Le roi de Rome (1811-1832)
20 mars 1811
La naissance du roi de Rome
Un évènement « people » aux conséquences politiques imprévisibles
Prélude
Avant de commencer cette évocation, transportons-nous, si vous le voulez bien, à des milliers kilomètres de Vienne, au large de l’Afrique. Vous l’avez deviné, nous sommes à Sainte-Hélène, le dernier séjour de l’empereur déchu Napoléon Ier.
Nous sommes le 15 avril 1821. Ce jour-là, à Longwood, le prisonnier des grandes puissances européennes, qui sent bien que ses derniers jours approchent, écrit, de sa main, son testament.
Et notamment ceci :
Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu’il est né prince français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l’Europe. Il ne doit jamais combattre ni nuire en aucune manière à la France. Il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français.
Se rappelait-il alors les évènements qui avaient précédé et suivi la naissance de ce fils tant attendu ?
La naissance
Le 8 mars 1810 , à Vienne, le maréchal Berthier, prince de Neuchâtel, était venu demander, au nom de son souverain, la main de l’archiduchesse Marie-Louise, fille aînée de l’empereur François Ier.
Le 11 mars, l’oncle de la jeune fille, l’archiduc Charles, le vainqueur d’Aspern, avait pris la place du futur époux, dans l’église des Augustins, pour la cérémonie du mariage par procuration.
Le 2 avril 1810 avait été célébré le mariage religieux de Napoléon Ier et de Marie-Louise d’Autriche.
Le 2 juillet 1810, Marie Louise peut écrire à son père,
« Je suis doublement heureuse maintenant, puisque le médecin m’a assuré que j’ai des espérances depuis le mois dernier. Dieu veuille que cela soit vrai, car l’Empereur en a une joie infinie »
Et c’est le moins que l’on puisse dire, en effet. Cette naissance remplit de joie et d’orgueil le futur papa, mais aussi le rassure, enfin, sur la pérennité de sa dynastie.
L’arrivée de cet enfant issu d’un sang autrichien redore l’image d’un empire dont les fondations trempent dans la Révolution Française… et le sang de Marie-Antoinette, une autre souveraine d’origine autrichienne. L’enfant – et Napoléon ne doute pas un seul instant que ce sera un garçon – est l’arrière petit-neveu de Marie-Antoinette et de Louis XVI, puisque l’ancienne reine de France avait pour sœur la grand-mère de Marie-Louise. Aux yeux de Napoléon, cet enfant, tel Janus, représente à la fois la nouveauté et la continuité, l’avenir de l’Europe, la chance de la France pour s’imposer et se faire accepter sur le continent des rois. Et donc déboucher enfin sur une paix définitive.
Dès qu’il a été sûr que Marie-Louise était enceinte, il a mis en marche la machine impériale pour faire de l’évènement le point d’orgue de son règne.
Déjà, le 17 février 1810, un sénatus-consulte organique avait prévu en son article 7 : « Le prince impérial [c’est-à-dire le prince héritier] porte le titre et reçoit les honneurs de roi de Rome ». Ce titre, qui n’existait pas dans la constitution de l’an XII, rappelle celui de roi des Romains porté par les héritiers désignés du Saint-Empire romain germanique.
Il est aussi destiné à rappeler au pape Pie VII (alors prisonnier de Napoléon), que depuis la confiscation de ses États, Rome n’est plus que le chef-lieu d’un département français appelé département du Tibre puis département de Rome, l’un des 130 départements que comporte désormais l’Empire français.
Le 22 octobre, Madame de Montesquiou est nommée Gouvernante des Enfants de France. Sous la direction de l’empereur, elle organise la Maison de son futur enfant (et il espère bien, répétons-le, garçon !), chose assez compliquée, lorsqu’on y regarde de près : elle se compose d’une vingtaine de personnes, dont des gouvernantes, des berceuses, une nourrice, un écuyer, un médecin, un chirurgien, un maître d’hôtel, des filles de garde-robe, un huissier, etc.
