Relation officielle de la bataille d’Austerlitz
Présentée à l’empereur Alexandre par le général Koutouzof,
et observations d’un officier français
Publiée dans le Moniteur du 31 avril 1806, puis par l’Imprimerie impériale.
Ces observations portent, dans plusieurs passages, la trace de la plume de Napoléon.
Quartier général de Braunau, 28 mars 1806
Je reçois, par Vienne, la relation du général Koutouzof sur la bataille d’Austerlitz. Après l’avoir lue avec attention, j’ai cru utile à la gloire de l’armée, à celle de notre Empereur et à celle de nos anciens ennemis, aujourd’hui nos amis, de publier les réflexions qu’elle m’a fait naître.
M***, officier français.
RAPPORT OFFICIEL RUSSE. Pétersbourg, 20 février (4 mars).
(GAZETTE DE LA COUR.) Le général d’infanterie Golenichtchef Koutouzof a envoyé à Sa Majesté Impériale le rapport suivant : Comme Votre Majesté Impériale était elle-même à l’armée lors de la bataille donnée à Austerlitz, le 20 novembre (2 décembre) de l’année dernière, contre les Français, je n’ai pas jugé nécessaire d’envoyer à Votre Majesté Impériale un rapport provisoire sur les principales circonstances de cette affaire, parce que je voulais en remettre à Votre Majesté Impériale une relation détaillée, après avoir reçu tous les rapports particuliers nécessaires à cet effet. Mais le mouvement continuel des troupes, depuis cette bataille, ne m’a pas permis, jusqu’à présent, de les rassembler tous. Comme j’en ai cependant reçu la plus grande partie, je m’empresse d’envoyer à Votre Majesté Impériale la relation de la bataille d’Austerlitz. D’après les mesures adoptées pour les opérations offensives de notre armée, l’avant-garde, sous le commandement du lieutenant général prince Bagration, marcha le 14 novembre (26 novembre), en trois divisions, sur Wischau, qui était occupé par quatre régiments de cavalerie ennemie. Une division marchait sur la grande route, et les deux autres suivaient de chaque côté. L’ennemi, voyant que le prince Bagration avait le dessein de l’envelopper à Wischau, abandonna sur-le-champ cette ville. Quatre escadrons de hussards et deux régiments de Cosaques eurent ordre d’attaquer l’ennemi, qui se retira en grande hâte, quoique presque toute la cavalerie vînt à son secours et qu’il nous fût bien supérieur en forces. Il fut poursuivi, pressé et poussé jusqu’à Rausnitz, où il fut rejoint par de nouvelles troupes. Lorsque le prince Bagration fut arrivé à Rausnitz avec l’avant-garde, il la plaça en ordre de bataille sur les hauteurs, et, par l’effet de son artillerie, fit taire les batteries ennemies dirigées contre lui. Cependant, la garnison ennemie qui se trouvait à Wischau empêchait la marche de la 1e division, qui suivait la grande route. Le prince Bagration donna à l’adjudant généra prince Dolgorouky l’ordre de s’emparer de la ville avec un bataillon du 6e régiment de chasseurs et du régiment des mousquetaires de Pskof. Cela fut exécuté après quelque résistance, et les 100 soldats et les 4 officiers qui s’y trouvaient furent faits prisonniers. |
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Le soir, les tirailleurs ennemis qui s’étaient retranchés dans la petite ville de Rausnitz, soutenus par les batteries, commencèrent un feu très-vif contre notre flanc gauche; mais l’adjudant général prince Dolgorouky les repoussa avec deux bataillons du régiment de mousquetaires d’Archangelgorod et s’empara de la ville malgré une vigoureuse résistance. Le lendemain 15 novembre (27 novembre), toute l’avant-garde campa près de la petite ville de Rausnitz. La perte de l’ennemi en tués et blessés fut très-considérable : on lui fit 23 officiers et 500 soldats prisonniers; de notre côté, la perte fut très-faible, et il ne nous manqua pas un officier. |
M. le général Koutouzof se trompe : il n’a pris ce jour-là que 4 officiers et 100 hommes, qui avaient été cernés dans le village de Wischau. Il a également tort de parler de morts et de blessés : il n’y a pas eu un mort, mais seulement 7 ou 8 blessés. Il n’y avait pas là d’infanterie; ce n’était qu’un mouvement de cavalerie; et, tout en vous attirant sur le champ de bataille qui lui convenait, l’Empereur ne voulait pas harasser son infanterie, déjà fatiguée par de grandes marches.
