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L’armée turque de 1806-1811

Contrairement aux autres armées de l’époque Napoléonienne, l’armée Ottomane n’a pas fait l’objet de publications en Français purement destinée aux fervents du fait militaire. En effet, si on connaît parfaitement les armées mameluks que Bonaparte dut affronter en Egypte, les sources manuscrites ou imprimées restent d’un flou plus qu’artistique quand survient l’intervention Turque en 1799 (à propos de la bataille d’Aboukir, le nom précis du Commandant en chef turc est encore sujet à caution). Les témoins de cette intervention nous parle de foules bigarrées, sans ordre ni formations, dans le plus pure style de la tradition d’exotisme du début du XIXe siècle.

On ne peut pas à proprement parler d’armée turque, car chaque région de l’empire Ottoman était confrontée à des adversaires qui nécessitaient une réponse militaire adaptée. En cela , l’armée Ottomane se rapproche de toutes les armées du moyen age ou de la renaissance, dans lesquelles l’ordre de bataille s’adapte à l’adversaire du moment. Cette souplesse devint inutile et surtout inefficace face à l’uniformité tactique des européens.

Les turcs sont à l’origine un peuple de cavaliers. C’est donc cette arme qui sera prépondérante en quantité dans l’armée Ottomane. On peut distinguer deux grands types de combattants à cheval: ceux qui sont soldés par le Sultan (Capou-koulis, suvarileri ou encore buluk halki) et l’immense masse des cavaliers plus ou moins réguliers qui ne sont levés qu’en cas de nécessité et lorsqu’un pillage éventuel pourrait les dédommager des frais engagés pour la campagne (Sipahis qui reçoivent une terre du sultan, Yoruks, Djellis, Turcomans et autres). La cavalerie  » régulière  » des Capou-koulis, plus souvent appelés Suvarileris , regroupait environ 28.000 cavaliers organisés en six unités (divisions ?) aux noms bien précis : les Silhatars, les Sipahis Oglans (garde du sultan), les Ulufecigans de l’aile droite et de l’aile gauche, les Gurebas divisés aussi en droite et gauche. Le rôle précis en bataille de ces troupes est difficile à percevoir dans la mesure (cf. plus bas) ou l’équipement visible sur les quelques sources iconographiques ne représente que des uniformes d’apparat. Les Sipahis regroupaient théoriquement les 100.000 détenteurs d’un Timar (une sorte de fief) , dont la tenure impliquait le service militaire sur appel du Divan. Ces cavaliers étaient regroupés en troupe d’environ 1000 hommes sous un Pacha.

Les Yoruks sont l’archétype du cavalier irrégulier, combattant quand et où il lui convient et seulement quand le jeu en vaut la chandelle. On les trouva surtout dans les multiples combats d’escarmouches contre les cosaques autour de Schumla , Rutschuk ou Silistrie, où ils se distinguèrent par leur férocité envers les blessés russes et les populations chrétiennes. Les Djellis étaient à l’origine un corps spécialisé de hérauts chargés aussi du service de découverte. Dans les armées Ottomanes, la présence des Djellis (Schumla 1810) indiquait que le Grand Vizir était commandant en chef. Les célèbres mameluks n’étaient pas présent sur le théâtre de guerre européen pendant les années qui nous intéressent car la Porte luttait à cette époque contre Méhémet-Ali qui avait pris le pouvoir au Caire en s’appuyant sur lesdits mameluks.

