Les Francais en Prusse – Chapitre 4.
Les Prussiens n’ont compris que très-tard le mérite de Davoust dans la bataille d’Auerstaedt, qu’ils s’obstinaient à nommer combat d’Hassenhausen. Ils croyaient que le nombre des combattants avait été à peu près égal de part et d’autre, tandis que les Français étaient à peine un contre deux. C’étaient, il est vrai, des soldats de premier ordre , dignement commandés, bien postés, secondés par toutes les circonstances [1]Suivant les détracteurs irréconciliables de Napoléon, il aurait tout fait pour dissimuler ou amoindrir dans cette occasion, la gloire de son lieutenant. Dans le célèbre bulletin qui annonçait … Continue reading .
Parmi celles qui exercèrent la plus grande influence sur l’évènement, il faut citer le coup de feu qui, dès le début de l’action, enleva au généralissime Brunswick l’usage des yeux (il était déjà bien assez aveugle sans cela, dirent cruellement ses détracteurs) ; et les blessures mortelles que reçurent bientôt après le feld-maréchal Mollendorf et le général Schmettau. Très-insuffisamment nourris, plus lourdement équipés et chaussés plus à l’étroit que leurs adversaires, fatigués depuis huit jours par des marches et contre-marches incessantes qui trahissaient l’incertitude des chefs, les, soldats arrivaient à demi vaincus d’avance. Cette dernière étape depuis Weimar les avait achevés ; suivant le témoignage de l’unique hôtelier d’Auerstaedt , on les voyait tomber comme des mouches en entrant dans ce village. Les jeunes officiers surtout, naguère si pimpants, si fanfarons à Berlin, étaient dans un état pitoyable. Il avait fallu les déshabiller, les porter, les border dans leurs lits…
Pendant la bataille, ce village, exposé aux feux plongeants des troupes françaises, avait été abandonné par ses habitants. Bientôt, des coteaux boisés où ils avaient cherché un asile, ils virent leur pays en feu. L’hôtelier, homme résolution, dit aux autres: « Enfants, vous voyez ce qui se passe. Il faut retourner, tâcher de sauver au moins quelque chose; après tout, les ennemis sont des hommes. » Tous redescendirent au pas de course. Plusieurs détachements français qu’ils rencontrèrent voulurent d’abord les arrêter. Mais l’hôtelier, interprète de la troupe, n’avait pas plutôt dit:. « Nous sommes les malheureux habitants de ce village qui brûle là- bas », que nos soldats émus s’empressaient de leur livrer passage… Nous voudrions que l’histoire finit là, mais il faut bien ajouter que tout près de leur village ils tombèrent sur des voltigeurs peu délicats, qui les détroussèrent sans pitié et agirent fort brutalement avec les femmes.
De toutes les villes des environs, celle d’Erfurt était à bon droit l’une des plus anxieuses. Le 13, on ne savait rien encore, sinon que le commandant de la citadelle avait reçu l’ordre de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Les bourgeois avaient peur et ne s’en cachaient pas. « On les voyait errer çà et là par la ville silencieuse, la tête basse, ayant l’air de chercher par terre quelque chose. Quoi ? ils n’auraient su le dire. » La journée du lendemain fut plus pénible encore. Le canon grondait sans relâche du côté d’Iéna ; « sur tous les visages on lisait cette question : qu’allons-nous devenir ? » Le bruit courut d’abord que les Prussiens avaient le dessus; puis que le succès était balancé. Mais déjà de longues files de fourgons traversaient la ville, se dirigeant vers Gotha. Dans l’après-midi, l’allure de ce défilé devint plus précipitée; on vit apparaître des soldats de toutes armes, marchant pêle-mêle ; bientôt Erfurt en fut encombré. Les rumeurs les plus terribles circulaient ; on disait notamment que l’armée vaincue allait livrer une nouvelle bataille entre Erfurt et Weimar, et l’on croyait voir déjà ces deux villes en flammes. La chaussée de Gotha était encombrée de voitures et de piétons fugitifs.