Nous ne doutons pas que les Russes, qui réfléchissent aujourd’hui sur la manière dont les Français ont occupé Wischau, ne comprennent que tout ce dispositif tenait à un projet déjà arrêté de la part des Français; en effet, ce n’eût pas été avec de la cavalerie qu’ils eussent gardé Wischau, mais avec une bonne division d’infanterie , couverte de droite et de gauche par des redoutes , qu’ils auraient pu armer avec l’artillerie prise à Vienne ou à Brünn. Mais la bataille d’Austerlitz elle- même n’est que le résultat du plan de campagne de la Moravie. Dans un art aussi difficile que celui de la guerre, c’est souvent dans le système de campagne qu’on conçoit le système d’une bataille; il n’y aura que les militaires très-exercés qui comprendront ceci. Les personnes qui étaient auprès de l’Empereur l’ont entendu dire, quinze jours avant, sur les hauteurs de la poste et des étangs, en revenant de la reconnaissance de Wischau : « Re connaissez bien toutes ces hauteurs; c’est ici que vous vous battrez avant deux mois. » Ils ne firent pas d’abord attention à ces paroles; mais le lendemain de la bataille ils s’en ressouvinrent. |
Les jours suivants, notre armée fit un mouvement sur la gauche de Wischau et s’approcha de l’ennemi en dépassant Austerlitz. L’ennemi, qui vit l’impossibilité d’éviter une bataille, chercha à fortifier ses positions, et occupa, dans la nuit du 19 au 20 novembre (du ler au 2 décembre), quelques-uns des villages par lesquels nous devions passer. Dans la même nuit, son armée, forte de 80,000 hommes, reçut encore un renfort de trois divisions; ce qui la rendait le double en nombre de la nôtre. |
Il n’est pas extraordinaire qu’aux yeux des Russes l’armée française ait paru immense. Ils ont telle ment disséminé leurs troupes sur le champ de bataille, et les Français les ont si bien employé que la grande armée russe a perdu une division, et l’armée française plus petite, a paru innombrable. Aussi l’empereur Alexandre disait-il le lendemain au général Savary : « Vous étiez moins nombreux que moi, et cependant vous étiez plus forts partout » « C’est là l’art de la guerre » lui répondit ce général.
L’armée française était, dit-on, double de l’armée russe. Il est certain cependant que les armées russe et autrichienne, réunies, ne pouvaient former moins de 100,000 hommes; car les corps de Koutouzof et de Buxhoevden faisaient 80,000 hommes, ceux du prince Constantin 16,000, les Autrichiens 25,000 : total 120,000 hommes. Ôtez-en 20,000 perdus aux combats d’Hollabrunn, Lambach et Krems; il restera toujours 100,000 hommes. Le corps du maréchal Augereau et celui du maréchal Ney, formant plus de 50,000 hommes, étaient en arrière en observation sur le Danube, pour se combiner avec l’armée du Nord et les réserves de Strasbourg et Mayence, et sur veiller les mouvements, qui devenaient très-suspects, de l’armée prussienne. Le corps du général Marmont, du maréchal Mortier et la moitié de celui du maréchal Davout étaient à Gratz et à Vienne, opposés au prince Charles, qui avait gagné plusieurs marches sur le maréchal Masséna; il était encore à sept à huit journées de Vienne; mais il avait fallu se ménager la possibilité de réunir 40,000 hommes en peu de jours pour opposer à ce nouvel ennemi. Les Bavarois et les Wurtembergeois étaient dans différentes positions en Bohème ou près de Linz, pour faire face au prince Jean et le tenir toujours à plusieurs marches de la Moravie. Il n’y avait donc véritablement à Austerlitz que les corps des maréchaux Soult, Lannes, Bernadotte, la moitié du corps du maréchal Davout, la moitié de la cavalerie du prince Murat et la Garde de l’Empereur; ce qui faisait 65,000 hommes sur le champ de bataille. Parmi ces troupes, 15,000 grenadiers d’élite de la réserve ne tirèrent pas un coup de fusil; de manière que l’armée de 100,000 Russes et Autrichiens fut défaite sans efforts par beaucoup moins de 50,000 Francais. |
Il s’occupa, en outre, toute cette nuit, à placer la plus grande et la meilleure partie de ses troupes près de Pratzen , où il soupçonnait qu’était le centre de notre armée.