L’infanterie Ottomane représentait une partie non-négligeable des armées de la Sublime Porte. C’est sur le théâtre européen que la nécessité de l’emploi de l’infanterie se faisait le plus sentir. Cette donnée incontournable explique le fort pourcentage d’infanterie présent lors des campagnes de 1806 à 1811. les chiffres donnés par W.Johnson [4] ( de 40 à 50 % d’infanterie) semblent bien proches de la réalité. La difficulté de l’évaluation provient du fait qu’une grande partie de la cavalerie turque combattait aussi bien à cheval qu’à pied , de vrais dragons en somme. L’organisation formelle de l’infanterie est digne des éloges les plus grands , et elle les reçut , mais de Montecuculli et du prince Eugène de Savoie à la fin du 17ème siècle. Tout au long du  » siècle des lumières « , la Porte resta en dehors de la réflexion tactique sur l’infanterie (cf. article Vae Victis N°5). De fait la majorité de l’infanterie Ottomane était formée des 196 Ortas (régiments) de Janissaires dont la naissance remontait au 14ème siècle, ce qui en faisait le corps militaire régulier le plus ancien parmi ceux des grandes puissances. Pétri de traditions et de victoires les Janissaires n’étaient plus que l’ombre d’eux mêmes: écoutons le ministre Tchélébi-Effendi en 1805 [5]:  » La défaite des ottomans par les Russes dans les dernières guerres [1785-1792] doivent être attribuées à la mauvaises instruction des anciennes milices turques composées de marchands de pâtisseries, de mariniers de pêcheurs, de teneurs de cafés et de maisons de prostitutions . ». Cette opinion peu flatteuse est renforcée par celle du général prussien Valentini [6] qui servit sous la Porte pendant les campagnes de 1788/89:  » Ils devraient [ les janissaires] renoncer à l’indolence et aux plaisirs qui les ont amollis, c’est évidemment l’usage continuel du café et du tabac qui produit cet effet chez eux « . Dispersés dans tout l’Empire les janissaires devaient pratiquer toutes sortes de métiers pour survivre à une administration qui les payait quand elle le pouvait. Cette démobilisation morale les poussait à négliger leurs obligations militaires et à régulièrement se révolter contre l’incurie des ministres du Sultan. Face à ce grave problème autant politique que militaire, le Sultan Selim III décida de réformer son infanterie sur le modèle prussien. Des expériences précédentes ayant été couronnées de succès (cf. + bas), Selim III créa vers 1795 un corps d’essai , composé de renégats européens formant un faible bataillon et un escadron de cavalerie sous les ordres d’Inglis-mustapha, en fait Georges Campbell, officier anglais en rupture de banc. Cette troupe combattit vaillamment et avec succès contre l’armée d’Egypte de Bonaparte au siège de St jean d’Acre en 1799. De retour à Constantinople cette unité fut reçue avec tous les honneurs , ce qui fit pâlir de rage les Janissaires dont le comportement guerrier n’avait guère brillé contre les Français. Sélim fit de cette heureuse expérience le prétexte de la publication de  » l’ordonnance nouvelle  » en turc Nizam-Djedid. Les Nizam formèrent alors un corps de deux escadrons et douze régiments d’infanterie, deux en garnison à Constantinople, deux à Kutayeh, et 6 en Caramanie .Pour remplir les cadres de ces nouvelles unités, le sultan fit publier en mars 1805 un Hatti chérif, un rescrit qui ordonnait aux janissaires de vingt à vint cinq ans de se présenter au plus proche corps de Nizam pour y être incorporés. Cette mesure ne fit que faire gronder la révolte des janissaires soutenus par des Ulémas qui ressentaient cette occidentalisation comme une atteinte à la religion de l’Islam.

Malgré toutes les réticences des Janissaires, l’expérience fut poussée à son terme, les Nizams s’entraînèrent à l’européenne en appliquant les règlements prussiens sous les moqueries des badauds constantinoplois. A l’été 1806, devant les menaces de guerre avec la Russie, 15.000 Nizam furent envoyés vers le Danube. La colonne de marche arrivée à Andrinople, fut arrêtée, molestée puis finalement massacrée par une foule constituée de Janissaires. L’Aga de Rutschuk leva alors une armée de 80.000 hommes pour marcher sur Constantinople. Mais effrayés par les conséquences de leurs actes, des Janissaires assassinèrent l’Aga. Cette révolte ouverte poussa Sélim III à prendre l’Aga des Janissaires pour Grand vizir qui mit alors fin officiellement au mouvement du Nizam-Djedid. Cependant, les corps déjà constitués continuèrent leur service avec Zèle. L’imminence de la guerre contre la Russie calma les esprits provisoirement. Dans les provinces de l’Empire, chaque gouverneur avait à sa disposition des Sekhans, sortes de milices volontaires qui leur étaient dévoués corps et âmes. Bien que troupes irrégulières, certaines armées provinciales firent preuve d’une plus grande efficacité que des armées de Janissaires. Les Albanais et les martolos grecs formaient des unités de tailles variables, la plupart de ces soldats anciens bandits de grands chemins faisaient de la  » petite guerre  » une spécialité, attaquant les convois, les postes isolés et pillant ennemis et amis.

