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Tascher – Avril 1808

Le 1er avril. – Madrid est très grande et bien bâtie. Elle renferme deux cent mille habitants et un nombre incroyable d’églises, de couvents et de moines, de tous les ordres. L’Inquisition n’est qu’un épouvantail, dont l’utilité surpasse peut-être aujourd’hui le danger. D’ailleurs elle ne se mêle en aucune façon des mœurs, mais seulement du dogme.

Dans tout ce qui tient à la cour et à la première classe de la société, les femmes sont très coquettes et les maris jaloux. La classe du peuple est corrompue; mais la classe moyenne de la société a conservé beaucoup de mœurs. La fierté est le trait le plus saillant du caractère des Espagnols, mais ils sont polis, humains, généreux, et quelquefois si peu cérémonieux qu’on ne sait si leurs manières tiennent plus de l’orgueil que de la familiarité. Ils sont heureusement fort sobres. Leurs vins sont excellents et très chauds. La classe du peuple est facile à irriter, dangereuse, cruelle et capable des plus grands excès, lorsqu’elle est exaltée. Les Espagnols ont presque toujours sur eux des poignards ou de grands couteaux avec lesquels ils assassinent leur monde très lestement.

Le 2. – Ce matin deux soldats français, ayant volé un mouton, étaient promenés publiquement et allaient être fusillés ; le peuple s’est cotisé, a payé le dommage, s’est ameuté et presque révolté pour avoir leur grâce, qu’il a obtenue.

A 4 heures, il y a eu une sédition pour chasser les Français de la ville; toutes les troupes françaises et espagnoles ont pris les armes; nous sommes montés à cheval. En un instant, toutes les boutiques ont été fermées et les rues remplies de furieux. Un grand nombre était armé de grands couteaux et criait qu’il fallait égorger tous les Français. Enfin l’ordre et le sang-froid de nos généraux, une proclamation du roi et surtout la présence du duc de l’Infantado ont calmé l’émeute. Le peuple attend impatiemment notre départ.

On ne lui a pas tenu parole. Nous avions demandé le passage seulement. Le roi, dans une proclamation, avait annoncé que nous ne serions ici que deux jours. Le peuple, voyant qu’on l’a trompé, s’inquiète et ne sait que penser.

Je viens d’être chargé des fonctions d’adjudant-major; le service de ce régiment provisoire les rend très pénibles. Je suis accablé de fatigue et n’ai pas un moment à moi.

Le 3. – Ordre de tenir la moitié des régiments d’infanterie et de cavalerie nuit et jour sous les armes et ces derniers prêts à monter à cheval. L’artillerie prête au premier signal… Patrouille sur patrouille.

Lettre de Ferdinand[1]Lettre qui lui annonçait la mort de son frère Frédéric, âgé de 12 ans (Ferdinand de T.) … Lettre de ma mère…Pauvre mère !… Malheureux Frédéric !… ah ce n’est pas toi qui es le plus à plaindre ! Quel est le joug de fer qui pèse sur ma tête ! Et je ne puis partir sur-le-champ, pour aller essuyer les larmes de ma mère, ou du moins, les partager ! Il me faut dévorer les miennes dans la solitude morale, où je me trouve. Pas un être à qui confier mes peines ! Et je ne puis avoir un moment de solitude, un moment pour pleurer ! Il me faut m’occuper de mille détails odieux à une âme qui voudrait être tout entière à sa douleur ! 0 courage ! où es-tu ?

Le 6. – J’ai au moins la satisfaction d’être logé chez des gens très honnêtes; c’est une seconde famille Loetze. Je suis toujours chez Mme veuve Clara Bamehhi, dont un colonel espagnol a épousé la fille depuis trois mois. Il y habite également. Je suis ici comme dans ma famille, mais je ne jouis guère de cet avantage ayant à peine une heure, encore incertaine, pour mes repas.

Le 7. – Je voudrais pouvoir faire quelques observations sur Madrid, mais mes occupations ne me le permettent guère. Le quartier de Las Rapies, qu’occupent nos chasseurs, est celui où le peuple est le plus mauvais, ce qui m’oblige à une surveillance plus assidue.

Les gardes du corps sont fort beaux; ils ont tous rang d’officiers et portent épaulette, chapeau bordé, et giberne bleue à carreaux galonnés en argent. L’infanterie espagnole est magnifique, ses grenadiers surtout. Les bonnets de ceux-ci diffèrent des autres, en ce qu’ils sont coupés obliquement et portent une espèce de queue plate en drap jaune, sur laquelle sont brodées les armes de Castille. Le régiment des gardes wallonnes est remarquable par sa belle tenue. Plusieurs régiments de cavalerie sont habillés en jaune. Cette arme m’a paru bien inférieure aux autres. Il y a aussi des hussards, mais fort mal équipés et avec la tournure la plus gauche et la plus ridicule… au moins à nos yeux, car tout n’est que convention. Ils ont selle à la dragonne et chaperons; leur carabine est attachée par un crochet à leur selle.

