Cabrera – Abbé Turquet – Le Consulat et le Premier empire
Relation de l’abbé Turquet
(Cinq ans de captivité à Cabrera ou soirées d’un prisonnier d’Espagne – Paris)
QUATRIÈME SOIRÉE[1]
Nous étions pressés de connaître Cabrera ; aussitôt que nous fumes réunis, mon père prit la parole en ces termes :
Parmi les l’îes Baléares, à sept lieues envirou au sud de Majorque, se trouve une petite île déserte, ou plutôt un groupe de monts abruptes et nus qui dressent leurs têtes chauves et grisâtres au-dessus de la mer; c’est Cabrera.
Cette île, ayant à peine une lieue carrée d’étendue, ressemble assez bien à un banc de rochers qui se seraient grandis au-dessus des eaux. Des montagnes de granit, jetées les unes sur les autres, en demi-cercle, taillées à pic à l’extérieur et allongeant à l’intérieur un flanc aride, s’abaissant vers le nord en pente douce, et avançant à droite et à gauche comme deux bras qui enferment un port naturel : voilà la forme de Cabrera. Ce port, situé au nord, en face de Majorque, est un bassin assez profond et très étendu, où les bâtiments de moyenne grandeur trouvent un refuge assuré pendant les orages. Du reste, Cabrera, couverte par ses rochers élevés, les éprouve moins violents et moins terribles que les îles voisines.
Le port est dominé par un vieux château en ruines, pouvant contenir une trentaine de personnes, et décoré du nom fastueux de fort. En face du port, ainsi qu’à droite et à gauche du château, s’élèvent des collines, les seules parties de l’île vraiment susceptibles de culture, il se trouve entre les rochers quelques autres portions de terre qu’on pourrait utiliser, mais elles sont trop peu étendues pour être mentionnées : elles ne sont que de larges crevasses remplies par une espèce de résidu descendu des montagnes.
Quant à la terre végétale de Cabrera, elle est légère, sablonneuse et peu abondante; et pourtant nous avons reconnu plus tard que, placée sous un soleil pur, une douce température, elle peut être rendue très fertile par une culture soignée. Seulement, comme elle n’a pas de profondeur, elle est presque partout insuffisante à nourrir les bois essences forestières de construction et même les arbres fruitiers. Des arbustes maigres et sans vigueur, des broussailles épaisses, un gazon brûlé, quelques fougères dans les fentes des rochers, un petit bois de sapins cachés par les montagnes : voilà à peu près tout ce qui recouvrait le sol de Cabrera ; aussi son aspect était-il des plus sombres et des plus sinistres. Certes, il était bien en rapport avec le sort qui nous y attendait; c’était vraiment une terre d’exil.
Le 5 mai 1809, nous nous trouvâmes en présence de Cabrera. Le soleil en feu se plongeait dans la mer; bientôt les grandes ombres des rochers qui se projetaient sur le fort et les collines voisines, le couvrent d’un voile ténébreux. Malgré l’obscurité, on nous débarque. Les vaisseaux qui nous ont amenés reprennent le large, laissant dans le port deux chaloupes canonnières pour nous garder. Nous voici donc sept à huit mille malheureux, exténués de fatigues, à demi nus, le désespoir dans le cœur, jetés avec quelques faibles provisions, sur une plage déserte, au milieu de rochers arides, sans tentes pour nous abriter, sans outils pour nous construire même une hutte de feuillage. La première nuit, nous nous couchons sur le rivage le long du port ; il fallait se résigner.
À peine le soleil commençait, le lendemain, à dorer de ses premiers feux les pointes des rochers, que déjà nous étions debout, prêts à commencer nos excursions. Nous avions à prendre connaissance de l’île, à la visiter, l’explorer, voir si elle était tout à fait déserte, si elle ne possédait pas quelque habitation , quelque grotte où nous puissions nous retirer, ou un endroit plus agréable que le rivage pour nous y fixer. Le vieux fort, avec les collines qui l’entourent, se présente à nous tout d’abord. Nous jugeons de suite que c’est la plus agréable portion de l’île, et nous décidons de nous y établir.