L’avant-garde française parut le lendemain, et l’on vit commencer cette série de capitulations dont gémit si fort la Prusse. Celle d’Erfurt fut une des plus excusables, du moins en ce qui concernait la garnison spéciale. Les fortifications étaient en mauvais état, la poudre imparfaitement abritée. Il y en avait 25,000 quintaux dans une ancienne chapelle fort exposée ; pour faire sauter la citadelle et une grande partie de la ville, il eût suffi d’une bombe bien dirigée. Aussi les habitants respirèrent plus librement quand ils surent que la capitulation était conclue. Ce qu’il y eut de vraiment déplorable pour les prussiens, ce fut la capture des neuf à dix mille soldats réfugiés dans la place. Le duc de Weimar s’était pourtant avancé avec son corps, aussi près que possible à plusieurs reprises, il fit annoncer que tous ceux qui ne voudraient pas être englobés dans la capitulation n’avaient qu’à venir le rejoindre. Il faillit même se trouver sérieusement compromis pour les avoir trop attendus. Ses instances furent vaines ; chaque fois on répondit que les hommes étaient mourants de fatigue, ne sauraient faire un pas de plus.
« On ne réfléchissait pas, dit ironiquement le narrateur, contemporain et témoin oculaire, que, pour être prisonniers de guerre, les hommes n’en seraient pas moins forcés de partir sur-le-champ, et qu’on n’aurait pas sûrement l’attention de les voiturer comme des objets de prix. »
Il faut dire à la décharge des habitants d’Erfurt trop satisfaits de cette solution, qu’ils n’étaient Prussiens que depuis bien peu d’années (1802). Tous néanmoins ne pensaient pas de même. L’auteur de la petite relation que nous venons de citer s’empressa de sortir d’Erfurt avant l’occupation et de gagner Arnstadt : « ville heureuse, dit-il, qui n’a pas vu d’ennemis [2]La ville et le territoire de Weimar, un moment fort compromis, durent leur salut à la généreuse intervention de Lannes. Ce fait nous est attesté par Goethe, témoin irrécusable. . »
Nous, ne suivrons pas les débris de l’armée, prussienne dans cette douloureuse qui aboutit à la capitulation de Prenzlau. Les détails de cette fuite haletante, désespérée, son dénouement, rappellent d’une manière frappante l’un des plus dramatiques épisodes des anciennes guerres, la destruction de l’armée athénienne en Sicile. M. Thiers n’a guère fait ici que copier, en l’abrégeant, le récit de Massenbach. Il a même, par inadvertance, transposé ou négligé plusieurs détails importants que nous allons rappeler. A l’arrivée du premier parlementaire français, le capitaine Hugues, qui, par suite d’un malentendu, avait été traité d’abord en prisonnier, le prince de Hohenlohe s’écria « qu’il faisait depuis trop longtemps la guerre aux Français pour se laisser prendre à leurs fanfaronnades., » Ce ne fut pas avant, mais après le départ de ce capitaine Hugues, et quand la majeure partie des troupes d’Hohenlohe avait dépassé Prenzlau, qu’une charge vigoureuse rejeta les quelques cavaliers qui restaient aux Prussiens sur leur arrière-garde déjà en partie engagée dans cette petite ville. Un régiment entier y fut culbuté et pris; les grenadiers du prince Auguste de Prusse (frère de Louis-Ferdinand), qui étaient encore en arrière de Prenzlau, se formèrent en carré et repoussèrent bravement plusieurs attaques. Mais, acculés dans un marais et cernés bientôt par des forces supérieures, ils durent aussi céder au destin. Pendant ce temps, Hohenlohe, qui avait failli lui-même être enlevé, rejoignait en avant le reste de ses troupes, et rejetait une nouvelle sommation de capituler. Mais, peu d’instants après, son chef d’état-major, qu’il avait envoyé de son côté en parlementaire, lui rapporta des nouvelles qui firent chanceler sa résolution. Ce chef d’état- major n’avait pas vu l’infanterie de Lannes, comme le dit par erreur M. Thiers, mais seulement une vingtaine de pièces d’artillerie de campagne et une nombreuse cavalerie. Mais la situation n’en était pas moins désespérée. Il avait causé un moment avec Murat, qui menaçait de tout sabrer. Les Prussiens étaient encore à sept lieues de Stettin ; harcelés comme désormais ils allaient l’être, il leur aurait fallu au moins deux jours pour atteindre cette place, en admettant qu’ils n’eussent affaire qu’à de la cavalerie, et les coureurs de Lannes arrivaient déjà en vue de Prenzlau. Pour les Prussiens, il n’y avait plus à espérer ni vivres, ni fourrages, ni repos. Or, il ne faut pas oublier que ces troupes venaient de marcher trente-deux heures sans relâche et presque à jeun, car les derniers approvisionnements préparés pour elles à Boitzenburg avaient été consommés ou détruits par les éclaireurs