Le 20 novembre ( 2 décembre), à sept heures du matin, nous sortîmes de nos positions près d’Austerlitz. A l’aile gauche était le général d’infanterie comte de Buxhoevden, et j’étais au centre avec la 4e colonne. La 1e colonne, sous le commande ment du lieutenant général Doctourof, marcha par le flanc gauche, d’Augezd par Telnitz, pour, après l’occupation de ce village, défiler vers les étangs qui se trouvent sur la droite. La cavalerie du feld-maréchal Kienmeyer devait, dès que la 1e colonne aurait passé les défilés près de Telnitz, se porter en avant sur Moenitz, et se placer dans la plaine entre ces défilés et les étangs, pour couvrir par là les derrières de toutes les colonnes. La 2e colonne , sous le commandement du lieutenant général comte de Langeron, marcha par le flanc gauche pour forcer la vallée entre Sokolnitz et Telnitz. La 3e colonne, sous le commande ment du lieutenant général Przybyzewski, marcha par le flanc gauche tout près du château de Sokolnitz, d’où les têtes des trois colonnes, entre Sokolnitz et l’étang situé à gauche, avancèrent vers l’étang de Kobelnitz. La 4e colonne, sous le commande ment du général autrichien feld-maréchal Kollowrat, qui marchait par le flanc gauche, devait passer également ce lieu et placer sa tête dans la même direction que les trois premières colonnes. |
Non, les Français ne passèrent pas la nuit à placer leurs troupes près de Pratzen; mais, par un système opposé à celui des Russes, ils les tinrent réunies de manière que ces 65,000 hommes étaient dans la main de l’Empereur comme un bataillon dans la main d’un bon major, prêts à tout, même à se retirer si l’ennemi était sage; car l’Empereur savait que l’armée russe était nombreuse et brave, et il ne voulait pas d’une victoire qui fût chère ou douteuse.
Il voulait que les Russes fissent de fausses manœuvres et des fautes, toutes résultantes de son plan de campagne en Moravie, pour que l’ennemi ne devait ni ne pouvait pénétrer. Aussi l’Empereur disait-il, l’avant-veille, en parcourant les hauteurs de Pratzen, les villages de Sokolnitz, Telnitz et Moenitz : « Si je voulais empêcher l’ennemi de passer, c’est ici que je me placerais; mais je n’aurais qu’une bataille ordinaire. Si au contraire, je refuse ma droite en la retirant vers Brünn, et que les Russes abandonnent ces hauteurs, fussent-ils 300,000 hommes, ils sont pris en flagrant délit et perdus sans ressources. » Cependant, le lendemain, les ennemis couronnèrent en masse les hauteurs de Pratzen : « L’ennemi y restera longtemps, » dit l’Empereur, « s’il attend que j’aille le déposter de là. » En effet, si les Russes avaient montré cette sagesse et n’eussent pas abandonné les hauteurs, il est probable que l’Empereur eût décampé pour occuper les positions en arrière de Brünn. Par ce mouvement, il offrait aux ennemis une nouvelle tentation de se placer entre cette ville et Vienne, et pouvait alors, ou les prendre en queue pendant qu’ils seraient engagés dans les défilés de Nikolsburg, ou bien les jeter dans le Danube. L’Empereur avait un avantage à cette manœuvre, parce qu’il aurait eu 40,000 hommes de plus, puisque tout le corps de Vienne, même celui du général Marmont, qui était à Gratz , serait arrivé à temps pour attaquer l’ennemi à une demi-journée de Vienne, et placer ainsi les Russes entre deux armées françaises. Telles étaient les dispositions de l’Empereur lorsqu’il expédia, le soir, le maréchal Davout au couvent de Raigern, avec la double instruction, si l’on se battait le lendemain, d’arrêter l’extrême gauche de l’ennemi, et de contribuer à l’envelopper lorsque l’armée russe serait coupée, ou bien d’occuper les positions de Nikolsburg, d’y réunir la division Gudin, qui était encore à deux marches en arrière, et le corps du maréchal Mortier, afin de mettre les Russes entre deux feux. On apprit le soir, au quartier général, que les bataillons d’infanterie russe s’étaient présentés des villages de Telnitz et Sokolnitz. A deux heures du matin on fut instruit que l’ennemi, au lieu de prendre position et de faire construire des batteries de campagne sur les hauteurs de Pratzen, faisait filer son artillerie et parais sait n’attendre que la pointe jour pour continuer sa marche. On ne douta plus alors que l’en nemi n’offrit le lendemain l’occasion favorable de l’attaquer. En effet, aux premiers rayons du soleil, on aperçut les hauteurs de Pratzen se dégarnissant, l’ennemi descendant comme un torrent dans la plaine. Tout était prêt pour la retraite comme pour la bataille; les maréchaux, autour de l’Empereur, attendaient son dernier ordre. Chacun savait son rôle dans ce double mouvement. « Combien vous faut-il de temps pour couronner la hauteur de Pratzen » dit l’Empereur au maréchal Soult. « Moins de vingt minutes, » répondit le maréchal; « car mes troupes sont placées dans le fond de la