Cependant nous continuons nos recherches à travers les buissons, les broussailles, et parmi les rochers, les découvertes furent peu nombreuses. Nous avions étudié notre île dans la plupart de ses points accessibles, et voilà à peu près le fruit de notre journée : un champ de blé sur la colline qui regarde le port, un âne qui paissait tranquillement au milieu des bruyères, quelques chèvres qui s’enfuirent à notre approche, une petite fontaine qui donnait un peu d’eau fraîche et limpide.
Les Majorcains faisaient nourrir des troupeaux dans l’île de Cabrera ; les bergers, forcés de la quitter brusquement et de nous la céder, enlevèrent au plus vite ce qu’ils purent; et voilà ce qui explique l’âne et les chèvres abandonnés dans l’île, ainsi que le champ de blé que nous y avons trouvé. Il faut, du reste, que Cabrera ait été habitée de temps immémorial par des chèvres, puisque son nom signifie évidemment l’île aux chèvres.
Quoique faibles et peu importantes, ces découvertes étaient précieuses. Les chèvres, il est vrai, chassées, traquées en tout sens, ne tardèrent pas à tomber sous nos coups. Mais le champ de blé nous annonçait une terre fertile ; la fontaine devait nous adoucir les ardeurs de la soif, et pendant la plus grande partie de notre captivité se trouver notre unique ressource ; l’âne devait nous aider à, transporter des pieux, des branchages et tous les fardeaux nécessaires pour nous faire des abris et ensuite des cabanes.
On s’était efforcé de nous faire croire que nous étions déposés à Cabrera pour un temps fort limité : nous jugeâmes donc pouvoir nous contenter d’abord de quelques abris de feuillages pour nous garantir des ardeurs d’un soleil brûlant et des influences malignes d’une nuit fraîche et humide. Mais, au bout de quelques mois, voyant se prolonger notre séjour sur ces affreux rochers, nous comprîmes qu’il fallait songer à des cabanes plus solides et plus puissantes à nous protéger contre la violence des orages et l’intempérie de la mauvaise saison. Nous construire des habitations à Cabrera !… Oh ! Que cette seule pensée remplit nos cœurs d’une tristesse amère, d’un découragement terrible ! que ce projet nous a coûté d’efforts !… Il nous semblait que l’exécuter, c’était renoncer à notre belle France, au pays qui nous a vus naître, à la famille chérie que nous y avions laissée et qui nous pleurait encore. Et il y eut beaucoup de malheureux qui, tombés dans l’abattement le plus sombre et le plus étrange, ne purent jamais s’y résoudre !
La souffrance avait usé toute l’énergie de leur âme en même temps que leurs forces corporelles; les maladies apportées des pontons continuaient de les miner sourdement ; la vermine et la malpropreté les rongeaient; la faim les tourmentait sans cesse ; ils contemplaient la mort d’un regard indifférent et semblaient même l’invoquer d’un sourire. Le jour ils erraient seuls, la tête baissée, les yeux immobiles, de rocher en rocher; la nuit ils se blottissaient dans le creux d’une caverne froide et humide ou sous un buisson dans un ravin profond. Jamais ils ne purent se résoudre à travailler à une cabane. Oh ! que cette pensée aussi était poignante ! Elle rappelait tant de tristes souvenirs ! Elle excitait des émotions si pénibles, elle nous présageait tant de nouvelles souffrances !…. 0 mon père, O ma mère, je vous ai coûté bien des larmes ! Mais votre souvenir a bien souvent aussi mouillé mes yeux ! Maintenant la terre recouvre vos cendres !… du moins je vous ai pressés dans mes bras avant votre mort, je vous ai rendu les derniers devoirs, et je vais encore quelquefois prier sur votre tombe. Mais, au moment de me bâtir une demeure à Cabrera, l’espoir d’un tel bonheur était loin de moi, je désespérais de vous revoir jamais, et mon âme était plongée dans la désolation. Cependant je me rappelai qu’il n’arrive rien sans la permission de notre Père qui est aux cieux, et je me soumis à ma destinée. Une prière à Dieu, un soupir du cœur vers Marie la consolatrice des affligés, ranimèrent mon courage; et comme les autres, je mis la main à l’œuvre. Mes enfants, n’oubliez pas la sainte Vierge, mais surtout recourez à sa protection au moment de l’épreuve, et elle sera votre force et votre consolation
C’est autour du fort et sur les collines voisines que nous avions résolu de nous établir. Cet endroit par sa position au-dessus du fort et par les succès qu’il promettait à la culture, était le plus favorable. Quoiqu’il n’y eût plus parmi nous ni ordre ni discipline, pour que les distributions fussent plus faciles, et aussi par suite de la sympathie qui réunit les membres d’un même corps, chaque régiment eut son quartier. Chacun était bien libre de choisir l’emplacement qui lui convenait ; mais naturellement on se rapprochait de ses anciennes connaissances. D’ailleurs, nous aimions encore à obéir à nos chefs, et nous les prenions volontiers pour guides et pour arbitres. On s’arrangea aussi de manière à former des rues à peu près droites et à avoir chacun un petit jardin autour de sa cabane. La colline qui regarde le port fut nommée la Colline des dragons; celle qui est à droite du fort, la Colline du 121e et celle qui est à gauche, la Colline du 14e.
