Lucien Bonaparte, prince de Canino ( 1775 – 1840 )
Les jeunes années.
C‘est le 21 mai 1775 que Laetizia, épouse de Charles Bonaparte, écuyer, assesseur de juge à la junte d’Ajaccio, délégué de la noblesse aux États de Corse, met au monde un garçon, à qui l’on donne le prénom de son grand-père paternel, le prêtre-archidiacre de la cathédrale d’Ajaccio, Lucien. Il et le troisième fils du couple Bonaparte, particulièrement prolifique : Laetizia mettra au monde, en effet onze enfants,
- Napoléon, né et mort en 1765,
- Marie-Anne, née et morte en 1767
- Joseph Bonaparte (1768 – 1844)
- Napoléon (1769 – 1821)
- Marie-Anne, née et morte en 1771
- une fille née et morte en 1773
- Lucien, donc
- Marie-Anne, dite Élisa (1777 – 1820)
- Louis (1778 – 1846)
- Marie-Paulette, dit Pauline (1780 1825)
- Marie-Annunciade, dite Caroline (1782 – 1839)
- Jérôme (1784 – 1860)
En 1781, le père de Lucien, Charles, sollicite pour lui une bourse à l’école militaire de Brienne, où son frère Napoléon se trouve déjà depuis deux ans. Mais il est trop jeune – il faut en effet avoir 9 ans – pour déjà rentrer à Brienne : alors on le met au collège d’Autun, où se trouve encore Joseph, de sept ans son aîné.
Il va y rester trois ans, trois années « d’exil » (il n’est même pas établi qu’il ait pu voir ses parents durant le voyage qu’ils effectuèrent en France en 1782), au bout desquels Charles sollicite à nouveau l’entrée de Lucien à Brienne. Ce qui lui est refusée, car le ministre de la guerre, M. de Ségur, juge que deux frères ne peuvent être en même temps boursiers du roi. Ce sera donc aux frais de sa famille que Lucien entrera, en 1784. Il en coûte alors environ 700 livres, pour recevoir le vivre et le coucher, ainsi qu’une éducation où les « humanités » ne forment pas l’essentiel (pas de grec, très peu de latin), pas de physique ni d’histoire naturelle, mais des mathématiques, de l’histoire, de la géographie, de la musique, de l’allemand, de l’escrime et… de la danse ! Le régime est sévère, surtout pour un gamin de neuf ans !
De juillet à octobre, Lucien croise ici Napoléon, qui attend le brevet d’admission qui lui permettra de suivre, à l’École de Paris, sa préparation à la marine ! Le « grand frère » décrit ainsi Lucien à son oncle Paravicini (l’époux de l’unique sœur de Charles Bonaparte) :
« Le chevalier (c’est ainsi qu’on le nomme à l’école, pour le distinguer de Napoléon) est grand de trois pieds, onze pouces et six lignes (1 m 30). Il est en sixième. Il marque beaucoup de dispositions et de bonne volonté. Il est gros, vif et étourdi. Il sait très bien le français et a oublié l’italien tout à fait. Il faut espérer que ce sera un bon sujet et, pour le commencement, on est content de lui. «
Mais les rapports entre les deux frères sont décevants, comme le remarquera Lucien plus tard :
« Très sérieux de son naturel, il me reçoit sans la moindre démonstration de tendresse, ce qui refoule la mienne au fond de mon cœur. Il n’a rien d’aimable dans les manières, ni pour moi ni pour les autres camarades de son âge, qui ne l’aiment point, sans doute parce que, comme moi, ils le craignent (…) Si la crainte qu’on inspire naturellement à ses semblables, sans leur avoir encore jamais fait du mal, est un présage de celui qu’on est capable de leur faire, il est certain que Napoléon enfant pouvait inspirer cette idée-là. Je crois que c’est à ma première impression du caractère de ce frère que je dois la répugnance que j’ai toujours éprouvée à fléchir devant lui ».
En février 1785, la mort de Charles Bonaparte, à Montpellier, affecte tout particulièrement Lucien, et change en même temps le cours de sa vie. La famille décide maintenant de le diriger vers les ordres. En octobre 1786, le voilà qui entre, comme postulant, au séminaire d’Aix. Il en part deux ans plus tard et retourne à Ajaccio. Il compte, semble-t-il, continuer ses études ecclésiastiques, mais….
La Révolution
.. va en décider autrement.
Au début de 1790, les corses apprennent avec ravissement qu’un décret de l’Assemblée Constituante vient de rappeler Pascal Paoli, Il Babbo comme ils l’appellent, de son exil anglais, qu’il a été, le 8 avril, au roi Louis XVI, qu’il a été reçu, le 22, à la barre de l’Assemblée, qu’il passé en revue, aux cotés de La Fayette, la garde nationale, le 25. Une députation de l’île va le recevoir à Marseille : Joseph Bonaparte en fait partie. Enfin, le 15 juillet, le « Gouverneur Général de l’île » fait son entrée triomphale à Bastia.
Le nom de Paoli éveille dans la famille Bonaparte de nombreux souvenirs. Lucien, qui a adhéré au club jacobin d’Ajaccio, soutien le vieil homme, dont il est par ailleurs, de temps en temps, le secrétaire. L’élection de Napoléon au poste de lieutenant-colonel du 2e bataillon de gardes nationaux, met la famille Bonaparte en avant. Lucien fait feu de tout bois, prenant goût, petit à petit à la politique, et aux joutes oratoires, ce qui ne plait pas toujours à son frère.
Mais en France la République est proclamée, ce qui n’est pas vraiment du goût de Paoli. Et lorsque Louis XVI est exécuté, puis la guerre déclarée à l’Angleterre, Paoli est décrété d’accusation, le 2 avril 1793. Les mois qui suivent vont être particulièrement agités pour la famille Bonaparte, voire même confus. Quoiqu’il en soit, que Lucien ait trahi ou non (ce n’est pas vraiment clair) le vieux chef corse, les Bonaparte sont contraints de fuir la Corse, et nous retrouvons Lucien, qui les a précédé, sur la cote varoise, en juin 1793.
C’est l’époque où Toulon se soulève contre le pouvoir parisien, et pactise avec les anglais. Il faut encore fuir. Le 5 septembre 1793, Lucien est nommé à Saint-Maximin (qui s’appelle alors Marathon !), par le général Carteaux (le commandant de l’armée du Midi chargé de reprendre Toulon) garde-magasin aux vivres et aux fourrages et bientôt inspecteur.