Comme toujours, Napoléon s’occupe des moindres détails, comme l’achat de la layette de l’enfant, qu’il confie à une délégation spécialement nommée, sous l’autorité de l’Inspecteur de la Comptabilité du mobilier et des bâtiments de la Couronne.
Le 14 février 1811, à la boutique de Mademoiselle Minette, située au 30 rue de Miromesnil, sont achetés : quarante-deux douzaines de langes, vingt douzaines de brassières, vingt-six douzaines de chemises, cinquante douzaines de couches, douze douzaines de fichus de nuit et de mouchoirs, douze douzaines de bonnets de nuit, le tout garni de dentelles Valenciennes ou de Bruxelles. Toutes ces pièces sont marquées à l’étoile, emblème du Roi de Rome et sur certaines sont brodées l’abeille et la couronne royale. Le coût total est de 40.402 francs, à un moment où le salaire journalier d’un mineur est de 1,8 franc…
Les appartements du prince impérial s’étendent sur une enfilade de 10 pièces au rez-de-chaussée des Tuileries (le grand maréchal du palais a dû déménager), avec vue sur le Carrousel.
Mais cela ne suffit pas : Napoléon veut également un palais pour son enfant. Le décret du 16 février 1811 prévoit donc :
« Il est fait un fonds spécial de trente millions pour la construction de palais de Rome, au-dessus [donc sur la rive droite] du pont d’Iéna, et l’acquisition des terrains qui y sont nécessaire. »
Hélas ! Ce palais ne sortira jamais de terre…
Enfin, une nourrice a été choisie , d’ailleurs contre la volonté de la future mère, qui voulait allaiter elle-même son enfant (ce dont elle été dissuadée par sa belle-mère Maria-Ludovika) : c’est une jeune femme de 24 ans, fraîche et ronde à souhait, Marie-Victorine-Joséphine Auchard.
Le 19 mars 1811, vers 20 h, la dame d’honneur de l’impératrice, la duchesse de Montebello, vient annoncer que Marie-Louise a ses premières douleurs.
Napoléon ordonne aux hommes présents à ce moment-là à la Cour, de revêtir leurs uniformes, comme l’exige l’étiquette qu’il a prévue, et qui est celle des souverains qui l’ont précédé. En peu de temps, les salons sont remplis par plus de deux cents personnes.
Dans la chambre de Marie-Louise, où pas moins de vingt-et-une personnes ont pris place, six médecins s’affairent, mais il n’y a pas de sage-femme, car l’étiquette, encore elle, l’interdit. Napoléon prend le bras de Marie-Louise, fait quelques pas avec elle. La sentant se calmer, il l’aide à se coucher, à s’endormir. Se retirant dans son appartement, il prend un bain, puis dicte toute la nuit.
À 8 h le 20 mars, le docteur Dubois , un ancien de la campagne d’Égypte, chargé de l’accouchement, se présente, pâle comme un mort. L’enfant se présente mal : il faudrait utiliser les fers.
– Supposez que vous n’accouchez pas l’impératrice, mais une bourgeoise de la rue Saint-Denis. Conduisez-vous comme si vous attendiez le fils d’un savetier
Dubois murmure alors qu’il faudra peut-être choisir l’un ou l’autre.
– La mère, c’est son droit, répond Napoléon.
De retour dans la chambre de son épouse, qui se tord de douleurs, Napoléon lui saisit la main. Les docteurs Corvisart, Yvan, Bourdier arrivent, pendant que Dubois prépare les fers.
Napoléon s’enferme dans son cabinet de toilette, d’où il peut cependant entendre les hurlements de Marie-Louise. Lorsque la porte s’ouvre, il interroge du regard le docteur Yvan. Le médecin lui murmure que l’impératrice est délivrée.
De nouveau auprès de Marie-Louise, il fait à peine attention au corps de l’enfant qu’on a déposé sur un tapis , au sol, inerte, sans doute mort.
Saisissant la main de Marie-Louise, il l’embrasse, lui caressant le visage.
Soudain, il perçoit un vagissement : son enfant vit ! On s’empresse de l’envelopper dans des linges chauds, sur les genoux de Mme de Montesquiou, qui continue de le frictionner, puis lui introduit dans la bouche quelques gouttes d’eau de vie.