Enfin arrive le moment de se mettre au travail. Aussitôt la difficulté de l’exécution se montre à nous tout entière. Il y avait bien parmi nous des charpentiers, des maçons, des hommes de tout état; mais que faire sans outils ? Nous avions pour toute ressource des couteaux; encore avait-on pris la funeste précaution de les épointer, pendant notre séjour en Espagne. Cependant nous ne nous rebutons pas; la nécessité rend ingénieux : nécessité d’industrie est la mère.
Réunis cinq ou six pour chaque cabane, nous allons dans les ravins et dans les bois de sapins arracher des pieux, que nous traînons sur la place , aidés de l’âne que nous avons trouvé dans l’île; nous les fichons, tant bien que mal, dans la terre de manière à enclore une espace assez vaste pour nous loger, nous, nos hamacs et notre petit ménage. C’était dix à douze pieds de long sur sept ou huit de large. Voilà la dimension que devait avoir la demeure de cinq ou six hommes. Dans l’intervalle des pieux, nous enlaçons des branches d’arbres ; puis nous garnissons le tout de feuilles, d’herbes sèches et de mousse.
Malgré tous nos efforts nous n’avons fait, la première année, que des cabanes peu solides et surtout fort peu élégantes. Dans la mauvaise saison elles nous défendirent mal des pluies, très abondantes à Cabrera depuis le mois de novembre jusqu’au mois de mars. — Si elles étaient peu solides, elles étaient encore moins élégantes. Construites avec de longs pieux unis en pointe par le haut, elles avaient la forme de nos toits ordinaire. L’entrée en était tellement basse qu’il fallait se courber pour y pénétrer. Des œils-de-bœuf tenaient lieu de fenêtres.
La cheminée n’était qu’un trou dans la toiture; et la porte, une espèce de claie garnie de branches, de feuillage et de mousse comme le reste. Quelque grossières que fussent nos baraques, qu’on se rappelle que nous étions totalement dépourvus d’outils, que nous n’avions pas une hache pour couper un chevron, ni une pioche ou une bêche pour creuser un trou dans la terre, et l’on comprendra un peu les peines, les efforts et le temps qu’elles nous coûtèrent.
Pendant que nous étions à tresser des branches, nous nous fîmes aussi des hamacs et puis des corbeilles pour nos provisions. Les hamacs étaient tout simplement une claie suspendue avec des harts ou quelques bouts de corde. Cette claie, recouverte d’une couche épaisse de feuilles, nous était là nuit un lit que nous trouvions excellent, et le jour, un siège très confortable pour des prisonniers de Cabrera.
Nos baraques, construites comme je viens de vous l’expliquer, ne pouvaient aller bien loin ; un hiver suffit pour les réduire à un état de délabrement fort triste. Après les avoir restaurées ou plutôt reconstruites une fois ou deux, nous prîmes le parti de nous faire de petites maisons en pierre, plus commodes et plus agréables que nos huttes de feuillage.