de Murat. Massenbach prétend aussi qu’il ne restait pas, en moyenne, plus de trente cartouches par homme, que l’artillerie n’avait plus que cinq coups à tirer. Enfin, depuis deux jours, les communications étaient interceptées avec Blücher, qui avait refusé de suivre les mouvements du corps principal. Or, tous les débris de la cavalerie étaient avec ce général; il ne restait au commandant en chef qu’une cinquantaine de chevaux pour éclairer sa marche. On arrivait enfin à l’une de ces crises extrêmes, où toutes les fatalités semblent conjurées pour abattre les plus fiers courages. Le général Belliard parut. Ses propositions furent encore repoussées ; il s’éloignait, quand on vint annoncer que Murat lui-même se présentait pour conférer avec le prince d’Hohenlohe. On sait le reste [3]C’était à partir du 25 octobre que Blücher, resté définitivement en arrière, avait pris une autre direction, qui le conduisit à un dénouement encore plus désastreux. Le matin de ce … Continue reading .
La capitulation avec désarmement en rase campagne est-elle jamais permise ? C’est là une terrible question, qui disjoint et met violemment aux prises deux mobiles sacrés, l’humanité et l’honneur national. Nous ne prendrons pas sur nous de la résoudre ici, mais nous rappellerons que, deux ans plus tard, il eût mieux valu, dans l’intérêt de la France, que le général Dupont fit tuer tous ses soldats jusqu’au dernier à Baylen. Dans de semblables circonstances, l’extrême témérité, confine à l’héroïsme ; les plus vaillants préfèrent la perspective d’une mort inévitable, à celle d’une existence dont la honte rejaillira sur la patrie. A Baylen, un simple chef de bataillon, nommé Plique, repoussa la capitulation, escalada des cimes réputées inaccessibles, y laissa la moitié de son monde, mais sauva le reste de la mort et du déshonneur. A Prenznau, quelques officiers prussiens avaient tenté vainement de provoquer un de ces coups désespérés d’audace qui, au fort de l’adversité, honorent et consolent un peuple. Leurs efforts échouèrent, dit-on, par suite d’impossibilité physique ; harassés, affamés, les soldats n’avaient plus la force de se soutenir.
L’opinion se déchaîna contre le chef d’état-major signataire de la capitulation. On l’accusa d’incapacité, de trahison ; ce dernier reproche était calomnieux, tout comme ceux du même genre qu’on n’a pas craint d’adresser de nos jours, dans des circonstances malheureusement assez semblables, à quelques généraux français. Massenbach trouva cependant quelques défenseurs. Dans une biographie qui parut en 1808, et dont on le soupçonne d’être l’auteur, on le compare modestement à Caton d’Utique…; jusqu’au suicide. exclusivement.
Le désordre qui régnait dans l’intendance prussienne ne fut rien moins qu’étranger aux désastres. On trouve sur ce sujet, dans plusieurs recueils du temps, des détails parfaitement inconnus jusqu’ici en France, et qui pourraient aujourd’hui fournir matière à des comparaisons tristement curieuses. On y fait plus intime connaissance avec un personnage que nous avons déjà rencontré, l’intendant général Guionneau, esprit étroit, méticuleux, aussi nul que suffisant. Quand ses écritures étaient balancées, l’armée était censée repue; rien n’avait plus le droit de manquer. « Cet homme voulait quotidiennement renouveler le miracle des cinq pains de l’Évangile, avec cette différence qu’il renvoyait tout le monde affamé. »
L’organisation de cette intendance remontait à l’époque de la campagne projetée en 1805. On y voyait figurer, sous la direction supérieure de personnes, honorables, dit-on, mais peu clairvoyantes et peu d’accord entre elles, des gens dont les services remontaient aux guerres de la fin du siècle précédent, dans lesquelles ils avaient fait preuve d’une intelligence profonde… de leurs intérêts particuliers. Pendant les premiers mois de 1806, il y avait eu déjà, dans plusieurs branches du service, de graves malversations, dont la découverte ou le soupçon avaient même occasionné plusieurs suicides. Un commissaire supérieur, accusé d’avoir délivré à des cultivateurs, moyennant finance, de faux certificats de charrois, était en prison lors de l’arrivée des Français. La plupart des fournisseurs étaient Juifs, et ne mentaient pas à leur origine. Les moyens de fraude variaient; ainsi, à Leipzig, à Halle, il y eut un tel excédant dans les livraisons de pain, qu’on en revendit une grande quantité à vil prix. Par contre, à Iéna, les quantités fournies restèrent fort au-dessous des besoins. Il arriva plusieurs fois que les régiments reçurent leur viande sur pied avant l’heure des repas. Aussi le maraudage était à l’ordre du jour.