« Cette place ne convenait guère a mes goûts ni a mes habitudes. Mais les douze cent francs l’an qui y étaient attachés triomphèrent de mes goûts et me rendirent pour lors le plus riche de la famille. » (Mémoires)
Lucien prend pension chez l’aubergiste Boyer, dont l’une des deux filles se prénomme Christine. Lucien se lance dans un jacobinisme agissant – il adopte même le prénom de Brutus – devient président du comité local
« Comme la mode était de prendre des noms antiques , mon ex-moine prit, je crois, celui d’Epaminondas et moi celui de Brutus. Tous les autres membres du comite suivirent notre exemple ; et dans nos séances on pouvait faire un cours de nomenclature grecque et romaine. » (Mémoires)
Le 18 décembre, Toulon est reprise :
« La fin de cette année de démagogie fut marquée par la prise de Toulon : Napoléon se révéla à la France en décembre 93 !!! Mais la tempête devait durer encore bien longtemps avant que le météore, trop passager, de la réorganisation sociale se fût élevé sur l’horizon victorieux de tous les orages » (Mémoires)
Au printemps 1794, Lucien demande la main de Christine Boyer, et, grâce à un acte de naissance falsifié qui le vieillit de 3 ans (et lui permet de se passer de l’autorisation de Letizia…) il l’épouse le 4 mai. Joseph a vaguement acquiesce – il vient lui-même d’épouser Marie-July Clary.
Deux mois plus tard, la chute de Robespierre fait passer le vent de la réaction sur la famille Bonaparte : Napoléon est emprisonné, Louis perd son grade d’aspirant, Joseph son poste de commissaire des guerres, Lucien est dénoncé comme réfractaire ! C’est Salicetti qui va remettre de l’ordre dans tout cela et, bientôt, les Bonaparte, en partie regroupés autour d’Antibes, retrouve une certaine aisance..
« Notre famille devait à la promotion Napoléon une situation plus prospère. Pour se rapprocher de lui, elle s’était établie au château Sallé, prés d’Antibes, à peu de milles du quartier-général; j’y étais venu de Saint-Maximin passer quelques jours avec ma famille et mon frère. » (Mémoires)
Le 23 février, Madame Lucien Bonaparte donne naissance à une fille, Christine-Charlotte. Peu après, il quitte Saint-Maximin pour rejoindre un poste près de Sète, à Saint-Chamans.
« Saint-Chamans était assez calme : comme chef d’administration, j’y fus bien accueilli. On s’y occupait de politique comme partout, mais sans exagération. Mon service ne remplissait qu’une partie de mes journées, et j’allais habituellement passer les après-dîner dans une fort aimable famille, la plus considérable de la commune, et. dont j’ai honte d’avoir oublié le nom. On jouait ordinairement aux petit s jeux dans le jardin de la maison où se réunissaient plusieurs voisines, jeunes et vieilles. » (Mémoires)
C’est précisément au cours d’une de ces réunions, qu’au mois de juillet, au plein cœur de la réaction royaliste, on vient l’arrêter pour l’envoyer à la prison d’Aix.
J’entrai dans cette horrible maison où , malgré beaucoup de lavages, on distinguait encore les traces du sang des malheureux que l’on y avait assassiné sept à huit jours auparavant. Elle s’était remplie de nouveau. La chambre où je fus placé contenait une centaine de prisonniers. » (Mémoires)
Il va le rester trois semaines, les efforts conjugués de Napoléon (notamment auprès de Barras) et de Letizia, lui permettant d’être remis en liberté le 5 août 1795. Il retrouve Letizia, ses sœurs et Jérôme à Marseille, où ces derniers sont dans une situation des plus précaires.
Les évènements du Vendémiaire vont sauver la famille. Napoléon, remis en selle, fait venir Lucien prés de lui à Paris.
« J’arrivai dans la grande capitale peu de jours après l’ouverture des conseils législatifs où je devais entrer trois ans plus tard; je trouvai mon frère en haute faveur auprès du Directoire. (Mémoires) »
Le Directoire
Lucien, probablement subjuguée par la carrière accélérée de son frère, envisage sérieusement une carrière militaire. Mais sa myopie le lui empêche l’accès, et, faute de mieux, Napoléon lui obtient bientôt un poste de commissaire des guerres à l’armée du Nord. Il est bien jeune, pourtant. Alors on renouvelle la manœuvre du mariage : un certificat falsifié le vieillit de 7 ans !
Pendant le peu de temps qu’il passe à Paris, il prend de plus en plus goût à la politique et montre un grand enthousiasme pour le régime directorial. Il fréquente Barras, Mme de Staël, Mme Tallien, rencontre l’épouse de son frère, Joséphine de Beauharnais (mais le courant ne passe pas). Lequel n’est satisfait que lorsque Lucien, enfin, rejoint son poste à l’armée.
« Pendant ce mois de séjour je vis tout en beau. La société française, rendue aux idées de véritable liberté et d’ordre public, me parut d’autant plus merveilleuse, que je la comparais aux convulsions jacobines; et à la réaction royaliste du Midi dont j’avais failli être la victime. J’assistais fréquemment aux séances des conseils, qui me faisaient prendre en dégoût les fonctions que j’avais été d’abord heureux d’obtenir.
J’aurais volontiers renoncé à tout pour ne pas m’éloigner des tribunes publiques; mais il fallut partir pour Munich, Bruxelles et la Hollande, où j’allai tour à tour, pendant le cours de 1796, exercer, tant bien que mal, un emploi dont je m’occupais avec moins d’ardeur que de la lecture des journaux et des brochures politiques.« (Mémoires)
Mais à Bruxelles, à Amsterdam, à Munich, son indolence déplait, et son supérieur menace de le faire destituer. Celui-ci a des raisons de se plaindre : au printemps 1796, sans congé, Lucien décide d’aller rejoindre son frère en Italie. Il le manque à Milan, le rejoint à Padoue.
« J’avais obtenu l’autorisation de quitter le Nord pour aller à Milan, où notre armée avait fait son entrée; Napoléon n’était plus à Milan; la révolte de Pavie venait d’éclater : on disait le général accouru des bords de l’Adige pour châtier la cité coupable. Je courus à Pavie. » (Mémoires)
Le 15 juin, il est de retour en France, à Marseille. C’est le moment où il intercède en faveur de sa sœur Paulette, qui désirerait bien épouser Fréron (de 25 ans son aine), mais Napoléon reste intraitable : Paulette épousera, le 14 juin, au château de Montebello, où Napoléon tient sa cour, le général de brigade Victor-Emmanuel Leclerc. C’est d’ailleurs la période des mariages, plus ou moins consentis : en mai, Elisa épouse Felix-Pascal Bacciochi, ce qui provoque la colère de Napoléon et de Lucien.
Mais Lucien se soucie également des affaires de la Corse, ou il souhaite se rendre. Il démissionne (avec l’aide de Napoléon !) de l’armée du Rhin. Il débarque enfin à Bastia en février 1797. En avril 1798, il se fait élire (dans des conditions de légalité qu’on lui reprochera plus tard), par l’assemblée électorale du département du Liamone, représentant aux Cinq-Cents (comme Joseph, mais Napoléon a nommé celui-ci ambassadeur à Rome). Une seconde carrière commence.
Les Cinq-Cents.