vallée, couvertes par les brouillards et la fumée des bivouacs, l’ennemi ne peut les apercevoir. » « En ce cas, » dit l’Empereur, « attendons encore un quart d’heure. » Les troupes du maréchal Bernadotte, qui étaient restées en arrière du défilé et auraient fait l’avant-garde si l’on eût voulu battre en retraite, reçurent sur-le-champ l’ordre de se mettre en mouvement et de se porter sur la ligne. Un aide de camp arrive bientôt de la droite, annonce que l’ennemi descend en masse dans la plaine, que la fusillade ne tardera pas à s’engager, et que le projet de l’en nemi paraît être, par un grand circuit, de tourner toute l’armée. On n’apercevait presque plus personne sur les hauteurs de Pratzen. L’Empereur donne aussitôt le signal : le prince Murat, les maréchaux Lannes et Soult partent au galop. Les troupes du maréchal Bernadotte, arrivées à la hauteur du quartier général, passent le ruisseau du village de Girzikowitz, ainsi que la réserve et la Garde de l’Empereur. Dans la première demi-heure, les hauteurs de Pratzen sont occupées, et la plus grande partie de l’armée russe coupée du centre, du quartier général et de la droite. Dès ce moment la bataille fut décidée; les Russes ne se battirent plus pour la victoire, mais pour leur vie. |
De cette manière, les têtes des quatre colonnes formaient un grand front. La 1e colonne avait ordre d’occuper la forêt de Turas, sur la gauche, et de faire une attaque décisive sur l’aile droite de l’ennemi, pendant que l’avant-garde du général Bagration , soutenue par de la cavalerie, devait chercher à garnir d’artillerie les hauteurs situées entre Dwaraschna et l’auberge de Les cher, pour, par là, couvrir la cavalerie, qui avait ses positions à droite et à gauche de cette auberge. On devait également garnir d’artillerie les hauteurs au delà de la vallée de Dwaraschna.
Le feld-maréchal autrichien prince de Liechtenstein commandait toute la cavalerie. Le corps de S. A. I. le grand-duc czarowich devait prendre position derrière Blaziowitz et Krug, et servir à soutenir la cavalerie du prince Liechtenstein , et la gauche de l’avant-garde du prince Bagration. D’après ce plan, la 1e colonne descendit la montagne, traversa, vers huit heures du matin, le village d’Augezd, et, après un combat opiniâtre , força l’ennemi à se retirer sur le village de Telnitz; il laissa dans ce village les tirailleurs et une partie de l’infanterie, et se plaça derrière avec le reste des troupes. Un bataillon du 7e régiment de chasseurs fut commandé pour le chasser de ce village; une brigade fut envoyée pour soutenir ce bataillon; elle entre tint avec l’ennemi un feu très-vif de mousqueterie ; mais, voyant que la ligne ennemie se renforçait toujours davantage, elle se jeta enfin sur lui avec la baïonnette, le battit et le mit en fuite. L’ennemi arrêta les fuyards en les faisant soutenir par quelques régiments, rétablit l’ordre parmi eux , attaqua le front des Autrichiens et le culbuta. Le nouveau régiment d’Ingermanland fut mis par là en désordre. Le général d’infanterie comte de Buxhoevden accourut sans délai, fit faire halte à ce régiment, le reforma, et le fit de nouveau avancer vers l’ennemi. Dans ce moment le combat devint général sur tous les points des colonnes. En vain l’ennemi renforçait ses troupes avec des colonnes fraîches, en vain redoublait-il sa résistance, le nombre de ses soldats fut obligé de céder à la bravoure et à l’impétueuse hardiesse des régiments russes. Les Français furent battus pour la deuxième fois et mis en fuite. Notre 1e colonne prit possession du village de Telnitz et des défilés, au delà des quels on plaça, sur une hauteur, un bataillon avec deux canons pour couvrir le flanc gauche. Les autres bataillons taillons marchèrent, d’après les dispositions arrêtées, sur Turas ou sur la forêt de Turas. |
J’en suis fâché pour l’armée russe; dans aucun cas elle n’au rait trouvé dans la forêt de Turas la droite de l’armée française, qui était à plus de deux lieues de cette position; ainsi les Russes, qui voulaient tourner l’armée pour lui couper le chemin de Vienne, ne se doutaient pas qu’ils faisaient précisément ce que désirait l’Empereur, qui n’attachait aucune importance à cette route. Cependant, pour faire cette manœuvre, ils étendaient leur armée sur une ligne de plus de quatre lieues, abandonnant toutes les hauteurs, lui abandonnant toutes les positions militaires; enfin ils laissaient à découvert leur retraite et leur véritable ligne d’opération , la grande route Wischau et d’Olmütz. |
Les ennemis, repoussés, se mirent de nouveau en ordre, et, après avoir reçu des renforts, se jetèrent avec vivacité sur la 1e colonne; mais ils furent, encore cette fois, complètement culbutés; et cette colonne , qui observa exactement les dispositions arrêtées, poursuivit sans relâche l’ennemi, déjà battu pour la troisième fois.