C’était la fin de notre seconde année à Cabrera; nous possédions alors quelques outils : les Anglais qui nous visitaient quelquefois, touchés de notre position, nous avaient remis une hache par régiment et aussi quelques pioches et quelques bêches. C’était peu en soi, mais ce peu nous aida beaucoup dans la construction de nos nouvelles maisons. Il y avait sur le rivage une grande quantité de pierres plates et tendres; à l’aide d’une pierre plus dure, nous en cassons une certaine quantité et leur donnons une forme convenable ; nous les transportons sur des traîneaux, et bientôt, comme par enchantement, s’élèvent de toutes parts de petites maisons blanches qui ôtent à Cabrera son aspect triste et sauvage et lui donnent de la vie. Des sapins, abattus cette fois à coup de hache, et non plus arrachés à force de bras, sont placés sur les murailles et deviennent des poutres où s’appuient de soliveaux nombreux. Nous recouvrons le tout de branches d’arbres, de feuillages, et d’une épaisse couche de mortier, et nous avons des maisons plates et solides. Elles nous demandèrent beaucoup de temps et de peines; mais les avantages d’élégance et de solidité qu’elles avaient sur nos premières huttes, nous payèrent bien de nos sueurs.
Notre camp, avec son fort, ses maisons blanches et ses rues alignées, vu de la mer, pouvait passer pour une petite ville ou un gros bourg. Mais aussi il fallait voir comme nous étions fiers de notre œuvre, lorsque des bâtiments étrangers, forcés de relâcher dans le port, laissant apercevoir leur surprise de trouver non pas une ville, mais un séjour d’exil et de douleur. Comme si nous avions voulu rendre l’illusion possible pour nous-mêmes, chaque rue eut son nom, et chaque maison son numéro. Comme vous le voyez, nos habitations, même les maisonnettes en pierre, étaient bien pauvres et bien misérables; néanmoins c’était bien pis pour la nourriture.
Les vaisseaux qui nous avaient amenés nous laissèrent quelques faibles provisions de biscuit, pain, riz, vermicelle et lard pour trois jours. Ce ne devait pas être notre ordinaire. Quatre livres à peine d’un pain lourd, peu substantiel et souvent moisi, quatre onces et demie de fèves petites, maigres et desséchées, trois quarts d’once d’huile : voilà quelle était la ration de quatre jours pendant notre séjour à Cabrera ; et plût à Dieu que les distributions se fussent faites régulièrement ! C’était assez pour empêcher de mourir ceux qui avaient le moins d’appétit et le plus d’ordre; ce n’était pas assez pour les empêcher de souffrir.
Vous voyez quelle était la position de ceux à qui une nourriture plus abondante était nécessaire, ou qui avaient moins d’ordre dans leur arrangement, ou plutôt qui n’étaient pas assez forts pour résister aux exigences de leur estomac affamé.
Dans les premiers temps les vivres étaient déposés dans un vieux bâtiment, et distribués tous les deux jours. Quoique le bâtiment eût été restauré à l’avance, les voleurs et les rats faisaient souvent sur les vivres de tristes dégâts, au point que l’on se décida à faire, aussitôt après l’arrivée de la barque, la distribution entière. Ce fut un malheur pour beaucoup d’entre nous. N’étant pas assez forts pour commander à leur appétit, ils commencèrent par manger la ration entière en trois jours, et le quatrième ils mendiaient à titre d’emprunt, quelques chétives bouchées à leurs camarades plus économes, ou ils arrachaient des herbes et des racines sur les flancs des rochers. Cette journée de disette les affamait davantage, et bientôt ce fut en deux jours, et même en un seul, qu’ils dévorèrent la ration. Mais que faire pendant les trois jours qu’il fallait passer sans nourriture ou avec quelques fèves qu’ils ne s’étaient pas donné la peine de faire cuire le jour de la distribution ? On voyait ces infortunés errer dans le camp ou sur les rochers, le regard morne et fixe, les joues creuses et la tête courbée. Ils marchaient d’un pas chancelant, et semblaient près de s’affaisser sur eux-mêmes à chaque instant et de tomber d’inanition. Lorsque quelqu’un mangeait, ils fixaient sur lui des yeux avides et roulant des larmes. Et nous étions si malheureux que nous ne pouvions partager avec eux sans tomber nous-mêmes dans l’extrême besoin !…