Voici donc Lucien Bonaparte de retour à Paris. Même si :
A mon entrée au conseil je fus accueillis avec une faveur due toute entière à l’enthousiasme que l’on ressentait pour Napoléon
la réalité est quelque peu différente : son élection est contestée (d’ailleurs, il a encore manipulé sa naissance..) et une affaire de baraterie (perte volontaire d’un navire aux dépens de son armateur ou de son assureur) s’attache à ses pieds…
Quoi qu’il en soit, Lucien et sa femme s’installent définitivement à Paris, au mois de juin 1798. Christine est enceinte d’une fille (qui naîtra en octobre). Une grande partie de la famille est pour l’instant réunie dans la capitale. Seul Napoléon manque : il est en Egypte, où Lucien a refusé de se rendre, malgré l’offre que lui a faite Napoléon.
Au début, Lucien est plutôt modéré, s’affichant comme un solide défenseur du Directoire.
Pendant le premier trimestre, je n’avais paru à la tribune que pour combattre l’observance des décadis; pour désapprouver le rétablissement de l’impôt sur le sel; et pour faire deux rapports, le premier relatif aux pensions dues aux veuves et aux enfants des défenseurs de la patrie et le second sur les dilapidations.
Un différend sur la constitution de la République cisalpine le rejète dans les rangs de l’opposition, où son autorité va peu à peu s’affirmer. Ses discours d’alors son d’une grande véhémence, emprunts d’une phraséologie révolutionnaire.
Dans le même temps, sa position sociale elle aussi s’affermit : en août 1798, il achète un bel autel situé Grande-Rue-Verte et, à son beau-frère Leclerc, la terre de Plessis-Charmant.
Aux Cinq-Cents, il mine peu à peu le régime, dont, ouvertement, il désire maintenant la chute. Toutes les occasions sont bonnes . débat sur les déportés de Fructidor, sur le émigrés, sur la répression du soulèvement en Vendée. Ce qui ne l’empêche pas, le 22 septembre 1798, le jour de l’anniversaire de la République, d’interrompre le discours du président :
« Oui, vive la Constitution de l’An III ! Amis, jurons de mourir pour elle ! »
En mai 1799, Sieyès entre au Directoire. Il est connu pour son désir de reformer la Constitution. Lucien est de ceux qui vont se joindre à lui et, rapidement, il va devenir l’homme du nouveau directeur.
Celui-ci a besoin d’une épée : il songe à Joubert, celui-ci est tué à la bataille de Novi, le 15 août 1799. Le destin (qui a peut-être été fortement aidé !) veut que le général Bonaparte vient de fausser compagnie aux anglais, en Égypte. Il sera celui dont Sieyès à besoin !
Lucien rencontre son frère dès l’arrivée à Paris de celui-ci. Il lui expose le plan de Sieyès (et le sien), plan dans lequel Napoléon n’a qu’un rôle militaire, la partie politique devant être jouée par Sieyès, Ducos et…. Lucien Bonaparte ! On connaît la suite : Lucien élu à la présidence des Cinq-Cents, le transfert des assemblées à Saint-Cloud et le rôle primordial de Lucien dans les journées des 18 et 19 brumaire, dont Bonaparte confisque le résultat à son profit. Le 20 brumaire, Napoléon Bonaparte devient Premier Consul.
Ministre de l’intérieur du Consulat
Les retombées ne se font pas attendre. En décembre, Lucien est désigné par le Sénat comme membre du Tribunat et, le 24 du même mois, le Premier Consul le nomme ministre de l’Intérieur, en remplacement de Laplace (qui avait été nommé au lendemain de Brumaire, mais n’avait pas vraiment fait preuve de compétence). Ample ministère, qui va de l’administration du territoire à son organisation économique et sociale, en passant par les activités religieuses et scolaires. Et ministère hautement politique.
Première tâche importante : l’organisation du referendum destiné à ratifier le texte de la nouvelle constitution. Lucien participe allègrement et efficacement au trucage des chiffres, grâce auquel le « oui » obtient 3 millions de voix (au lieu de 1.5 million, chiffre plus vraisemblable).
Peu après, le ministre de l’intérieur est la cheville ouvrière de l’installation des préfets, mis en place par la loi du 17 février 1800 : il participe à leur recrutement (70 lui doivent leur nomination) et à la définition précise du rôle qui leur est fixé.
Alors que Bonaparte se prépare à la seconde campagne d’Italie – qui se terminera par la victoire de Marengo – Lucien est atteint dans sa vie privée : le 14 mai 1800, sa femme Christine meurt au Plessis-Chamant. Le coup est violent et Lucien aura du mal à s’en remettre.
Durant ces mêmes mois, le nom de Lucien Bonaparte circule ici et là dans les milieux où l’on discute de l’éventualité d’une « succession » du Premier Consul. Il apparaît comme une possible « solution de rechange », pour le cas où Bonaparte disparaîtrait, notamment chez les déçus de Brumaire : Sieyès, bien sûr, Daunou, Madame de Staël, Fontanes. Il finit par bien se voir dans le rôle de l’héritier. Mais ce « poste » n’est pas inscrit dans la constitution. D’où l’épisode du Parallèle entre Bonaparte, Monk et Cromwell, qui parait à la fin du mois d’octobre 1800. Certes, la brochure est anonyme, mais on sait qu’elle a été imprimée au ministère de l’intérieur et Lucien la fait adresser à tous les préfets !
Comme on le sait, le Premier Consul, qui craint voir se dresser contre le régime les partisans de la république – et ils sont encore nombreux – prend très mal la chose. Il rencontre Lucien, en présence de Fouché, le 2 novembre. La réunion est orageuse, on n’y échange pas que des banalités… Lucien perd la bataille : il quitte la réunion démissionnaire.
« Il y a maintenant, entre Bonaparte et moi, une barrière qui ne sera jamais abattue, parce qu’il est en-dessous de mon caractère de me disculper et de reconnaître la légalité d’un tribunal que je récuse » (Lucien à Mme Permont mère.)
Bonaparte, plus soucieux d’écarter Lucien que de s’en faire un ennemi, le nomme ambassadeur à Madrid.
« D’après ce circonstances. il me parait indubitable 1° que la mission de Lucien est un exil, 2° que cet exil a pour cause immédiate ou occasionnelle la brochure du Parallèle de Cromwell, qui finit par établir la nécessité d’un suppléant (non militaire) de Bonaparte et à raison de cette dernière conséquence. Je pense que Lucien pouvait être puni pour sa dissipation et les graves désordres qu’il semblait autoriser dans son administration; mais pourquoi n’a-t-il pas été puni pour cela, et pourquoi l’est-il pour sa brochure ? » (Journal de Roederer)
Ambassadeur à Madrid.
Lucien quitte Paris, en direction de Madrid, accompagné d’une suite d’une quinzaine de personnes, dans quatre voitures de poste, le jour anniversaire du coup d’État qui a amené son frère au pouvoir, le 8 novembre 1800. On passe par Orléans, Beaugency, Tours, Blois, Bordeaux, où l’on s’arrête sur la nouvelle que la peste sévit dans le nord de l’Espagne.
Lucien arrive finalement le 2 décembre à Madrid, reçu par Alquier, qu’il remplace, et qui lui-même s’en va, pas vraiment content, à Naples.