Sans avoir égard au danger qui le menaçait sur son flanc droit, l’ennemi dirigea toute son attention sur le centre de notre armée, contre lequel, comme il a déjà été dit plus haut, il avait placé la plus grande partie de ses forces. Le lieutenant-colonel Monachtine fut détaché de la 1e colonne avec deux bataillons des régiments Novogorod et Apscheron, pour occuper le village situé devant cette colonne, pendant que celle-ci commençait à se mettre en bataille. Mais ces deux bataillons n’avaient point encore réussi à pénétrer dans le village, lorsqu’ils furent subitement culbutés par un corps considérable qui y avait pris position. Ils furent encore poursuivis sur le flanc gauche de la colonne par un autre corps beau coup plus considérable , qui, aussi dans un moment, atteignit même notre flanc. Lorsque je vis que l’ennemi avait le dessein de s’emparer des hauteurs qui se trouvaient derrière nous, et de nous attaquer par derrière lorsqu’il nous aurait coupé la retraite, je donnai ordre au corps de réserve, composé de troupes autrichiennes qui se trouvaient derrière la 4e colonne, de se mettre en front devant le flanc gauche, et d’arrêter l’impétuosité de l’ennemi. Ce corps de réserve prit, en effet, la position qui lui était assignée , mais se retira aux premières décharges de l’ennemi et laissa le flanc de la colonne complètement à découvert. L’ennemi s’empressa de marcher une seconde fois sur notre flanc, de renforcer ses troupes, et de faire sur nous l’attaque la plus vive et la plus désespérée, pendant que cette colonne était obligée d’opérer sans cesse contre d’autres troupes françaises qui étaient directement en face d’elle. Quoique cette 4e colonne fût la plus faible de toutes (elle était composée des régiments affaiblis par la retraite de Braunau), elle se défendit cependant avec courage, et se maintint longtemps dans sa position en supportant un feu très-vif; mais, lorsque les majors généraux Berg et Repninski furent blessés, et que, par là, leurs brigades restèrent sans chefs, le désordre s’y mit, et les autres commencèrent aussi à se retirer. Comme je m’aperçus dans ce moment que la force de l’ennemi , dirigée contre notre centre , était quatre ou cinq fois plus considérable que la nôtre , et qu’elle finirait enfin, malgré foute l’intrépidité de nos troupes, par rompre la ligne et par s’emparer des hauteurs (ce qui lui aurait donné les moyens d’attaquer l’aile gauche de notre armée par derrière) , je m’y rendis aussitôt, afin de prendre les mesures nécessaires pour rendre vain le projet de l’ennemi. En montant la montagne, je trouvai les régiments Fanagorie et Riazki coupés de la 2e colonne. Je les rangeai en bataille, et j’ordonnai au major général comte de Kamenski d’occuper sans délai, avec ces régiments, le sommet de la montagne vers laquelle l’ennemi se portait des deux côtés. Ces régiments firent beaucoup de mal à l’ennemi; mais ils furent enfin forcés de céder au nombre. Ils se reformèrent au pied de la montagne, et restèrent en présence de l’en nemi jusqu’à trois heures et demie. Pendant ce temps-là, le général feld-maréchal prince de Liechtenstein or donna au lieutenant général Essen d’attaquer avec sa cavalerie celle de l’ennemi, qui , soutenue par quelques colonnes d’infanterie, faisait mine de vouloir attaquer par son flanc le corps de S. A. 1. le grand-duc et czarowich. Le régiment d’uhlans de Son Altesse Impériale rompit, dès le commence ment de l’attaque, avec le sabre, la ligne ennemie, et poursuivit les fuyards, qui partout trouvaient la mort. Mais son extrême ardeur contribua, dans la suite, à sa perte; car, non content de la pleine déroute de l’ennemi, il continua de le poursuivre dans sa fuite jusqu’aux colonnes mêmes de son infanterie, où il fut reçu par une décharge à mitraille de plus de trente pièces de canon, qui le mit en désordre et le força à la retraite, avec perte de beau coup de monde. |
Les quatre colonnes dont parle ici le général Koutouzof ne se battirent, pendant tout ce temps, que contre les deux bataillons des tirailleurs corses et du Pô, le 3e régiment de ligne, et pas un homme de plus.