Le 9. – A midi précis le roi se met à table. Le palais est, ouvert et tout officier peut entrer librement. J’ai profité aujourd’hui de cette faculté pour voir le roi et toute sa cour, ses généraux, ministres, etc. Le roi n’a pas une figure très distinguée. Il peut avoir de vingt-huit à vingt-cinq ans[2]Ferdinand VII (1784 -1833) avait vingt-quatre ans. . Les plafonds des escaliers et des appartements du palais sont parfaitement sculptés et décorés de peintures à fresques. Tous les appartements sont remplis de tableaux, surtout la salle à manger du roi, dont le plafond représente l’Olympe; quant aux tableaux, il m’a paru qu’on s’était plus attaché à la quantité qu’à la qualité. La salle des ambassadeurs est magnifique, ornée d’une grande quantité de glaces, de lustres, de bustes et de statues dont quelques-unes fort belles.

Ayant reçu ce matin l’ordre de départ, nous sommes montés à cheval à 4 heures, pour rester au Prado jusqu’à 9 et de là rentrer au quartier. Grande parade demain et après la parade, nous partons pour Aranjuez. Je regrette vivement mon logement. Le colonel et la signora m’ont comblé d’amitiés. La signora Dolorès, mariée depuis trois mois, se livrait avec une naïveté touchante aux transports d’un amour pur et heureux. Carmen, âgée de quatorze ans, semble l’emblème de l’innocence. En rentrant de mes courses fatigantes, je contemplais avec une âme agitée ce tableau pur et délicieux.

Un mot sur les spectacles: les acteurs m’ont paru fort au-dessous des nôtres; la musique assez bonne; quant aux pièces, je n’entends pas la langue, mais autant que j’ai pu en juger, elles m’ont paru n’offrir aucune intrigue et descendre souvent au-dessous de la dignité de la scène. Je parlerai ailleurs du boléro. J’ai été trop occupé ici pour pouvoir juger par moi-même de la société. Les dames de la cour paraissent suivre assez généralement l’exemple de la reine (avec le prince de la Paix). La plus grande aisance et la plus aimable bonhomie m’ont semblé régner dans l’intérieur des maisons: Les femmes sont désintéressées, généreuses, portées à l’amour au physique et au moral, excessivement jalouses, au point de faire courir quelquefois de grands risques à l’inconstant. D’ailleurs tendres, fidèles et susceptibles de beaucoup d’attachement.

Le 10. – Valdemoro. – Ce matin, grande parade sur le Prado, devant le prince Murat; presque tout le corps d’armée y était réuni et le but de cette parade était de déployer aux yeux des Espagnols un grand appareil de forces. Partis après la revue et venus à Valdemoro, à 4 l. de Madrid, sur la route de Tolède.

Le 11. – Aranjuez. – Nous arrivons à Aranjuez que les hussards venaient de quitter; j’ai revu Potier avec un détachement du 8e et Sainvilliers ; me voilà amplement dédommagé de mes fatigues et je ne regrette plus d’être venu ici.

Le 12. – Il y a neuf mois, je me baignais dans les eaux du Memel; aujourd’hui j’ai affronté les flots du Tage qui baigne les jardins d’Aranjuez.

Ce château, que les rois d’Espagne habitent dans la belle saison, est vraiment une maison royale. Les environs sont très bien plantés; plusieurs routes formant étoile viennent aboutir à une superbe place ornée d’arcades et de fontaines. Toutes les rues sont tirées au cordeau et toutes les maisons pareilles (presque toutes à un seul étage). Le château est à gauche de la place, en arrivant; il y a de ce côté un beau jardin orné de bassins et de statues. Une branche du Tage coulant dans un canal en pierre de taille entoure ce parterre; une autre branche sépare le jardin de la route, tourne autour du parc et vient former devant le château une magnifique cascade. J’ai peu vu de spectacle plus enchanteur. Un troisième bras du Tage, passant sous les fenêtres du château, le sépare du parc auquel on communique par des ponts. Les jardins sont délicieux et offrent le plus heureux mélange d’architecture, de verdure et d’eau. Le parc est plein de bâtiments, de bassins et de statues qui brillent plus par le nombre que par le mérite. La façade opposée du château présente une cour immense, à laquelle viennent aboutir beaucoup d’allées. Petits parterres de buis, bustes de marbres placés sans choix, bas-reliefs de Charles-Quint et de son épouse. Charmante harmonie avec des cloches.