Le nouvel ambassadeur s’emploie à plaire aux espagnols, il reçoit largement, apprend l’espagnol, organise des concerts, assiste aux séances de l’Académie de Madrid, distribue des secours aux savants ou aux artistes pauvres (mais ne se fera jamais aux courses de taureaux), met l’ambassade à son goût . Et cela coûte cher !
« Ici, malgré mes économies, je me ruine et en suis déjà pour cinquante mille francs du mien. Mettez moi à même de faire la paix ou la guerre et, cela fini, je retournerai honorablement au Conseil d’État. Ne m’oubliez point ! » (Lucien à Bonaparte, 29 décembre).
Il se lie avec la femme d’un vieux chambellan, la marquise de Santa-Cruz, de dix ans son aînée (et d’origine allemande, une Waldstein) et affichera rapidement sa liaison.
Mais il s’occupe aussi de choses sérieuses.
Le 10 mars 1801, il signe le traité d’Ajanruez, qui voit la création du royaume d’Étrurie, que l’on attribue au gendre du roi d’Espagne (pour être exact, il faut préciser que le traité ne parle que du « royaume de Toscane » – c’est Bonaparte qui, sans doute influence par les réminiscences antiques, changera le nom de Toscane en celui d’Étrurie).
Mais l’ambassadeur français est ensuite chargé par son ministre, Talleyrand, de négocier l’entrée du Portugal dans le jeu franco-espagnol : il s’agit en fait de contraindre ce pays (il s’agit en fait de l’application d’un traité datant de 1795, et qui n’a jamais été appliqué) à fermer ses ports aux navires anglais, d’abandonner des provinces du nord à l’Espagne etc., etc. Faute de quoi, la France enverra au Portugal un corps expéditionnaire.
« Il ne reste plus à pacifier sur le continent que le Portugal… Vous l’enlèverez à l’Angleterre et l’attacherez à notre système… Alors il faudra bien que les Anglais abandonnent cette idée de suprématie sur les mers, si déshonorante pour toutes les nations qui ont des cotes.. » (Talleyrand à Lucien – 17 mars 1801)
Un premier accord avec l’Espagne est signé le 31 janvier 1801 mais, le 11 février, Lucien informe Talleyrand du refus de la Cour de Lisbonne, ponctué d’une déclaration de guerre. A Paris, Bonaparte charge Leclerc de tenir prêt, pour le début avril l’envoi d’un corps expéditionnaire. Le Portugal, pour gagner du temps, essaye de transporter les négociations a Paris. Bonaparte, bientôt, ne semble plus disposer à aller de l’avant. Les hostilités avec la cour de Lisbonne (la « guerre des Oranges ») cesseront au bout de trois jours. Un traité, qu’il juge avantageux, est signé par Lucien, ce qui n’est pas apprécié par Bonaparte, qui lui reproche « d’aller trop vite en négociations et de les confondre avec des jeux d’enfants (..) de s’etre laissé prendre à des cajoleries. ».
Lucien offre alors sa démission, mais reste pour l’instant à Madrid, continuant à vivre une vie confortable. Le 5 août, Talleyrand l’invite à reprendre les négociation, avec (c’est Lucien qui l’a exigé) des pleins pouvoirs et des instructions précises. Le 18 septembre, la paix est enfin signée (et ratifiée le 1er octobre par les assemblées).
Malgré ce résultat, Lucien demande toujours à partir, sa rancœur envers Bonaparte ne faiblit pas :
« Je ne veux plus rien du Consul. Quand je serai hors de dignité, vous me rendrez justice » (A Joseph, 15 octobre)
Il se fâche,
« Je vous adresse ma démission formelle, et dans deux jours je pars. Tous mes relais sont places (..) La brouillerie avec mon frère est un mal moindre que le dépérissement de ma santé et l’exil de ma patrie et de ma famille (..) Je ne resterai pas dans ce puits de Madrid. » (A Talleyrand, 24 octobre)
quitte effectivement, le 12 novembre et sous le nom du général Thiébault, Madrid, bien avant que ses lettres de récréance n’y arrivent (c’est Gouvion Saint-Cyr qui le remplace). Le 21, il est à Plessis-Chamant. Son ambassade, dernier emploi que, jusqu’en 1815, il tiendra de son frère, aura duré quatorze mois, durant lesquels il a eu la possibilité d’arrondir largement sa fortune. Bientôt, il va faire l’acquisition de l’hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique.
Au Tribunat
Des son retour, Lucien retrouve son siège au Tribunat et reprend contact avec son frère, qui, curieusement ne semble pas lui trop en vouloir.
Pourtant, un heurt sérieux se produit à propos de la Louisiane, en février 1802. Une rencontre orageuse a lieu, entre Napoléon, Joseph et Lucien, lorsque le bruit filtre de l’intention du Premier Consul de vendre cette colonie, qui vient juste d’être rétrocédée par l’Espagne, aux États-Unis.
Mais, au moment où, dans les assemblées (Tribunat, Corps législatif, Sénat et même Conseil d’État), une opposition certaine se fait sentir, Bonaparte sait le parti qu’il peut tirer des talents de Lucien pour la discussion du projet sur le Concordat. Avec raison : devant les députés, Lucien prononcera un long discours – revu par Fontanes – le projet sera adopté et, en avril, le légat Caprara vient à Paris échanger les sceaux. Lucien donne une grande réception, au cours de laquelle Chateaubriand est pour la première fois présenté à Bonaparte.
De la même manière, Bonaparte va utiliser Lucien au moment de la création de la Légion d’Honneur. Celui-ci défend le projet – adopté de justesse au Conseil d’État – au Tribunat et au Corps législatif.
« Lorsque la loi, qui avait passé au Tribunat, dut être présentée au corps législatif, je fus nommé commissaire du gouvernement avec mon collègue le conseiller d’État Roederer et le tribun Lucien Bonaparte, ainsi que je l’ai dit plus haut. Lucien eut à remplir la tâche difficile d’exposer tous les motifs des dispositions de la loi, et de répliquer aux objections qui s’étaient élevées dans le Tribunat, et qu’avait si bien exprimées Savoye-Rollin. Il le fit avec beaucoup de précision et d’éloquence, peut-être avec un peu trop de chaleur, un grand nombre de députés paraissant disposés à voter contre la loi. » (Souvenirs de Mathieu Dumas.)
Le 7 juillet, le Tribunat élit Lucien au Grand Conseil de l’Ordre, malgré l’opposition manifeste de Bonaparte. Joseph est également nommé.
Par voie de conséquence, et en vertu de la constitution de l’An XII, les deux frères entrent au Sénat.
Au Sénat
Le plébiscite de juillet 1802 avait institué le Consulat à vie et reposait, par voie de conséquence, le problème de la « succession ». Lucien croit un moment sa « chance » revenue, mais la constitution de l’An XII, qui donne le droit au Premier Consul de désigner, de son vivant ou par acte testamentaire, son successeur, et le bruit se fait de plus en plus persistant, que ce dernier portera plutôt son choix sur le fils d’Hortense. Lucien comprend qu’il va falloir s’effacer.