Un de ces hommes qui ne pouvaient parvenir à se régler, vint un jour me prier de lui garder en ami sa ration chez moi et de la lui distribuer par portions égales. Je m’y prêtai volontiers. Le premier jour, il me conjure de lui accorder un peu plus que le quart : « J’ai si faim », me disait-il, « il y a si longtemps que je n’ai rien pris !… En mangeant davantage aujourd’hui, je pourrai me contenter de peu demain. »
Il me supplie avec tant d’instances que je ne puis m’y refuser. D’ailleurs, ce qu’il me demandait, c’était sa propriété, son bien. Le lendemain il me conjure d’augmenter encore un peu la ration ; et le troisième jour également, de sorte qu’il ne lui restait plus rien pour le quatrième. Il en fut ainsi de la première distribution. Les distributions suivantes, malgré mes remontrances, il sollicite davantage et se trouve court encore plus vite. Après une quinzaine de jours, il finit par me remercier en disant qu’il continuerait comme auparavant, « Mais », lui dis-je, « ce régime te sera funeste, il finira par t’emporter. » — « Hélas ! », me répondit-il avec un soupir, « puis-je l’échapper ? au moins, je ferai un bon repas de loin en loin» . Il languit encore quelque temps, et il mourut. Je n’oublierai jamais l’expression de douleur et de découragement qui était dans sa voix lorsqu’il m’adressa ces tristes paroles : « Puis-je l’échapper ?». Et je ne pouvais lui venir en aide !… Et il n’était pas le seul, mes enfants, réduit à cet excès de misère ! ils étaient hélas ! trop nombreux , et leur vue nous faisait autant de mai que nos propres privations.
Ces infortunés essayaient, pour la plupart, de se nourrir des choses les plus rebutantes. Je ne parlerai ni de souris, ni de rats, c’était un régal extraordinaire pour tous. Les uns voulurent manger les herbes; les autres dévorèrent des lézards, qui étaient en très grande quantité dans l’île. Mais ces aliments insipides et malsains ne firent qu’accroître leurs souffrances et détruire plus vite leurs forces. Le sort de ces malheureux excitait certainement au plus haut degré la compassion de ceux de leurs camarades qui jouissaient d’un tempérament moins avide, et par conséquent d’une position moins triste.
Il y avait aussi parmi nous, et je le rappelle en frémissant d’indignation, il y avait des cœurs assez durs, des âmes assez viles et barbares, pour piéter à ces malheureux quelques faibles secours à gros intérêts…. Quelle cruauté ! Comment des hommes à qui la ration d’aujourd’hui ne suffit pas, pourraient-ils se priver d’une partie de celle de demain ? Et ceux qui prêtaient, exigeaient intérêt et principal avec la dernière rigueur ! et des infortunés qui mangeaient en un jour la nourriture de quatre jours, se voyaient disputer, au moment même de la distribution, le pain après lequel ils avaient si longtemps soupiré !… Vainement on porta la défense de prêter, et on déclara déchus de tout droit ceux qui avaient fait de ces funestes avances; ils ne purent se désister si facilement. Comme ils n’osaient réclamer en public, ils tâchaient de surprendre à l’écart leurs débiteurs pour leur enlever de force ce qui leur était dû.
J’ai vu, au détour d’une haie, trois ou quatre créanciers tomber sur un malheureux. Cet homme, vaincu par la violence, avait déjà abandonné à d’autres les trois quarts de la ration entière ; il ne lui restait plus qu’une seule livre de pain, son unique ressource pour quatre jours !… Les cruels la lui arrachaient des mains ! Il poussait des cris déchirants ; j’accours. Ils le tenaient à la gorge, et l’infortuné, tout en se débattant, entassait à deux mains le pain dans sa bouche; il suffoquait, et les yeux lui sortaient de la tête. Ma présence le délivra de ses adversaires, tout honteux de se voir surpris. Je les menaçai d’un rapport à la compagnie, et je pris mon camarade sous ma protection.
Voilà bien des souffrances sans doute, et cependant que n’y aurait-il pas encore à dire pour compléter le tableau de notre position ? Je veux seulement vous parler encore aujourd’hui de ce que nous avons souffert de la soif.
Vous vous rappelez que nous avons découvert dans l’île une fontaine, mais si faible qu’elle semblait produire ses eaux avec effort ; et pourtant elle fut, pendant tout notre séjour à Cabrera, notre seule ressource pour faire cuire nos légumes et nous désaltérer.