Le 13. – Venu coucher à Ocaña, petite ville à 3 lieues d’Aranjuez et à 10 de Madrid, située sur une hauteur au milieu de rochers arides.

Le 14. – Il y a eu ce soir une sédition sur la place. Deux chasseurs ont été grièvement blessés et on ne parlait rien moins que de nous égorger tous. Le gouverneur a eu toutes les peines du monde à calmer le peuple. Les troupes espagnoles (carabiniers royaux et hussards), que cette circonstance délicate plaçait entre leurs concitoyens et nous, se sont conduites avec toute la prudence et toute la générosité possible. La populace en Espagne, plus que partout ailleurs, est facile à irriter, cruelle, capable de tous les excès, ne se connaissant plus quand elle est une fois sortie de ses bornes.

Le 15. – Vendredi Saint. – Cette religion si sainte, si pure, si élevée, dont toutes les cérémonies devraient respirer la sublimité et la grandeur de celui qui en est l’objet, elle est ici défigurée par la superstition et dégradée par le fanatisme : les processions ne sont que des mascarades, dont on rirait de pitié, si l’on n’en gémissait pas. Sous le manteau sacré de l’austérité et des vertus religieuses, les couvents recèlent des milliers de fainéants, d’ignorants et de libertins. Les églises sont surchargées d’une profusion de richesses frivoles, de riens dispendieux et ridicules, dont la valeur eût nourri une infinité de pauvres et qui sont aussi opposés à la majesté religieuse que le goût le plus bizarre et le plus faux peut l’être à la nature. Une église, entre autres, est tellement dorée depuis le pavé jusqu’à la voûte, qu’on eût pu bâtir un hôpital avec ce qu’a coûté cette dorure. Une autre renferme tous les personnages de la Passion, sculptés en bois de grandeur naturelle et habillés plus ou moins grotesquement à la mode du pays (je me rappelle surtout le visage et le costume d’un des bourreaux de Notre-Seigneur) et ces ridicules statues sont solennellement portées dans les processions ! Dieu, je le sais, ne voit que l’ intention, et elle est pure dans ce peuple prosterné, mais sont-elles aussi pures les intentions de ceux qui, pouvant rectifier et diriger la religion de ce peuple, le laissent croupir dans sa superstition ? Ou craignent-ils qu’en lui ouvrant les yeux, il n’en voye trop ?

Le 16. – Nos rapports sont toujours les mêmes avec les Espagnols. Ce peuple est-il insolent et cruel ? Non! Il est fier, vindicatif, a l’esprit national et il est opprimé.

Le 17. – Jour de Pâques.

Le 20. – Lettre du prince Murat aux généraux pour leur annoncer que Ferdinand VII n’avait pris la couronne que malgré lui et pour un moment, qu’il la rend à son père et que Charles IV va reprendre les rênes du gouvernement.

Le 21. – L’Empereur, parti de Paris le 2, est arrivé à Bordeaux le 5. On l’attend à Madrid et on dit qu’il a eu sur le pont d’Irun une conférence avec le roi d’Espagne.

Le 23. – Je profite d’un moment de loisir pour dire un mot du boléro, dont je n’ai pu parler à Madrid où je l’ai vu danser par les meilleurs acteurs. Le boléro est en Espagne, ce que la valse est en Allemagne, la danse du pays. Un homme et une femme figurent toujours, tenant à chaque main une paire de castagnettes. Cette danse est, je ne dis pas indécente, mais au moins fort libre. Les deux figurants paraissent suivre dans leur danse toutes les impressions de la musique qui, tantôt ralentit et mesure, tantôt presse et anime leurs mouvements. Le boléro exige beaucoup de grâce dans les mouvements du corps, des cuisses et surtout des bras; la danseuse peut difficilement les acquérir, si ce n’est un peu aux dépens de la pudeur.

Le 24. – Notre séjour ici semble se prolonger.

Le 25 avril. – A minuit, ordre de départ. Nous prenons la route de Cadix. Après avoir traversé une immense plaine, bien cultivée et plantée d’un grand nombre d’oliviers, nous arrivons à Cetza, village situé au milieu d’une lande aride parsemée çà et là de rochers. Nous apprenons qu’il y a eu une sédition à Tolède, dont l’entrée a été refusée aux Français, et que les habitants ont pendu en effigie leur alcade pour avoir voulu se conformer aux ordres de son souverain.

Le 26. – Nous sommes partis à 4 heures du matin.