Alors il tente un baroud d’honneur politique, retrouvant, au Sénat, ses réflexes de vieux républicain. Il s’en prend ainsi à Fouché, dont l’éviction du ministère de la police, en octobre 1802, ne peut que le satisfaire.
Il continue de mener grand train à Plessis-Chamant (alors que la vie à Malmaison est plutôt austère), pendant qu’il fait rénover l’hôtel de la rue Saint-Dominique. Il reçoit des artistes, on joue au théâtre. C’est à cette époque que Lucien fait la connaissance d’Alexandrine Jouberthon, veuve d’un agent de change partit, en mars 1802, à Saint-Domingue, laissant sa femme et leur fille de trois ans seules en France, mais mort trois mois après son départ. . C’est le coup de foudre et Lucien installe rapidement Alexandrine chez lui.
Bientôt, Alexandrine attend un enfant de Lucien. Le 24 mai 1803, elle accouche d’un fils, qui est baptisé Jules-Laurence-Lucien. Les parents sont bien décidés à régulariser la situation. Le maire de Chamant refuse de les unir, car les papiers prouvant la mort du mari d’Alexandrine ne sont pas arrivés. Une sorte de « mariage secret » est alors célébré. Bonaparte, semble-t-il, n’est pas au courant, en tous les cas lors de la rencontre qui eut lieu, quelques semaines plus tard, entre Joseph, Napoléon et Lucien, au cours de laquelle Lucien se voit offrir… d’épouser la reine d’Étrurie !
Ni, toujours, en juillet, lorsque Lucien s’en va choisir la sénatorerie que le senatus-consulte du 4 janvier lui a octroyé. C’est au château de Popelsdorf (une des plus belles ahabitations d’Allemagne, selon Masson), entre Trèves et Bonn, qu’il décide de fixer le chef-lieu de sa sénatorerie.
Au retour, nouvelle largesse (apparente, car il s’agit sans doute de l’écarter de la succession), avec la proposition que lui fait Bonaparte d’être nommé Trésorier du Sénat. Lucien refuse, car :
« (il) veut tout ou rien; je suis las de sa tyrannie et de ses vaines promesses ! (…) N’a-t-il pas assez du funeste pouvoir qu’il exerce sur cette Europe qu’il a traînée, sans me traîner après lui en esclave obéissant, offert tantôt au mépris, tantôt au respect de ses généraux (..) Je veux qu’il s’aperçoive qu’un homme peut oser résister à ses caprices (..) » (A Miot de Melito)
Les enfants de Lucien Bonaparte |
De son mariage avec Christine Boyer, Lucien eut deux enfants Charlotte, (1795 – 1865), mariée au prince de Prossedi, De son mariage avec Alexandrine Jouberthon, Lucien eut dix enfants: Charles-Lucien (1803-1857) qui fut l’un des chefs de la République romaine en 1848 |
Pas étonnant que le Premier Consul lui batte froid, d’autant que Lucien, en même temps, s’occupe de près du mariage de Pauline avec Camille Borghèse ! Pour tout dire : le torchon est tout près de brûler entre les deux frères.
C’est Lucien qui déclenche les hostilités, en se mariant, officiellement cette fois, le 26 octobre 1803, en l’église du Plessis. Lorsque le Premier Consul l’apprend, il déclare tout net qu’il ne reconnaîtra pas le mariage, envoie Murat (mais ceci est contestépar Masson, qui fait valoir que Murat aurait été, à cette date, à Cahors !), puis Cambacérès essayer de convaincre Lucien de renoncer à cette union. En vain, bien évidemment. Le fossé est désormais creusé entre les deux frères
« Dites à mon frère que, s’il veut m’intenter un procès sur la validité de mon mariage, c’est moi-même et moi seul qu’on trouvera au banc de la défense ! » (Lucien à Cambacérès)
« Tout pour Lucien non marié, rien pour Lucien marié ! » (Napoléon à Corvisart)
« Bonaparte reprocha vivement à Lucien son mariage t la dispute s’échauffa à tel point que le Premier Consul lui reprocha d’avoir épousé une veuve; ce à quoi Lucien répondit < Et toi aussi, tu as épousé une veuve; mais la mienne n’est ni vieille, ni puante ! > » (Chaptal – Mes souvenirs sur Napoléon)
Les choses vont aller en empirant. Pour le mariage de Pauline et de Borghèse, Lucien n’est pas invité. Bonaparte prétend bientôt imposer à Lucien que sa femme ne « paraisse pas ». La famille ne le fréquente plus (hormis les Bernadotte).
Alors, il prend le seul parti qui lui semble convenable : il quitte la France, le 4 décembre 1803, avec sa femme et ses enfants. Il se rend en Italie, à Rome (ou Lucien est reçu par le pape), puis à Naples, mais rentre en France à la fin de février 1804. Une nouvelle rencontre avec Napoléon ne permet pas un rapprochement, mais amène Letizia à se ranger du cotée de Lucien. Elle aussi, donc, ira s’établir à Rome, car le départ définitif de Lucien, même s’il traîne un peu, est programmé. Pour l’instant, il reste à Paris.
Le 28 mars 1804, le Sénat présente à Bonaparte l’adresse qui lui ouvre les portes de l’Empire. De nouveau, la question de l’hérédité se pose et remue la famille. Le 10 avril, Lucien, convoqué à Saint-Cloud, se voit proposer d’être admis dans l’ordre d’hérédité, pour autant que ses enfants soient exclus. Lucien, on s’en doute, refuse et place bientôt l’entretien sur un autre niveau :
« Vous voulez tuer la République. Soit, assassinez-la et élevez-vous sur son cadavre, mais écoutez bien ce qu’un de ses fils vous prédit : cet empire que vous ne soutiendrez que par la violence sera un jour abattu par elle ! » (Mémoires de la duchesse d’Abrantès)
Napoléon termine alors l’entretien – c’est la rupture. Le 12 avril 1804, Lucien quitte de nouveau la France, qu’il ne retrouvera que 11 ans plus tard.
L’exilé
Lucien arrive à Rome le 6 mai 1804. Il y retrouve sa sœur Pauline, Madame Mère, l’oncle Fesch. Il est présenté le 8 au pape. Fin novembre, fuyant une épidémie de fièvre jaune, il s’installe à Milan, où le deuxième enfant d’Alexandrine (que l’on prénomme Laetitia) voit le jour et où se trouve également Madame Mère. Exclu de la la ligne de succession (tout comme Jérôme), il n’assistera pas au sacre.
Il quitte Milan pour Pesaro le 1er mars, sans doute parce que Napoléon doit y venir s’y faire couronner roi d’Italie. On peut croire, un moment, à un rapprochement. En tous les cas on lui fait des approches :
« (L’Empereur) veut que, de concert avec Madame Jouberthon, Lucien annule le contrat irrégulier qui l’unit à elle (…) Madame Jouberthon, qui doit avoir l’âme élevée, puisque vous l’aimez, a trop d’esprit pour ne point voir votre position et la sienne » (Talleyrand à Lucien)
Et Fesch s’en mêle : Lucien peut garder sa femme, à condition qu’elle ne porte pas le nom des Bonaparte !