L’enfant, un garçon de neuf livres et de vingt pouces, crie à nouveau. Napoléon le prend, le soulève, c’est son fils !
Il est 9 h du matin, ce mercredi 20 mars 1811.
Le 9 juin 1811), l’héritier du trône est baptisé, à Notre-Dame. Il a reçu les prénoms de Napoléon (comme son père) François (comme son grand-père maternel) Charles (comme son grand-père paternel) Joseph (comme son parrain)
Ce n’est pas le sujet de cette conférence, mais précisons ici que, pendant plus d’un an, Napoléon va consacrer une grande partie de son temps à sa jeune épouse et au fils, à l’héritier qu’elle vient de lui donner. Car c’est bien là le plus important pour lui : sa succession est assurée, et il peut désormais faire fi des récriminations, des supputations de sa propre famille.
Qu’importent alors les affaires, et notamment celles d’Espagne, dont il abandonne, pour ainsi dire, la direction à ses lieutenants, avec, hélas, les résultats que l’on sait.
Le 9 mai 1812, l’empereur quitte Paris pour la Russie. Il n’en revient que le 18 décembre 1812, à l’issue de la catastrophique campagne.
Et c’est pendant cette absence que s’est produit un évènement, qui, lorsqu’il en prend connaissance, le met en fureur, et projette une ombre sur le système politique qu’il croit portant solide.
Le 23 octobre , en effet, s’était produit le mélodrame connut sous le nom de « Conspiration Malet ». Certes, la conspiration échoue en quelques heures et quatorze comparses seront fusillés dès le 29 octobre 1812. Il n’empêche : elle révélait la fragilité du régime. Car l’empereur avait pu constater avec affliction que nul – et pas même l’Impératrice – n’avait songé que son fils, le Roi de Rome, devait normalement lui succéder à l’annonce de sa mort.
Napoléon peut profiter de son enfant jusqu’au 15 avril 1813, date à laquelle il part rejoindre son armée, pour les fatales campagnes de 1813 et de 1814. Il ne le reverra que de courts instants, à Paris, entre le 15 novembre 1813 et le 24 janvier 1814. Ensuite, il ne le verra jamais plus.
Le 29 mars 1814, devant l’avancée des troupes Alliées, l’impératrice fuit de Paris avec son fils.
Le 4 avril , à Fontainebleau, Napoléon rédige un acte d’abdication, qui réserve les droits de son fils. Mais le 6 avril, il « renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de France et d’Italie ». Le règne de Napoléon II n’aura duré que deux jours.
Le 11 avril, par le traité de Fontainebleau (art 5.), le fils de l’empereur déchu est nommé prince de Parme, en tant que fils et héritier de la nouvelle duchesse souveraine de Parme, Plaisance et Guastalla, Marie-Louise.
Le 13 avril, Marie-Louise retrouve son père, François Ier d’Autriche, à Rambouillet. Ce dernier a tout fait pour encourager sa fille à le rejoindre, avec son fils. Il a même envoyé un escadron à sa rencontre pour être sûr qu’elle ne change pas d’idée. Et le 16 avril, il écrit à son beau-fils que Marie-Louise et son fils se rendront directement à Vienne.
Le 24 avril, commence le voyage qui va emmener à Vienne Marie-Louise et le roi de Rome.
L’arrivée à Schönbrunn
Marie-Louise et sa suite arrivent à Schönbrunn le 21 mai 1814 , vers sept heures du soir, où elle est accueillie par les dames de la cour et ses oncles, les frères de l’empereur François
L’archiduc Charles la conduit dans le château, pour y rencontrer les autres membres de sa famille, puis être rapidement emmenée, par l’impératrice Maria-Ludovika, jusqu’à son appartement, où, enfin, elle retrouve ses sœurs. Une vraie fête de famille.
Un peu plus tard arrivent d’autres calèches, et, parmi elles, celle où se trouve le fils de Marie-Louise, qui, va être aussitôt emmené dans ses appartements – qui jouxtent ceux de sa mère – par le comte Kinski.