Vers neuf heures, le maréchal Davout, avec 4,000 hommes, accourut du cou vent de Raigern. Ainsi, tout ce vain étalage de combats, de bravoure, était exercé par 45,000 hommes contre 5 à 6,000; encore ces troupes formaient-elles un corps d’observation qui était dans un autre système que l’armée, et qui avait ordre de tenir les villages, d’arrêter la marche de l’en nemi jusqu’à ce que le canon se fît entendre sur les hauteurs de Pratzen et que toute l’armée fût prise par derrière, et alors de se laisser poursuivre par l’ennemi, pour l’attirer davantage et rendre sa perte plus certaine. Le général russe montre peu de générosité d’accabler ainsi une nation qui n’est pas à faire ses preuves de courage militaire. Que de jeunes sous-lieutenants aient dit dans les cafés d’Olmütz que les Français n’avaient triomphé que par la lâcheté des Autrichiens, leur inexpérience et leur jeunesse étaient leur excuse; mais qu’officiellement on dise à un grand souverain que l’armée de son allié n’a pas fait son devoir, qu’on veuille rejeter la perte de la bataille sur cet allié, il y a peu de délicatesse; lorsque tous les Français qui ont été à la bataille peuvent attester que les Autrichiens se sont mieux battus que les Russes, alors cette injustice indigne et soulève le cœur. L’armée autrichienne souffrira-t-elle cet affront ? Et les généraux autrichiens qui commandaient ce corps de réserve survivront-ils à l’offense qui leur est faite ? Ce serait un spectacle nouveau dans les nations militaires de l’Europe. On a peine à comprendre comment une nation qui n’a jamais fait la guerre qu’avec les Turcs, dont la plupart des régiments ne se sont jamais battus, ait tant de morgue et traite avec tant de mépris les armées d’Allemagne; mais les historiens français, qui sont impartiaux dans cette cause, diront ce que dit aujourd’hui l’armée française; ce que dit le 43e régiment, qui a abordé les Autrichiens, et a, depuis, abordé deux régiments russes : qu’il a trouvé plus de résistance dans les Autrichiens que dans les Russes; et ceux qui ont vu le champ de bataille attesteront qu’il était couvert d’Autrichiens là où le choc a eu lieu, tandis que, sur d’autres points, il n’était couvert que de sacs. Ce n’est pas que nous voulions dire que les troupes russes ne soient braves; Dieu nous garde de parler légèrement de ce qui importe tant à l’honneur de plusieurs millions d’hommes ! mais nous voulons seulement dire que les Russes n’ont point le droit de se croire supérieurs ni aux Autrichiens, ni aux Prussiens, ni aux Français, et d’essayer de flétrir l’honneur de braves gens, victimes des vicissitudes de la guerre. Les Russes ne sont pas accoutumés à voir faire la guerre à nos troupes légères. Le général Kellermann , qui commandait trois régiments de chasseurs et hussards, se couvrit de gloire dans cette journée par la précision et la rapidité de ses manœuvres : il attira la cavalerie de l’ennemi dans une embuscade devant l’infanterie du général Caffarelli; à cet effet, du moment que les Russes le chargèrent, il fit volte-face , passa dans l’intervalle des bataillons, et une grêle de balles coucha la moitié de la cavalerie russe sur le champ de bataille. |
Dans ces circonstances, convaincu que l’ennemi, qui était plus fort que nous sur tous les points, finirait par s’emparer de toutes les positions avantageuses, je regardai la retraite comme absolument nécessaire, et j’en donnai sans délai l’ordre à toutes les colonnes. Lorsqu’en conformité de cet ordre nos 2e, 3e et 4e colonnes, ainsi que les régiments Fanagorie et Riazki, se retiraient, et que, pendant ce temps, l’en nemi s’emparait des hauteurs, S. A. I. le grand-duc et czaroivich conduisit la garde de Votre Majesté Impériale, qui était sous son commandement , pour attaquer l’ennemi, afin d’arrêter son impétuosité. L’intrépidité avec laquelle la garde se précipita sur l’ennemi, et la bravoure exemplaire de tous ses officiers, jetèrent la confusion dans les rangs de l’ennemi, qui fut mis en désordre et culbuté avec la baïonnette. Non-seulement notre cavalerie rompit la cavalerie ennemie, mais elle enfonça même ses colonnes d’infanterie, parmi lesquelles elle fit un carnage horrible. Le régiment des gardes à cheval prit à l’ennemi un drapeau, qui fut défendu avec beaucoup d’opiniâtreté.