On ignore s’il s’agissait alors, éventuellement, d’offrir à Lucien la couronne de fer. En tous les cas, Lucien réagit très violemment, et même non sans grandeur.
« Je respecte le voile qui couvre les actions de l’Empereur, mais, puisque la raison d’État, d’une part, et mon honneur, de l’autre, se réunissent pour m’écarter de toute fonction publique, j’en arrache de mon cœur la dernière espérance et j’embrasse la vie privée que le sort me réserve. » (Lucien à Napoléon)
« Sire, au nom de notre mère, ne prononcez pas une sentence que je ne mérite point… Si vous ne révoquez l’arrêt qui condamne mon fils et ma fille, je ne fais plus qu’un vœu : puissiez-vous avoir des enfants » (Lucien à Napoléon)
Lorsque Henri IV disait qu’une messe valait bien un royaume, il disait vrai ; mais vous, Monsieur, croyez-vous qu’une messe vaille une femme et deux enfants ? J’avoue, moi, que je les préfère à ce fantôme de patriotisme dont les contours incertains, parfois teints de sang et de boue, se perdent dans les nuages de l’imagination… je respecte en vous le ministre de l’Empereur, mais nos âmes ne s’entendent guère. » (Lucien à Talleyrand)
« Il est déraisonnable de me placer sur la même ligne avec Jérôme celui-ci était mineur, et son mariage est nul suivant toutes les lois de la France. Moi, j’étais père de famille; j’avais déjà présidé le premier corps de l’État ; j’avais été ministre, ambassadeur, tribun ; j’étais, au moment de mon mariage, sénateur et grand administrateur de la Légion d’honneur. Tant de dignités passées et présentes noblement exercées au service de la République me donnaient, je pense, le droit de disposer de ma main. Jérôme en se mariant violait les lois, et moi je les suivais. Ce n’est donc qu’en confondant toutes les idées raisonnables qu’on peut me placer sur la même ligne: j’ose penser que la France, l’Europe, et même l’Amérique, ne regardent pas Lucien comme un jeune enfant de famille qui s’est soustrait à la puissance paternelle. Vous me reprochez de préférer une femme au sentiment de mon honneur; mais loin d’être dans ce cas, l’honneur et ma femme ne sont pour moi qu’une seule chose; je suis aussi éloigné d’être obligé de choisir entre ma famine et l’intérêt de mon pays ; s’il était possible que la gloire de la France dépendit positivement de la vie de ma femme, j’aurais, autant que personne, l’âme assez enthousiaste pour immoler ma femme et moi à cette divinité; mais l’intérêt de la France ici est bien vague, bien incertain : la patrie n’a rien à désirer, et moi, au contraire, je sacrifierais tout à un fantôme de patriotisme qu’il n’appartiendrait qu’aux circonstances d’apprécier ! … Vous me reprochez enfin de préférer ma femme et mes enfants à ce que je dois à l’Empereur ! Mais, pour avoir violé des devoirs, il faut que ces devoirs précèdent l’offense; or ils n’existaient pas: homme fait, je n’avais pas même de devoirs précis vis-à-vis de ma mère, je n’en pouvais avoir d’autres avec l’Empereur. » (Lucien à Fesch)
Le 7 juin, Eugène est proclamé vice-roi d’Italie, au grand dam de la « famille »
« Il est dur pour nous (..) de voir qu’une autre famille s’élève à nos dépens par la faute de Lucien (..) Je vous conseille de ne plus voir sa femme, car elle seule est la cause de nos peines et de nos chagrins. » (Pauline à Fesch)
En septembre 1805, Lucien retourne dans la propriété (la Ruffinella) qu’il a acheté près de Rome. Il vend l’hôtel de Brienne à Madame Mère, puis fait l’acquisition du palais Nunez, à Rome. Le pape lui cède la terre de Canino, située à une centaine de kilomètres de Rome. C’est là que, le 14 juin 1806, Alexandrine donne naissance à son troisième enfant (Joseph-Lucien, qui ne survivra qu’un an). Lucien y mène une vie calme marquée d’une certaine étiquette.
Les tentatives de réconciliation avec Napoléon continuent cependant et, dans la nuit du 13 au 14 décembre 1807, c’est la célèbre entrevue de Mantoue, entre Lucien et Napoléon, au cours de laquelle Lucien se voit tour à tour offrir une couronne en Italie, en Espagne, au Portugal. Napoléon songe à ce moment à une union de la fille de Lucien avec Ferdinand d’Espagne. Mais le divorce de Lucien reste la condition sine qua none, condition que l’intéressé se refusera toujours d’accepter.
Rencontre stérile, dont les deux protagonistes se sont, chacun de leur coté, donné le beau rôle. Les deux hommes ne se reverront plus durant les sept années qui vont suivre.
« Nous étions à Mantoue depuis peu de temps, lorsqu’un soir, vers les six heures, M. le grand-maréchal Duroc vint me donner l’ordre de rester seul dans le petit salon qui précédait la chambre de l’empereur, et me prévint que M. le comte (!) Lucien Bonaparte allait bientôt arriver. En effet, au bout de quelques minutes je le vis arriver. Lorsqu’il se fut fait connaître, je l’introduisis dans la chambre à coucher, puis j’allai frapper à la porte du cabinet de l’empereur pour le prévenir. Après s’être salués, les deux frères s’enfermèrent dans la chambre; bientôt il s’éleva entre eux une discussion fort vive, et, bien malgré moi, obligé de rester dans le petit salon, j’entendis une grande partie de la conversation. L’empereur engageait son frère à divorcer, et lui promettait une couronne s’il voulait s’y décider; M. Lucien répondit qu’il n’abandonnerait jamais la mère de ses enfants. Cette résistance irrita vivement l’empereur, dont les expressions devinrent dures et même insultantes. Enfin cette explication avait duré plus d’une heure, lorsque M. Lucien en sortit dans un état affreux, pâle, défait, les yeux rouges et remplis de larmes. Nous ne le revîmes plus, car en quittant son frère il retourna à Rome.