Le commissariat de l’armée du duc de Brunswick avait passé avec une maison Krelinger et compagnie un effrayant marché, dans lequel la plupart des articles étaient cotés à quarante ou cinquante pour cent au-dessus des prix courants. Il y avait entre autres trente mille quarts d’eau-de-vie, payés sur le pied de 16 groschen le quart en numéraire, alors que tous les distillateurs du pays auraient fait cette fourniture pour la moitié de ce prix. Ce marché, ratifié avec une précipitation singulière par l’intendant général, fut sévèrement critiqué, suivant l’usage, quand le mal fut sans remède. On parlait aussi de négligences fatales dans l’organisation des transports. Pour n’en citer qu’un exemple, à l’ouverture de la campagne il avait à Merseburg un immense encombrement de denrées destinées aux troupes. Le transit s’en trouvait arrêté, parce que l’administration prussienne avait négligé de se mettre en règle avec la douane saxonne. Les vivres auraient fait complètement défaut à une partie de l’armée, sans le zèle d’un employé supérieur nommé Carew, qui courut à Merseburg, et obtint de haute lutte le passage immédiat des voitures en rédigeant d’urgence les paperasses qu’on exigeait des voituriers, et qui, régulièrement, auraient dû passer par une filière interminable.
« Avant qu’un seul coup de fusil ne fût tiré, dit un contemporain, l’armée prussienne était déjà aux prises avec un ennemi redoutable, et singulièrement redouté en Allemagne, la faim.»
Nous avons vu depuis les mêmes causes amener des résultats semblables, mais ailleurs qu’en Allemagne, hélas !
References[+]
↑1 | Suivant les détracteurs irréconciliables de Napoléon, il aurait tout fait pour dissimuler ou amoindrir dans cette occasion, la gloire de son lieutenant. Dans le célèbre bulletin qui annonçait et racontait à l’Europe la défaite totale des Prussiens, Napoléon dit textuellement: » à notre droite, le maréchal Davoust faisait des prodiges.» » On sait que Davoust reçut plus tard le titre de duc d’Auerstaedt, qu’il échangea en 1809 contre celui de prince d’Eckmühl. |
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↑2 | La ville et le territoire de Weimar, un moment fort compromis, durent leur salut à la généreuse intervention de Lannes. Ce fait nous est attesté par Goethe, témoin irrécusable. |
↑3 | C’était à partir du 25 octobre que Blücher, resté définitivement en arrière, avait pris une autre direction, qui le conduisit à un dénouement encore plus désastreux. Le matin de ce jour, il avait reçu du prince l’ordre de marcher toute la journée et la nuit suivante pour rejoindre. Blücher répondit «qu’il redoutait moins l’ennemi qu’une marche de nuit, pendant laquelle la désertion augmenterait dans une proportion effroyable » De 1806 à 1813, plusieurs écrivains prussiens ont reproché amèrement à Blücher de s’être refusé à ce mouvement qui, suivant eux, aurait évité les catastrophes de Prenzlau et de Lubeck. Ses apologistes soutiennent que l’unique résultat de cette jonction aurait été d’avoir les deux catastrophes en une seule. Du moins elle eût été purement militaire, et n’aurait pas atteint la population civile de Lübeck, ville non prussienne alors et neutre, que Blücher entraîna dans son malheur. |