J’ai été reçue à merveille ici, j’ai été bien touchée de la manière dont ma belle-mère et toute ma famille ont bien voulu me recevoir, mais j’ai été mécontente de moi, je n’ai pas eu de plaisir à les revoir, je deviens indifférent à tout, je voudrais que cela puisse me rendre insensible, j’en aurais besoin. (…) (Marie-Louise à Napoléon – 24 mai 1814)
La rapide vision du joli bambin, ravit ceux qui peuvent l’apercevoir et, les jours suivants, nombreux sont ceux qui font une nouvelle fois le déplacement jusqu’à Schönbrunn, dont Marie-Caroline de Naples, la grand-mère de Marie-Louise (c’est la mère de la seconde épouse de François II, une opposante farouche à Napoléon, qui va mourir dans quelques mois), qui regrette qu’il ressemble tant à son père !
Et l’archiduc Jean, oncle de Marie-Louise, de préciser :
« Un charmant bambin, blond, les yeux bleus, mais avec le visage, le regard, l’entêtement, l’esprit et l’âme de son père. Bien élevé, on peut en faire quelque chose de bien ! »
Cet enfant, hélas, va bientôt subir, sans le savoir bien sûr, les premiers effets de son « poids politique »
En effet, dès le 29 juin, Marie-Louise, voyageant incognito sous le nom de la duchesse de Colorno, se rend aux eaux d’Aix-en-Savoie. Mais sans son fils, que l’on garde ainsi à Vienne en otage. Car sa présence si près de la France pourrait indisposer le roi Louis XVIII !
Au côté de l’impératrice, le général comte Adam-Aldebert de Neipperg , « L’homme qui a mis ses œufs dans le nid de l’Aigle », comme le dira Chateaubriand, de 17 ans l’aîné de Marie-Louise. Cette nomination, il faut le préciser, n’est pas due à Metternich, mais à Schwarzenberg.
Lorsqu’elle retrouvera Schönbrunn, le 4 octobre (car son père lui a intimé l’ordre de revenir, car le Congrès de Vienne vient de s’ouvrir), Neipperg sera devenu son amant et sa décision prise : son enfant ne reverra jamais son père.
Elle s’occupe d’ailleurs bien de lui, pour l’instant au moins, dans l’espoir, écrit-elle à la duchesse de Montebello, « que cela me distraira de beaucoup d’autres choses ». Elle le gâte, fait venir ses jouets de Paris, le regarde tendrement jouer avec Neipperg (« ils sont les meilleurs amis » écrit-elle à Montebello), fait de longues promenades avec lui. Elle fait même exécuter un buste de son fils, dont elle fait envoyer une copie à l’île d’Elbe.
Cet enfant éveille la curiosité générale, plus d’ailleurs dans la bourgeoisie et le peuple que chez la noblesse. Pour les participants au Congrès, il devient rapidement un objet de curiosité, une sorte d’attraction à qui l’on se doit de rendre visite.
Le roi de Bavière (le célèbre roi Max, qui doit sa couronne à Napoléon)) rapporte alors qu’il
« parle toujours de son père et demande quand il ira le rejoindre (…) fait toutes sortes de comparaisons entre ce qu’il a vu en France et ce qui l’entoure à Vienne ; il dit que Saint-Cloud est plus beau que Schönbrunn et surtout que les soldats français lui plaisaient davantage. »
Le 1er janvier 1815, à la sortie de la messe, un petit groupe de Français présente ses vœux au jeune Prince et le lendemain on crie Vive le duc de Parme à son passage. Une année chargée commence.
Panique à Vienne (23)
Le 6 mars 1815, arrive à Vienne une nouvelle effarante : Napoléon s’est échappé de l’île d’Elbe ! Mais elle n’est connue, à Schönbrunn, que le surlendemain, provoquant l’enthousiasme parmi les Français entourant Marie-Louise, les Montesquiou, Méneval, Mihaut et autres Forestier. Marie-Louise, elle, reste impassible. Mais elle est inquiète : Napoléon ne va-t-il pas rappeler à lui son fils et son épouse ?