L’empereur resta tristement affecté de la résistance de son frère, et n’ouvrit seulement pas la bouche à son coucher. » (Mémoires de Constant)
Milan, 20 décembre 1807
A Joseph J’ai vu Lucien à Mantoue. J’ai causé avec lui pendant plusieurs heures. Il vous aura sans doute mandé la disposition dans laquelle il est parti. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j’ai peine à saisir ce qu’il voulait. Il me semble qu’il m’a dit qu’il voulait envoyer sa fille aînée à Paris près de sa grand’mère. S’il est toujours dans ces dispositions, je désire en être sur-le-champ instruit; car il faut que cette jeune personne soit dans le courant de janvier à Paris, soit que Lucien l’accompagne, soit qu’il charge une gouvernante de la conduire à Madame. Lucien m’a paru être combattu par différents sentiments et n’avoir pas assez de force de caractère pour prendre un parti. Toutefois, je dois vous dire que je suis prêt à lui rendre son droit de prince français, à reconnaître toutes ses filles comme mes nièces; toutefois il commencerait par annuler son mariage avec Mme Jouberthon, soit par le divorce, soit de toute autre manière. Dans cet état de choses, tous ses enfants se trouveraient établis. S’il est vrai que Mme Jouberthon soit aujourd’hui grosse et qu’il en naisse une fille, je ne vois pas d’inconvénient à l’adopter; si c’est un garçon, à le considérer comme le fils de Lucien, mais non d’un mariage avoué; et celui-là, je consens à le rendre capable d’hériter d’une souveraineté que je placerais sur la tête de son père, indépendamment du rang où celui-ci pourra être appelé par la politique générale de l’État, mais sans que ce fils puisse prétendre à la succession de son père dans son véritable rang, ni être appelé à la succession de l’empire français. Vous voyez que j’ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de rappeler Lucien, qui est encore dans sa première jeunesse, à l’emploi de ses talents pour moi et la patrie. Je ne vois point ce qu’il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert; ainsi donc, j’ai pourvu à tout. Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthon, ayant un grand titre à Naples ou ailleurs, si Lucien veut l’appeler près de lui, pourvu que ce ne soit pas en France, qu’il veuille vivre avec elle, non comme avec une princesse, sa femme et dans telle intimité qu’il lui plaira, je n’y mettrai point d’obstacle; car c’est la politique seulement qui m’intéresse. Après cela, je ne veux point contrarier ses goûts et ses passions. Voilà mes propositions. S’il veut m’envoyer sa fille, il faut qu’elle parte sans délai et que, en réponse, il m’envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu’il la met entièrement à ma disposition; car il n’y a pas un moment à perdre; les événements pressent, et il faut que les destinées s’accomplissent. S’il a changé d’avis, que j’en sois également instruit sur-le-champ; car j’y pourvoirai d’une autre manière, quelque pénible que cela fût pour moi; car pourquoi méconnaîtrais-je ces deux jeunes nièces qui n’ont rien à faire avec le jeu des passions dont elles peuvent être les victimes ? Dites à Lucien que sa douleur et la partie des sentiments qu’il m’a témoignés m’ont touché, et que je regrette davantage qu’il ne veuille pas être raisonnable, et aider à son repos et au mien. Je compte que vous aurez cette lettre le 22. Les dernières nouvelles de Lisbonne sont du 17 novembre. Le prince régent s’était embarqué pour se rendre au Brésil; il était encore en rade de Lisbonne. Mes troupes n’étaient qu’à peu de lieues des forts qui ferment l’entrée de la rade. Je n’ai point d’autres nouvelles d’Espagne que la lettre que vous avez lue. J’attends avec impatience une réponse claire et nette, surtout pour ce qui concerne Lolotte. |
Le 8 février 1808, les troupes françaises entre à Rome. Lucien manifeste ouvertement son opposition, ce qui a le don d’énerver Napoléon, qui décrète l’interdiction faite à la famille de le voir, et l’ordre d’avoir à quitter Rome.
Il arrive le 17 avril à Florence, où il reçoit un accueil chaleureux. Napoléon s’irrite de plus en plus : que Lucien aille à Milan, à Spolète, à Florence. Lucien, lui, songe à quitter l’Europe, pour aller aux États-Unis.
Le 27 octobre, il rencontre Joseph (en route pour Bayonne) à Bologne, où se renouvelle presque l’entrevue de Mantoue. On évoque Naples, mais Lucien n’aime pas le climat. La Westphalie, mais Jérôme y tient. Le Portugal, mais Lucien trouve le poste nul. Il préfère pouvoir gouverner en Toscane, ce que Joseph lui assure impossible. Une vice-royauté en Espagne, que l’on discute longuement. Mais tout cela est dépendant de l’attitude de Napoléon vis-à-vis d’Alexandrine. Lucien retourne à Florence sans que rien ne soit décidé.
En fait, Lucien prépare déjà un départ pour les États-Unis, sollicitant un passage au travers de la flotte britannique. En avril 1810, il demande des passeports. Suit une rocambolesque équipée, qui, en passant par Malte où il seront un moment emprisonnés, conduit Lucien et les siens, non pas en Amérique (le cabinet anglais s’y oppose) mais en Angleterre, où il devra résider sur parole.
Le captif
Les oeuvres de Lucien Bonaparte | |
1799 | La Tribu indienne, ou Édouard et Stellina, roman, 2 vol. |
1814 | Charlemagne ou l’Église sauvée, poème, 2 vol. |
1819 | La Cyrnéide ou la Corse sauvée, poème |
1830 | Mémoires, t.1. |
1834 | Aux citoyens français |
1835 | La vérité sur les Cent-Jours |
1836 | Mémoires sur les vases étrusques |
1845 | Mémoires, t.2, publiés par sa veuve |
Il séjourne d’abord à Plymouth, puis à Ludlow, enfin au château de Thorngrove, où il s’installe selon ses goûts, malgré des difficultés financières grandissantes, et une surveillance étroite. En 1812, il essaye de faire partie d’un convoi de prisonniers à échanger entre l’Angleterre et la France. Le projet échoue. Il se consacre à la littérature, mettant la dernière main à son Charlemagne ou Rome sauvée (qui sera plublié deux ans après), et dont on dit le plus grand bien autour de lui. Mais il écrit bien d’autres choses encore et commence La Cyrnéide ou la Corse sauvée. Il s’entiche aussi d’astronomie.
La fin de l’empire approche. En 1813, Lucien écrit à Napoléon, qui vient de perdre son fidèle Duroc, pour lui offrir ses services. En avril 1814, il apprend l’abdication de Napoléon.
Le prince de Canino
Le 21 mai, il débarque à Boulogne et le 27 il retrouve Rome. Il voit aussitôt le pape, qui lui annonce son intention de le nommer prince romain. Il semble alors se tourner de nouveau vers Napoléon, lui écrit, au mois de juin à l’île d’Elbe. Il n’en reçoit qu’une réponse assez sèche.
Malgré les pressions de la cour à Paris, le pape concrétise sa promesse et
« prenant en considération le loyal et sincère attachement que le sieur Lucien Bonaparte a constamment montré pour le Saint-Siège (..) il érige la terre de Canino à l’honneur et au titre de principauté (…) et élève le sieur Lucien Bonaparte à cette dignité (…) »
Voilà donc Lucien Bonaparte prince de Canino, comte de Casali et seigneur d’Appolino et de Nemori. Cela vaut bien un blason. Le républicain a fait son chemin… Et, une fois de plus, il mène grand train, malgré, comme d’habitude, des soucis financiers importants. Le 12 octobre, Alexandrine, la nouvelle princesse de Canino, rejoint son mari à Rome. Les faveurs dont les deux époux sont l’objet de la part du Saint-Siège irritent au plus haut point à Paris, à un moment où se négocie un nouveau concordat
Les Cent-Jours
Le 1er mars, Lucien reçoit une lettre de Madame Mère :
« Napoléon vient de partir d’ici avec sa troupe, mais j’ignore pour quel endroit. J’en partirai moi-même dans trois jours, si le temps est favorable »
Le 15, elle l’informe du succès de l’entreprise.
