier, officier au 24e régiment d’infanterie légère, voulut, avec plusieurs camarades, visiter une grotte à l’ouest de l’île. Malheureusement cet officier s’imagina de pousser une grosse pierre qui se trouvait sur son chemin ; la secousse qu’il occasionna fit détacher un quartier de rocher qui l’entraîna et le fit tomber sur le bord de la mer. Un quart d’heure après ce triste accident, il expira. Dans la même journée, un soldat qui avait mal attaché une corde à l’aide de laquelle il voulait descendre dans une grotte, tomba de trente pieds de haut sur des pierres et se tua.
Il ne serait guère possible de fixer d’une manière précise le nombre des malheureux qui ont ainsi péri. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il en manquait très souvent à l’appel, et qu’on en a trouvé plusieurs qui paraissaient avoir été tués par suite de chutes, surtout lorsqu’ils voulaient gravir des rochers escarpés pour y prendre des hirondelles de mer qui font leurs nids dans les fentes de ces rochers. Il arrivait même, lorsque la faim pressait les soldats, que quelques-uns se rendaient, à la nage, dans des îlots, pour aller à la chasse des oiseaux de mer qui posaient plus volontiers sur ces îlots depuis que l’arrivée des prisonniers les avait effarouchés. Quelquefois aussi, lorsque la mer était trop agitée, les soldats étaient contraints d’y rester jusqu’au retour du calme; alors ils n’avaient pour toute nourriture que les oiseaux qu’ils pouvaient surprendre à la faveur de la nuit.
Le 24 juin 1810, le commandant des canonnières exigea qu’on lui remît tous les instruments de fer que les Français pouvaient posséder pour leur usage, tels que couteaux, ciseaux, etc. Le 27, cet ordre n’ayant point encore reçu son exécution, le commandant des canonnières écrivit à M. le commandant Duval, capitaine de la frégate :
Monsieur,
L’ordre verbal que je vous ai donné de me faire remettre tous les instruments de charpentier, s’étend aujourd’hui à tous les instruments de fer, excepté les rasoirs et les couteaux de table. Plusieurs circonstances m’obligent à vous dire que si vous n’exécutez pas cet ordre, je serai forcé d’employer l’autorité que j’ai. Je crois que vous serez plus jaloux de l’existence et de la sûreté de chacun, que de la possession d’un instrument de fer. A quatre heures de cet après-midi, mon ordre doit être exécuté. Vous ne me répondrez pas par écrit, et vous ne chercherez aucun délai, car à l’heure que je vous marque, je commencerai par faire feu partout où j’apercevrai des prisonniers, si vous n’avez pas obéi.
Dieu vous garde, Monsieur.
Nous allons faire connaître les motifs qui ont donné lieu à cet ordre et à cette lettre. Depuis le retour à Cabrera, plusieurs officiers de marine formèrent le projet de briser leurs fers, à quelque prix que ce fût. Ils eurent l’idée de construire, dans le plus grand secret, un bateau assez grand pour contenir vingt-cinq à trente personnes. Ils choisirent pour leur atelier un enfoncement pratiqué dans un rocher qui leur parut être à l’abri de toute recherche. Depuis plus d’un mois ils travaillaient avec ardeur à la construction de ce petit bâtiment ponté; ils étaient sur le point de le lancer à la mer, lorsque le commandant des canonnières en fut averti par un lâche délateur. Il envoya de suite une force armée s’emparer du bâtiment. Elle saisit M. Girodias, officier des marins de la garde, et plusieurs autres marins. M. Girodias fut envoyé, sous bonne escorte, à la junte de Palma. Il eut à subir plusieurs interrogatoires, dans lesquels il démontra que l’évasion des prisonniers, injustement détenus par suite de la violation d’une capitulation, était de droit naturel. Il fut relâché.