Alors, le 12 mars, elle écrit à son père (fut-elle conseillée par son amant Neipperg ou fortement influencée par Metternich ?), une lettre consternante dans laquelle elle explique qu’elle est en tous points étrangère à ce qui vient d’arriver et qu’elle se met, avec son fils, sous la protection des Puissances réunies à Vienne.
Le lendemain 13 mars, ces Puissances mettent Napoléon au ban de l’Europe.
Et d’autres décisions vont rapidement suivre : ordre est bientôt donné de remplacer la livrée du personnel de Marie-Louise, encore aux couleurs de Napoléon, par celle de la Cour impériale autrichienne. Les aigles et armoiries de l’empire français doivent également disparaître des voitures.
Mais il y a plus grave. Prétextant que Schönbrunn est difficile à surveiller, et que l’on ne peut exclure une tentative d’enlèvement de l’enfant de Marie-Louise, celui-ci doit être mis en sûreté à la Hofburg.
Le 19 mars, le gamin, accompagné de sa mère, de Madame Marchand et du général Neipperg, entre dans sa nouvelle résidence, les appartements occupés jusqu’au mois d’octobre, par l’archiduc Ferdinand, le prince héritier.
À la Cour, on respire enfin : le petit prince ne sortira pas de sa prison. Et Talleyrand, rassuré, peut écrire à son roi Louis XVIII :
« L’enfant va être établi à Vienne, au palais. Ainsi il ne pourra pas être enlevé, comme plusieurs circonstances pouvaient le faire présumer ».
À partir de cet instant, l’enfant sera ce « pas prisonnier, mais » célébré par Rostand, qui avait pris cette expression dans la bouche même de Dietrichstein.
Ce mais ! Sentez-vous tout ce que ce mais veut dire ?
Mon Dieu, je ne suis pas prisonnier, mais … Voilà.
Mais … Pas prisonnier, mais … C’est le terme. C’est la
Formule. Prisonnier ?… Oh ! pas une seconde !
Mais … il y a toujours autour de moi du monde.
Prisonnier !… croyez bien que je ne le suis pas !
Mais … s’il me plaît risquer, au fond du parc, un pas,
Il fleurit tout de suite un oeil sous chaque feuille.
Je ne suis certes pas prisonnier, mais … qu’on veuille
Me parler privément, sur le bois de l’huis
Pousse ce champignon : l’oreille ! – Je ne suis
Vraiment pas prisonnier, mais … qu’à cheval je sorte,
Je sens le doux honneur d’une invisible escorte.
Je ne suis pas le moins du monde prisonnier !
Mais … je suis le second à lire mon courrier.
Pas prisonnier du tout ! mais … chaque nuit on place
A ma porte un laquais, –
L’enfant de quatre ans n’a tout d’abord pas compris, a pleuré, crié, refusé de manger. Finalement, Madame Soufflot, la deuxième gouvernante, réussit à le calmer. Mais, bientôt, « Maman Quiou » sera remplacée par la marquise Scarampi.
Quant à la vraie maman, Marie-Louise, ce qui compte pour elle, c’est que, surtout, elle ne retourne pas à Paris. Et puis Neipperg est reparti à la guerre, en Italie, contre le beau-frère Murat. Alors, les pleurs du bambin….
Bientôt, Méneval, le secrétaire de Marie-Louise, quittera lui aussi Vienne, le 7 mai, après une dernière visite à l’Aiglon. S’étant vu demander s’il a quelque commission à transmettre à son papa, l’enfant répond « Monsieur Méva, vous lui direz que je l’aime toujours. »
A la fin du mois de juin, la nouvelle de Waterloo parvient à Vienne et à Baden, où Marie-Louise prend les eaux. L’Aiglon a, lui, été informé à Schönbrunn, où il avait dû rester, par sa grand-mère elle-même.