A 11 heures, toute la division était réunie devant Tolède; nous sommes restés jusqu’à 5 heures du soir au pied des murailles, ensuite on nous a laissés entrer très paisiblement, personne n’ayant l’air de songer à nous en empêcher.

Le 27. – Après avoir traversé les sables qui entourent Tolède et une lieue avant d’arriver à cette ville, on la découvre dans une espèce de vallon, dont elle occupe à la fois le fond et les deux coteaux. A un quart de lieue de la ville, le paysage s’égaye: le Tage, qui passe sous ses murs, vivifie ses rivages couverts de saules, de peupliers et d’oliviers; l’œil fatigué de la triste monotonie d’une plaine presque déserte, ou de rochers repoussants, se repose avec délices sur cette charmante verdure, dont la fraîcheur contraste avec les rocs arides qui l’encadrent. Cependant, en approchant, on reconnaît que ce qui semblait d’abord trois villes n’en forme qu’une et l’on s’étonne qu’on ait pu la placer en ce lieu.

La place carrée de Tolède est environnée de fort vilaines maisons, bâties en bois et présentant un coup d’œil très désagréable. Les rues sont étroites, mal alignées, mal pavées et le terrain tellement inégal, qu’il est difficile aux chevaux et aux voitures d’y circuler.

Lorsqu’on est parvenu à déterrer la cathédrale, on est dédommagé. Cette église passe pour la plus belle d’Espagne. L’archevêque est toujours cardinal, grand d’Espagne et ordinairement de sang royal. C’est en ce moment le cardinal de Bourbon… Que de souvenirs chers et cruels retrace ce nom fatal [3]A rapprocher de la curieuse prédiction qui termine la visite de l’Escurial, le 24 mars  !… Pour celui-ci, il paraît peu digne qu’on regrette pour sa personne les disgrâces de sa maison. Sa sœur, épouse du prince de la Paix, a réuni sur elle autant d’intérêt et d’estime que son époux de haine et d’indignation ; elle habite Tolède.

A 11 heures. – Je viens d’être témoin de la fameuse procession de Tolède. Une Vierge couverte de lames d’or, surchargée de pierreries, est assise sur un autel entièrement revêtu d’or et qui paraît se mouvoir de lui-même autour de l’église, au milieu d’un clergé innombrable. Sans doute cet autel renferme intérieurement plusieurs personnes qui le portent ou le font rouler. J’ignore jusqu’à quel point, le peuple attache l’idée de mirabile à la marche mystérieuse de cette Vierge. Les quatre prêtres qui marchent près de l’autel sont revêtus de chapes d’une magnificence incroyable; à droite et à gauche sont deux ecclésiastiques qui ne font autre chose que de saisir à pleines mains les chapelets que le peuple présente en se prosternant, les font toucher à l’autel et les rendent. Il faut que leurs mains soient bien alertes pour y suffire, car on leur donne sans relâche un furieux exercice.

Je ne quitterai point la cathédrale sans avoir fait mention de sa sonnerie d’une beauté rare ; elle se compose de treize doches, dont une a trente pieds de circonférence.

A minuit ordre de départ.

Le 28. – Ajofrin, village à 4 lieues de Tolède près de la route de Cadix. Après avoir côtoyé pendant près d’une lieue le Tage qui roule à nos pieds entre deux chaînes de rochers et marché deux autres lieues sur la crête d’une chaîne de montagnes, le paysage s’élargit un peu au milieu d’une plaine assez bien cultivée, mais tout hérissée de rocs, et présente un beau et grand village: c’est Ajofrin.

Un vol considérable a été commis à Tolède dans la caserne occupée par les chasseurs du 1er régiment. On l’évalue à 10 ou 12.000 francs; plusieurs coupables sont déjà découverts. Il faut un exemple terrible pour arrêter les excès chaque jour renouvelés de nos chasseurs, dont l’audace ne connaît plus rien de sacré. Ils ont une telle énergie pour le crime, ils sont tellement liés entre eux pour le commettre et nous en dérober la connaissance qu’il est très difficile d’en découvrir les auteurs. Ces malheureux possèdent déjà au suprême degré tous les défauts de nos anciens soldats sans avoir une seule de leurs qualités… Cependant le sang va couler! Quelle affreuse nécessité!

Le 30. – Les deux majors m’ont proposé de me charger de cette affaire, mais j’ai refusé cette tâche cruelle et délicate; j’aime mieux tâcher de sauver quelques victimes.


 

References

References
1 Lettre qui lui annonçait la mort de son frère Frédéric, âgé de 12 ans (Ferdinand de T.)
2 Ferdinand VII (1784 -1833) avait vingt-quatre ans.
3 A rapprocher de la curieuse prédiction qui termine la visite de l’Escurial, le 24 mars