Le lecteur jugera, par la circonstance suivante, du degré d’animosité avec laquelle les Espagnols s’appliquaient à tourmenter les Français. Lorsque les premiers se rendirent à la caverne où le bateau était en construction, dans l’intention de surprendre ceux qui y travaillaient, ils rencontrèrent sur leur chemin deux soldats qu’ils obligèrent de monter sur le rocher qui domine l’entrée de cette caverne, avec menace de les tuer, s’ils ne faisaient point rouler des pierres sur leurs camarades à mesure qu’ils en sortiraient. Le retard que les Français mettaient à sortir les impatienta tellement, qu’ils allaient pénétrer dans la grotte, qui renfermait les officiers et soldats, pour les surprendre et les massacrer, lorsque, heureusement, l’officier espagnol arriva, et empêcha, par sa présence, leur homicide projet.
Dans les premiers jours de juillet 1810, d’autres soldats, affaissés sous le poids de la misère, dénoncèrent aux Espagnols d’autres petits bateaux que l’on construisait en secret; et le 4 de ce mois les Espagnols firent une nouvelle perquisition dans nos baraques, pour s’emparer de tous les instruments de fer que nous pouvions posséder.
Le brick anglais qui croisait depuis quelque temps devant Cabrera, revint de Mahon le 7 juillet 1810. Le capitaine qui le commandait donna comme certain le prochain départ des Français de Cabrera, sans préciser leur destination future. Parmi les officiers qui avaient eu le bonheur de sauver quelque peu d’argent dans les différentes fouilles, plusieurs s’étaient entendus avec des Espagnols pour les faire évader, et les conduire en France. Le prix du voyage était fixé à cinq onces d’argent par personne, payables seulement une fois rendu sur le bateau. Le jour du départ était fixé. Par hasard ces officiers vinrent à découvrir que les Espagnols, qui avaient pris l’engagement de les faire sauver, avaient aussi formé le projet de les massacrer, et s’étaient, à cet effet, embusqués dans un lieu où les fugitifs devaient passer. Cet horrible complot fut découvert à temps.
Malheureusement, pour ce qui regarde le moral, les prisonniers trouvaient peu de ressource et de protection dans l’aumônier qui leur avait été envoyé par la junte de Palma; s’il ne s’associait pas ouvertement aux mauvais procédés de ses compatriotes, il n’usait point des droits de son ministère, et de l’empire d’une religion de paix et de douceur pour les empêcher. Cette conduite de la part d’un ministre de l’Evangile, remplissait leurs jours d’amertume. Les prisonniers eurent plusieurs fois l’occasion d’être témoins de sa tiédeur à les défendre. Mais, dans l’excès de leurs chagrins, tout en plaignant cet ecclésiastique de n’être point à la hauteur de ses saintes fonctions, ils n’étaient point assez injustes pour confondre les procédés et la conduite d’un individu, avec cet esprit d’indulgence, de résignation et de douceur qui caractérise la masse des ministres d’un Dieu de paix. Ils voyaient dans leur aumônier, non le prêtre chargé de leur apporter des consolations, et d’adoucir les jours de leur esclavage, mais l’homme cédant au torrent, et influencé par des préjugés, et par la haine momentanée de sa nation contre les Français.
Le 28 juillet, dans l’après-midi, tous les officiers et une partie des sous-officiers s’embarquèrent à la vue de nos malheureux soldats.
[1] Dans les autres relations, on ne parle point du riz et il n’est question que de fèves; elles remplacèrent sans doute les garbanzos du premier jour.
[2] Sans compter les nouveaux venus.
[3] Cette générosité pourrait sembler surprenante si elle n’était expliquée par un autre prisonnier (cf. Wagré. NDLR). C’était un don de Madame Adélaïde d’Orléans, alors exilée à Palma, et non une munificence de l’amiral anglais. Longtemps après, c’était encore un prince d’Orléans, le prince de Joinville, qui devait offrir aux martyrs de Cabrera le second et dernier témoignage de sympathie.