Cette « entreprise » entraîne l’occupation de Rome par les troupes napolitaines et le pape doit quitter la ville, le 22 mars. Le 24, Lucien quitte lui aussi la ville. Le 4 avril, il est à Charenton. Mais le surlendemain, il repart sans avoir vu l’Empereur (ou l’avoir vu, selon certains, au Français…) et s’arrête chez Joseph où, le 8 avril, il reçoit des instructions de Napoléon à remettre, notamment à Fesch et au pape. La réconciliation semble donc effective. Le 8 mai, Lucien est de retour à Paris, où cela est interprété comme un signal de résurrection républicaine, Lucien faisant figure de seul républicain de la famille Bonaparte. Ici et là, on loue la noblesse du geste de celui que Napoléon a « persécuté »
« Le vulgaire était émerveillé de voir le grand citoyen, qui n’avait pas voulu partager les grandeurs et les prospérités de l’Empire. venir s’associer à ce retour de fortune rempli d’incertitude et de dangers ! » (Mémoires de Thibaudeau)
Le lendemain, Napoléon passe au cou de son frère le grand cordon qu’il portait durant son « Vol de l’Aigle ». Un décret le fait « prince Lucien » et dans les cérémonies, il passe après Louis mais avant Jérôme. Il est pair de droit (selon Lucien, c’est pour éviter qu’il soit élu président de la Chambre des députés, où il aurait pu faire « un nouveau dix-huit brumaire contre lui » !). Il réside au Palais-Royal.. Le 18, il est à l’Académie. Le voilà vraiment rentré en cour !
Waterloo va mettre une fin à ce renouveau princier. Mais lorsque Napoléon revient à Paris, le 21 juin, il fait partie de ceux (Carnot, Davout, Decrès) montrent du patriotisme et de la résolution. Appuyé par Carnot, il propose la dissolution de la Chambre et la déclaration de la patrie en danger. Les deux frères se voient un long moment dans les jardins de l’Élysée.
« Lucien – Où est donc votre fermeté ? Quittez ces résolutions. Vous savez ce qu’il en coûte pour ne pas oser.
Napoléon – Je n’ai que trop osé.
Lucien – Trop et trop peu. Osez une dernière fois. Napoléon – Un dix-huit Brumaire !
Lucien – Point du tout. Un décret très constitutionnel. La Constitution vous donne ce droit.
Napoléon – Ils ne respecteront pas cette Constitution et ils s’opposeront à ce décret.
Lucien – Les voilà rebelles et mieux dissous encore. Napoléon – La garde nationale viendra à leur secours.
Lucien – La garde nationale n’a qu’une force de résistance. Quand il faudra agir, les boutiquiers songeront à leurs femmes et à leurs magasins.
Napoléon – Un dix-huit Brumaire manqué peut amener un treize Vendémiaire.
Lucien – Vous délibérez quand il faut agir. Ils agissent eux et ne délibèrent pas.
Napoléon – Que peuvent-ils faire ? Ce sont des parleurs.
Lucien – L’opinion est pour eux. Ils prononceront la déchéance.
Napoléon – La déchéance !… Ils n’oseront
Lucien – Ils oseront tout si vous n’osez rien.Lucien désigne alors la foule qui, la rumeur aidant, commence à se masser autour de l’Élysée pour l’acclamer :
Lucien – Eh bien! Vous entendez ce peuple. Il est ainsi par toute la France ! L’abandonnerez-vous aux factions ?
Napoléon – Suis-je plus qu’un homme, pour ramener une chambre égarée à l’union qui seule peut nous sauver ? Ou suis-je un misérable chef de parti pour allumer une guerre civile ? Non ! Jamais ! En brumaire nous avons pu tirer l’épée pour le bien de la France. Pour le bien de la France, nous devons aujourd’hui jeter cette épée loin de nous. Essayez de ramener les chambres. Je puis tout avec elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrais pas sauver la patrie Allez, et je vous défends en sortant de haranguer ce peuple qui me demande les armes. Je tenterai tout pour la France; je ne veux rien tenter pour moi. » (La Vérité sur les Cent-Jours – Lucien Bonaparte)
A la Chambre, Lucien va retrouver le talent de sa jeunesse parlementaire, mais se heurte à ceux qui réclame l’abdication. Il va lutter pied à pied, parfois contre la volonté de Napoléon, contre la déchéance. Mais, malgré tout son talent, il ne peut renouveler le « coup de Brumaire ».
Le 25 juin, ayant eu vent que le gouvernement provisoire entend prononcer contre lui une mesure d’éloignement à plus de 50 lieues de Paris, se fait préparer (par Fouché !) des passeports et se rend dans la maison de Pauline, à Neuilly. Il n’a plus d’argent. Sur sa requête, Napoléon lui fait remettre deux millions de bons de rescription sur les forets.
La fin d’un prince
Le 27, Lucien est à Boulogne. Il compte passer en Angleterre, puis de la aux États-Unis. Mais il se ravise, fait demi-tour, avec l’intention de retourner à Rome. A Bourgoin, il tombe, le 6 juillet, sur des avant-postes autrichiens du général Bubna, et se réfugie dans un château voisin. Bubna le fait accompagner à Turin et le voilà, le 12 emprisonné dans la citadelle, mais libre de s’y promener librement.
Le 27 août, les ministres de France, de Prusse et de Russie, réunis à Vienne autour de Metternich, se mettent d’accord pour que Lucien (et Madame Mère et Fesch) pourront se retirer à Rome, pour autant que la Cour pontificale s’engage à les tenir sous une constante surveillance. Mais ce ne sera que le 22 septembre que Lucien arrivera dans la Ville Sainte. Au printemps 1817, il pensera , de nouveau, se rendre aux États-Unis. L’affaire fait grand bruit dans les chancelleries. Une conférence, réunie à l’initiative de la France, prononce une fin de non recevoir et, même, estime qu’il serait mieux de trouver une autre résidence au frère de l’ex-Empereur. Finalement, Lucien reste à Rome.
Le reste de sa vie se passera sans incidents notables et, dans la nuit du 29 au 30 juin 1840, à Viterbe, celui dont Napoléon disait, à Sainte-Hélène : »Lucien, pour tout pays, serait l’ornement d’une assemblée politique », rendra le dernier soupir.
Repères Bibliographiques
- François Piétri. Lucien Bonaparte. Plon, 1939.
- Frédéric Masson. Napoléon et sa famille. Albin Michel, Paris, 1926
- Jacques-Olivier Bourdon. Lucien le frère rebelle de Napolén. Revue Napolén Ier, n° 8, mai-juin 2001.
- Jean Tulard. Le Dictionnaire Napoléon. Fayard, Paris, 1999.
- Dominique de Villepin. Les Cent-Jours. Perrin, Paris, 2001.