En général, toute la garde combattit à cette attaque avec cette valeur digne d’un corps qui a le bonheur d’entourer la personne sacrée de Votre Majesté Impériale; mais elle fut aussi forcée de mettre des bornes à son activité, car toute l’armée était déjà en retraite. Sa Majesté Impériale rassembla ses troupes, les reforma et se retira dans le meilleur ordre en face de l’ennemi. Le régiment des chevaliers-gardes, qui se jeta avec une vivacité extraordinaire sur la cavalerie ennemie, an moment même où elle se disposait à charger les gardes du corps en retraite, contribua beaucoup au bon ordre de cette retraite et empêcha que l’ennemi ne parvînt à son but. J’envoyai en même temps à ce corps un guide pour le conduire à Austerlitz, afin qu’il pût occuper les hauteurs situées devant cet endroit. Le lieutenant général prince Bagration avait reçu l’ordre de maintenir sa position à Posoritz jusqu’à ce que le général d’infanterie comte de Buxhoevden eût tourné l’aile droite de l’ennemi; mais il ne lui fut pas possible de remplir ce but, car l’ennemi le prévint par une attaque avec un corps considérable sur son flanc gauche, et sur la cavalerie du lieutenant général Ouvarof, qui était placée dans cet endroit pour protéger ce flanc; ce qui engagea le lieutenant général prince Bagration à venir au se cours de son flanc gauche avec toute l’avant-garde. Il continua le combat dans cet endroit sans interruption, et ne se retira que lorsqu’il eut reçu l’ordre de se réunir à la gauche, à Austerlitz. La cavalerie, sous le commandement du lieutenant général Ouvarof, pressée par la cavalerie ennemie, bien supérieure et soutenue encore par ses colonnes d’infanterie, la repoussa aussi plusieurs fois; mais elle fut enfin également forcée de céder à la supériorité du nombre et d’occuper une hauteur qu’elle garda même jusqu’au soir. Ce mouvement couvrit la retraite du flanc droit de la division du général prince Bagration. Ainsi se termina la bataille générale du 20 novembre (2 décembre), dans laquelle les troupes russes, encouragées par la présence de Votre Majesté Impériale, ont donné de nouvelles preuves de leur bravoure et de leur intrépidité. Ces troupes restèrent jusqu’à minuit en présence de l’ennemi, qui n’osa pas renouveler son attaque. Elles reçurent alors l’ordre de se mettre en marche sur la route de la Hongrie, en se dirigeant vers la petite ville de Czeisch; et l’arrière-garde, sous le commandement du prince Bagration, prit position devant la petite ville d’Uhrzitz, où elle eut encore le lendemain un petit combat avec l’ennemi. |
Quant à ceci, c’est tout à fait faux : en lisant attentivement la relation du général Koutouzof, on voit qu’il est en contradiction avec lui-même. Les Russes s’attendaient si peu à être attaqués, et marchaient avec tant de présomption, qu’ils avaient placé leur empereur, comme le général Koutouzof le dit lui-même ci-des sus, précisément au poste où devaient se porter les premiers coups.
Ils le plaçaient derrière le village de Blaziowitz, c’est-à-dire au centre, selon eux, qui avaient un plan de bataille contre une armée qu’ils ne voyaient pas, en la supposant dans des positions qu’elle n’occupait pas, avec le pacte que les Français resteraient comme des termes et ne bougeraient point. Ils avaient supposé que toute la gauche viendrait tourner l’armée française, et qu’alors leur empereur, qu’ils avaient mis au centre, serait à même de voir cette manœuvre sans rien risquer. Mais, dans la première demi- heure du combat, le village de Blaziowitz fut enlevé, la garde impériale russe attaquée et culbutée, son infanterie hachée, la moitié du régiment noble tué ou pris, ses canons, ses étendards, le commandant général de la garde, le prince Repnine et les autres colonels faits prisonniers, et l’empereur Alexandre obligé de repasser le vallon et de se porter du côté d’Austerlitz, n’ayant plus de communication avec aucun point de son armée. Quant à la retraite, la garde impériale n’a pu la protéger, car elle a été défaite au commence ment de l’action. Mais que veut dire ce mot de retraite ? Il n’y eut jamais de déroute pareille à la vôtre. Dès le soir, Rausnitz, Wischau ont été enlevés. Vous-même dites que vos généraux blessés et ceux malades depuis plusieurs jours ont été pris sur cette route, où l’on n’a pas trouvé un seul corps de votre armée, mais quelques fuyards. Vous avez perdu plus de 40,000 hommes, tous vos bagages, même ceux de votre empereur; plus de 50 étendards, 195 pièces de canon attelées et tous leurs caissons. |
Nous avons perdu, dans cette bataille, les pièces de batterie et de campagne de nos 1e et 2e colonnes. Ces colonnes furent, par la méprise des guides autri chiens, conduites par un chemin sur lequel il n’était pas possible de traîner du canon; en outre, le pont sur lequel on devait passer rompit; en conséquence, on donna l’ordre d’abandonner l’artillerie.