Il ne saura jamais que son père, le 22 juin, a abdiqué, en faveur de son fils, Napoléon II. Mais, à la suite de manœuvres tout autant habiles que tortueuses, menées notamment par Fouché, l’enfant, contrairement à ce que croient beaucoup de gens, ne fut pas proclamé empereur par les Chambres, qui se contentèrent alors de le considérer comme souverain « temporaire » pendant quelques heures. L’enfant décidemment, ne pesait pas lourd politiquement.
La famille autrichienne (29)
Voilà donc notre bambin complétement isolé d’une quelconque influence française.
Comme beaucoup d’enfants séparés de leurs parents, le petit « Franz » (c’est désormais son prénom officiel) trouve refuge auprès de ses grands-parents et de ses oncles et tantes (et il y en a beaucoup, car les familles nombreuses sont monnaie courante chez les Habsbourg)
L’empereur l’adore, le laisse entrer dans son cabinet de travail, prendre ses repas avec lui, griffonner sur des feuilles de papier et jouer avec ses petits soldats. Très tôt, il l’emmènera avec lui aux chasses de la cour.
Sa troisième femme, Maria-Louise de Habsbourg-Lorraine-Este, que l’on peut comparer à la reine Louise de Prusse par le rôle qu’elle avait joué au sein du « partie de la guerre » à la Cour, voue une haine féroce au père de l’enfant et ne regarde pas ce dernier d’un œil bienveillant.
Mais lorsque, à la fin de 1816, devenu veuf, il se remarie pour la quatrième fois, sa dernière épouse Caroline Auguste de Bavière , qui n’est âgée que de 24 ans, va s’attacher elle aussi au bambin et le traiter comme son propre fils.
Son oncle, le prince héritier Ferdinand , fait de bonté et de gentillesse, le prend également en amitié. Tout comme les autres frères de sa mère. Le plus jeune d’entre eux, l’archiduc François-Charles , son aîné de neuf ans, le futur père de l’empereur François-Joseph, pas particulièrement doué, trouve dans l’enfant un camarade de jeu et lui transmet toutes ses mauvaises habitudes.
Parmi les autres femmes qui regardent alors l’enfant avec une tendresse certaine, il faut citer ses tantes Maria Clementine, Leopoldine et Caroline Ferdinande. Mais celles-ci disparaîtront bientôt de son horizon, mariées aux quatre coins de l’Europe.
L’éducation d’un prince allemand
Depuis le 30 juin 1815, l’enfant, dont on avait décidé, suivant en cela les règles de la Cour, qu’il était en âge – il vient d’avoir quatre ans – de n’être plus entouré que d’hommes, a un précepteur : le comte Maurice Dietrichstein. Il sera assisté par le capitaine Jean-Baptiste Foresti, à compter du 6 septembre 1815, et Mathias de Collin (1779 – 1824), à partir du 1er février 1816.
Dietrichstein va aller dans le sens voulu par celui qui l’a fait nommer, le chancelier Metternich. Pour lui, les choses sont claires, son élève doit être
« considéré comme un descendant d’Autrichiens, élevé à l’allemande », il importe de modérer « les tendances de sa précoce sensibilité », d’effacer « bien des idées qui se sont implantées dans son esprit », sans toutefois, tout de même, « le faire souffrir et sans que son amour-propre soit humilié plus que de raison » !
En mars 1816, Marie-Louise, quitte Schönbrunn pour se rendre dans « sa » principauté de Parme: elle n’en reviendra que vingt-sept semaines plus tard. Une fois encore, et sur ordre de son grand-père, son fils ne l’accompagne pas, car il n’est pas question, du seul point de vue politique, qu’il quitte les frontières de l’empire.
C’est le début de fréquentes et longues séparations – entre 1818 et 1832, Marie-Louise ne verra son fils que sept fois !
En 1817, le précepteur écrit à Marie-Louise :
« Il faudra bientôt commencer à lui donner une instruction un peu plus sérieuse, car son penchant pour l’amusement et la distraction pourrait lui faire du tort ».
Un peu plus tard il précisera
L’indifférence, la légèreté et l’étourderie sont ses défauts principaux. Ils sont une dure épreuve pour notre patience, que toutefois nous ne perdrons pas ; mais ils rendront souvent nos efforts inutiles », ajoutant que l’enfant a « une grande facilité à prendre de mauvaises habitudes ».