L’artillerie avait toujours été une grande spécialité Ottomane. Depuis les siège de Constantinople en 1453, les Topidjis (artilleurs) jouissaient d’une réputation d’efficacité et de professionnalisme. Ce qui était vrai pour les 16ème et 17ème siècle , ne l’était plus à la fin du 18ème. C’est pourquoi, l’artillerie fut la première arme réformée par Sélim III. Aux traditions turques (feux croisés, feux de barrage avant l’assaut, fonte sur place des pièces etc…) le Baron de Tott, officier Français ajouta, à partir de 1775, l’excellent système Gribeauval. Mais contrairement à l’organisation des batteries Françaises, la batterie Ottomane garda dans ses rangs un joyeux mélange de pièces. Chaque batterie de campagne de l’un des 25  » régiment d’artillerie  » était équipée de 10 pièces du calibre suivant: 4 pièces lourdes, 2 pièces légères et 4 canons de 6£ du système Gribeauval. La grande faiblesse de l’artillerie venait de l’absence d’unités régulières du train, les pièces étant tirées par des bœufs voire des dromadaires dans l’est de l’Empire. Souvent les batteries étaient protégées par des retranchements élevés à la hâte mais avec grand art par les ingénieurs du corps des Lagimcilars. Seules les pièces Françaises étaient parfois tirées à la bricole au plus fort de la mêlée (Combat des Grottes à Schumla, 23 juin 1810). [7] Bien que d’un moral inébranlable et d’une qualité technique comparable aux artilleurs européens, les Topidjis restaient handicapés par la qualité de la poudre employée qui rendait aléatoire chaque tir. Ce n’est qu’au combat sous Rutschuk le 4 juillet 1811 que l’artillerie turque en formant une batterie de 40 pièces écrasa le centre russe et sauva la journée.

Abordons maintenant les modes de combat des armées Ottomanes. Si l’on réfléchit à ce que vous venez de lire, on peut penser à une armée bien équilibrée avec des capacités offensives et de défense remarquables. Or, il n’en n’est rien. Les tactiques de combats des Ottomans rendaient inefficaces tous leurs efforts. La cavalerie combattaient suivant deux modes ( et non pas formations). En masse, par centaines, par milliers au cri de  » Allah U Akhbar  » les cavaliers se précipitaient au galop sur l’adversaire, quelque soit sa nature. Ces charges sauvages ne pouvaient briser qu’un adversaire surpris en plein déploiement. Ainsi au combat du 4 juillet 1811, les régiments de dragons de Kinburn et de hussards de Russie Blanche furent-ils mis en déroute par une charge de plusieurs milliers de Sipahis. Ceux-ci, débouchant d’un ravin se jetèrent avec une telle vigueur et une telle rapidité sur les russes que le général Valentini rapporte que le colonel du régiment de kinburn ne put terminer sa phrase :  » sabre au…….  » sa tête ayant été emportée par un coup de sabre donné au galop. Cette charge se termina cependant mal pour les turcs, car au lieu de poursuivre à fond ou de se rallier, les Sipahis se jetèrent sur l’infanterie russe en carré et virevoltèrent inutilement autour de ceux-ci. L’adresse au sabre des turcs emplissait de terreur les russes. Mais le mode de combat le plus courant peut s’identifier à celui de fourrageurs: une masse a priori incohérente de cavaliers dispersés se déplaçant vite sans but tactique bien défini sinon harceler les unités en ordre serré et éliminer tout ennemi isolé. L’armement principal de cette cavalerie était, comme précité, le sabre et non pas la lance. Ecoutons à nouveau Valentini [8]  » La lance est l’arme la plus favorable au cavalier chrétien; car pour le sabre, le sipahi le manie avec une adresse que nous atteindrions difficilement « . Plus loin, il ajoute que c’est lors des combats contre des cosaques que certains Sipahis gardèrent les lances abandonnés par ces derniers.