Les généraux blessés sont le général Essen, qui est mort de ses blessures; les majors généraux Salien, Depreradowich, Gizitski, Repninski, Berg et Müller; ces trois derniers sont prisonniers, ainsi que les lieutenants généraux Przybyczewski et Wimpfen, et les majors généraux Seleckof, Strick et Schewlekof; ce dernier était malade; il quittait Wischau dans sa voiture, et n’a pas du tout été à la bataille. En général, d’après les comptes les plus exacts, toute notre perte en tués et en prisonniers ne s’élève pas à plus de 12,000 hommes.
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Vous n’avez pas abandonné vos canons parce qu’un pont s’est rompu ou que les chemins étaient impraticables, mais parce que, enfoncés à votre centre, cernés par les différentes divisions de l’armée française, acculés à des marais, tout le matériel a dû rester. Un grand nombre de soldats s’est échappé sans doute, mais à la débandade et en déroute; aucun corps ne s’est sauvé entier le lendemain et le surlendemain. A la faveur de l’armistice demandé par l’empereur d’Allemagne, vous vous retirâtes du côté de Goeding, prêtant constamment le flanc à l’armée française; alors le général Gudin marche sur Goeding avec les troupes arrivées de Nikolsburg et qui étaient destinées, dans cas où l’Empereur vous eût laissé marcher sur Vienne, à vous prendre en tête et à vous disputer les défilés de Nikolsburg, pendant que l’Empereur vous aurait pris en queue. Vous étiez entièrement cernés, lorsqu’à l’issue de la conférence des empereurs de France et d’Allemagne une capitulation vous permit de retourner chez vous par journées d’étapes.Voici la différence des institutions militaires des Français comparées à celles des Russes. La garde impériale russe a perdu ses canons, ses drapeaux et ses chevaux et ses chefs, a été mise en déroute, et a obtenu des éloges publics. Un bataillon français d’un vieux régiment couvert de gloire a perdu son aigle, l’Empereur a fait taire les affections particulières qu’il avait pour ce corps, lui a reproché amèrement la perte de son drapeau et a refusé longtemps de le lui rendre.
Si ce bataillon en obtient cependant un autre, c’est que, dans la même journée, il a pris deux drapeaux russes; sans quoi son ancienne renommée, les blessures de ses officiers et soldats reçues dans cent batailles, n’auraient pas été suffisantes pour porter l’Empereur à lui rendre un autre aigle. Ainsi, qu’on fasse des compliments à tous les corps qui ont perdu leurs drapeaux, qu’on rehausse beau coup la gloire de la garde russe dans cette circonstance : rien n’annonce plus la décadence que les éloges donnés à des troupes qui ont perdu leurs étendards, bien qu’elles puissent ne les avoir pas perdus par leur faute.Avec cela on peut abuser les cafés de Moscou et de Saint-Pétersbourg, quoique nous doutions qu’on réussisse. 80,000 Russes ont vu cette bataille; tous peuvent dire qu’ils ont été mal menés et dirigés; tous peuvent dire que dans leurs manœuvres de détail il n’y a pas plus d’instruction que dans leurs manœuvres générales. S’il n’était question que de bravoure, serait-il une armée plus brave que l’armée turque ? Non. Est-il cependant une armée plus faible ? C’est l’ensemble des manœuvres, de l’instruction des officiers, qui constitue une véritable armée ; c’est aussi ce qui met l’Europe civilisée à l’abri de l’ignorance et du courage féroce des barbares.Le conseil que nous avons à donner aux Russes, c’est de ne plus parler de cette bataille; elle appartient à la postérité. Nous leu r en donnerons un autre : c’est de ne pas venir se mêler de nos affaires. Il est possible qu’ils aient obtenu des succès contre les Persans, les Turcs ou les Polonais; mais ils ne sont pas organisés pour en obtenir contre les Francais. |
La perte de l’ennemi, au contraire, d’après toutes les nouvelles reçues se monte, tant en tués que blessés, à près de 18,000 hommes. Cette perte de l’ennemi n’est pas douteuse; d’abord, à cause du nombre de ses troupes, qui, partout, offrait de grandes masses à notre artillerie, à notre mousqueterie et à nos baïonnettes, et ensuite parce que ses premières colonnes, et sur plu sieurs points ses deuxièmes, furent complètement culbutées et poursuivies avec la baïonnette.
Au surplus, le colonel Lanskoy, que j’ai envoyé au quartier général francais pour l’échange des prisonniers, m’en remettra à son retour l’état exact, que je m’empresserai d’adresser sans délai à Votre Majesté Impériale; et alors on verra, par le nombre de soldats qui nous manquent, combien sont restés sur le champ de bataille, et combien sont tombés au pouvoir de l’ennemi. Brody, le 14 janvier (26 janvier) 1806. |
Quant à la perte des Français, elle est aujourd’hui exactement connue : elle n’a pas dépassé d’un homme 1,000 tués et 3,500 blessés. |