Cette fontaine est située dans le creux d’un rocher; l’entrée en est recouverte d’une voûte de granit, et l’on arrive par un escalier taillé dans le roc à un petit réservoir où elle dépose ses eaux limpides. Quoique ce réservoir eût peu d’étendue, du jour de notre arrivée, la fontaine cessa de couler vers la mer. Nous épuisions toutes ses eaux à mesure qu’elle les fournissait.
On comprend facilement qu’une telle fontaine devait être insuffisante. Aussi était-elle assiégée depuis le matin jusqu’au soir, et quelquefois même bien avant dans la nuit; les prisonniers faisaient queue sur deux rangs pour y atteindre.
Dans la suite, elle fut fermée, et confiée à la garde d’un prisonnier chargé de l’ouvrir seulement à des heures fixes et de la tenir dans une propreté convenable. Cet homme, connu sous le nom du Caporal de la fontaine, nous a laissé des mémoires : je leur emprunte le règlement de la fontaine; il fera connaître notre position sous le rapport de l’eau.
Article 1er. Tous les prisonniers français reconnaîtront le nommé Louis-Joseph Wagré…. comme gardien de la fontaine.
Art. II. Il est ordonné à tous les prisonniers de se conformer au règlement suivant pour la distribution de l’eau.
Art. III. La première ouverture de la fontaine aura lieu depuis cinq heures du matin jusqu’à dix, heure à laquelle la porte sera fermée jusqu’à deux heures, afin que le réservoir puisse se remplir.
Art. IV. La seconde ouverture aura lieu de deux heures à six heures, où elle sera fermée de nouveau jusqu’au matin.
L’eau de la petite source coulait très lentement, et comme une foule altérée attendait sans cesse à la fontaine, des hommes restaient quelquefois depuis la première ouverture jusqu’à la fin de la seconde sans pouvoir parvenir au réservoir, et le lendemain ils recommençaient à faire queue, exposés à n’être pas plus heureux que la veille. C’est ainsi que des prisonniers demeurèrent huit, dix et même quinze jours sans un verre d’eau pour se rafraîchir. Et la soif augmentait toujours !
Sous un soleil aussi brûlant que celui de Cabrera, elle atteignit bientôt une intensité effrayante ; elle nous brûlait d’un feu que je ne saurais expliquer. Mes enfants, j’ai eu faim, j’ai souffert horriblement de la faim, j’ai été plusieurs jours sans manger; mais les tourments de la faim ne sont pas comparables à ceux de la soif. Elle consume, elle brûle, elle dévore. Oh ! Que les souffrances de la soif sont horribles !… — Il y avait bien une citerne auprès du fort, mais ses eaux étaient saumâtres et malsaines : il fallait en user avec une très grande réserve, si l’on ne voulait les voir exercer sur le corps des influences pernicieuses. Quelquefois, ne sachant comment calmer notre soif, nous avions recours aux bains de mer; mais, comme ce moyen était insuffisant, nous étions contraints de revenir faire queue à la fontaine.
Ici encore les hommes les plus affamés étaient les plus malheureux. Ceux qui s’étaient procuré quelque vase, après s’être désaltérés, pouvaient le remplir et remporter dans leur cabane ; mais ceux qui avaient tout donné pour quelques morceaux de pain étaient privés de cette ressource, de sorte qu’ils recommençaient à souffrir de la soif dès le lendemain, si ce n’était le jour même. Oh ! Qu’il y avait parmi nous des hommes profondément malheureux ! Tous nous avions à souffrir de grandes privations; mais qu’il y avait des prisonniers bien plus à plaindre que les autres ! Habiter le creux des rochers, être dévoré habituellement par la faim et la soif, vivre sans linge et presque sans habit, être rongé par la malpropreté, la vermine et des maladies hideuses, quelle situation !… Et c’était celle de beaucoup de prisonniers de Cabrera…. Aussi la mort exerçait-elle de grands ravages parmi nous….
Mais je m’aperçois, mes enfants, de l’émotion profonde que vous éprouvez ; je termine donc cette soirée…. J’aime votre sensibilité : exercez-la envers les malheureux que vous rencontrerez dans le cours de la vie, et Dieu, je l’espère, vous préservera de souffrances semblables à celles qu’a endurées votre père.