La tactique de la cavalerie est intégrée dans un plan immuable hérité des siècles précédents: l’attaque de la cavalerie fixe l’adversaire, laissant le temps à l’infanterie de se retrancher derrière des parapets et des redoutes garnies par l’artillerie, des masses d’infanterie en tirailleur se répandent sur les flancs de la position en profitant des coupures du terrain. Cette position de combat se trouve souvent sur une chaîne de hauteurs défendant le camp de tentes de l’armée. La cavalerie participe à un mouvement de flux et de reflux tant que l’ennemi n’aborde pas les retranchements, puis le combat passe à l’infanterie. C’est uniquement dans ces positions défensives que l’infanterie turque peut espérer repousser l’infanterie russe. De cette constatation vient le fait qu’aucune victoire turque des guerres de l’ère napoléonienne ne provient d’une bataille offensive. Valentini ajoute:  » En général, la défense des places est peut-être la seule partie de la guerre dans laquelle les turcs soutiennent encore leur ancienne réputation.  » . La puissance de combat de l’infanterie turque ne reposait pas sur son respect d’une discipline de feu mais au contraire sur un effet de masse et de concentration des feux à bout portant. La notion de feu à volonté semble avoir été la règle. Mais c’est surtout en combat rapproché que le fantassin turque possédait une réelle supériorité sur ces adversaires européens: (Valentini note 6)  » Chaque turc bien équipé porte, outre son fusil, une paire de pistolets au moins, un cimeterre, et de plus un couteau recourbé, long de deux pieds qui lui sert à couper les têtes]- – – [ Il est évident que le soldat européen, montant à l’assaut avec son seul fusil à baïonnette a du désavantage contre un ennemi armé d’une manière aussi formidable.  » . Les cris poussés par les Janissaires, les têtes coupés plantées sur les parapets, le feu désordonné mais visé des Djezzaïls (fusils longs des turcs) arrêtèrent plus d’une fois les colonnes russes les plus déterminées. Cette habitude de couper les têtes, parfois les oreilles des ennemis, n’avait pas que des inconvénients pour ceux-ci; le Prince de Ligne,[9] qui combattit les turcs en 1775 en pensait ceci:  » Cet usage ne fait aucun mal au mort, il est bien souvent un bienfait pour le blessé et est t oujours utile au lâche en le mettant dans la nécessité de se défendre.  » . Remarque digne du siècle des Lumières !

Le rôle de l’artillerie est de ralentir et de désunir par son feu les colonnes d’attaque de l’adversaire, le peu de mobilité des pièces rendant difficile tout accompagnement d’une attaque. Parfois, surtout dans les combats de siège, une ou deux pièces sont poussées à la main pour appuyer au plus proche les attaques d’infanterie. Mais celles -ci, bien que souvent déterminées, ne bénéficièrent jamais d’un appui d’artillerie efficace.

Johnson (note 4) dans son petit opuscule proposait aux joueurs de simulation historique, une table d’équivalence des potentiels de combats en terme d’efficacité de jeu. Cet exercice, intéressant, me semble un peu vain , dans la mesure ou la valeur tactique des turcs (en bataille) ne peut être estimée que sur des cas précis, dans des circonstances qui, sur nul autre théâtre d’opération ne seraient possibles. Ainsi la bataille de Battin  ne peut se comparer dans sa morphologie qu’avec celle de Fribourg (1644) ou Denain (1712).

Le combat du 23 juin 1810 en est la plus parfaite illustration.

Devant la ville de Schumla , les turcs ont construits une ligne de retranchements appuyée par des redoutes. L’armée russe du général Kamenski se présente le 22 juin, sur le plateau commandant la ville et y établit son camp.1000 Djellis (cavalerie) défendaient une ferme au pied d’une hauteur éloignée d’un kilomètre des retranchements. Les janissaires étaient répartis tout au long des murs de la ville et près des batteries. Le 23 au matin, les russes attaquèrent les Djellis qui se replièrent dans des vignes proches et répondirent au feu des chasseurs par un intense feu de pistolets délivrés à la caracole. Ce feu étant totalement inefficace, les russes les repoussèrent sous les murs du retranchement. Cette attaque faite par le 7ème de chasseurs à pied appuyé de deux pièces attira la majeure partie de l’infanterie janissaire sur l’aile menacée. Voyant ceci , Kamenski décida d’attaquer le retranchement déserté avec les 5000 fantassins d’une division d’infanterie. Mais l’Aga des janissaires devinant l’intention des russes rallia en quelques instants ses forces dispersées. Quand Kamenski se présenta en colonne d’attaque devant les remparts apparemment abandonnés, il fut reçu par une salve délivrée à bout portant qui lui coucha près de 500 hommes, les janissaires enhardis par ce massacre sautèrent dans les fossés et se jetèrent sur les blessés russes pour les achever. Dans la confusion du moment, les rangs russes se reformèrent en carré et rentrèrent dans leurs lignes , couverts par le feu de trois batteries. L’armée de Kamenski , inférieure en nombre, ne pouvant investir la ville se retira peu après. Les pertes russes se montaient à 1800 hommes , celles des turcs à 500 tués et 1100 blessés.