L’abondante correspondance échangée entre Marie-Louise et le précepteur de son fils, est accablante pour Dietrichstein, qui n’hésite pas à qualifier l’Aiglon de « sujet sournois, indiscipliné, secret, indomptable. »
Le duc de Reichstadt
Le 22 juillet 1818, par un rescrit impérial (ou patentes impériales) l’empereur enlève à son petit-fils, tout à la fois, son nom de baptême (il n’est plus que François Joseph Charles – le Napoléon ayant disparu), son nom de famille, ses titres et son rang, ses biens, jusqu’à son père, puisqu’il n’est plus que le « fils de sa fille bien aimée » et en détermine le titre, les armes, le rang et les rapports personnels, ayant résolu
« d’ériger en duché la seigneurie de Reichstadt, situé en ledit royaume de Bohême, jadis possession Bavaro-Palatine, et appartenant aujourd’hui à notre frère l’archiduc Ferdinand, grand-duc de Toscane, comprenant dans ladite érection toutes les terres composant ladite seigneurie, comme toutes celles qui pourraient y être annexées dans l’avenir ».
Les lettres patentes ne donnent au duc que la jouissance viagère des terres de Reichstadt, évitant soigneusement d’envisager toute descendance éventuelle.
Quant au rang à donner au fils de Marie-Louise, où se placera-il lors d’une réception, où se tiendra-il à table, avec qui et à quel rang il se présentera lors d’un bal à la Cour, toutes ces « importantes » questions ont été l’objet de longues discussions ! Finalement, le nouveau duc de Reichstadt prend le titre d’Altesse Sérénissime et prend rang « tant dans notre cour que dans toute l’étendue de l’empire, immédiatement après les membres de notre famille et les archiducs d’Autriche ».
Et pourtant, il est bel et bien le fils de l’empereur Napoléon et le petit-fils de l’empereur !
À la fin de 1820, le jeune duc passe son premier examen, en présence de son grand-père. Il n’y a pas matière à lauriers, mais l’année suivante il peut commencer le Gymnasium (lycée).
La mort du père
Le 5 mai 1821, à Sainte-Hélène, Napoléon avait rendu « à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine », pour reprendre la belle expression de Chateaubriand.
La nouvelle, connue à Londres le 4 juillet, est apportée à Vienne, le 13, par un courrier de la Maison Rothschild. Metternich informe aussitôt l’empereur François. En l’absence de Dietrichstein, c’est au capitaine Foresti qu’est confiée la triste tâche d’informer l’Aiglon de la mort de son père. Lorsque l’enfant apprend la nouvelle, il laisse échapper
« plus de larmes que j’en aurais attendu d’un enfant qui n’a jamais connu son père (sic)», se souviendra plus tard Foresti.
Le lendemain, il a encore une crise de larmes.
Marie-Louise, qui se trouve à Parme, n’est informée que le 17, par sa dame d’honneur Amelin de Sainte-Marie, car la cour de Vienne n’a pas cru bon de s’en charger !
La nouvelle n’émeut pas outre mesure la jeune femme : elle se dit « très affligée », assurant « qu’elle lui aurait désiré encore bien des années de bonheur et de vie, pourvu que ce fût loin de moi » !
Le 24, elle écrit à son fils de s’efforcer « d’imiter ses vertus, tout en évitant les écueils auxquels il s’est heurté ».
A Vienne, la maison de l’Aiglon porte le deuil ; elle est la seule (la Monarchie passe avant l’individu !), et aucune cérémonie n’est organisée pour le salut de l’âme du défunt, qui est pourtant le gendre de l’empereur.
Mais la politique, c’est-à-dire Metternich, veille :
« Votre Majesté devrait interdire au Gouverneur du Duc de Reichstadt de le conduire au théâtre pendant quelques semaines, peut-être trois »
car, précise Metternich,
« on doit éviter tout propos au sujet de ces événements de famille et le meilleur moyen pour y parvenir, c’est de ne pas montrer le Prince en public ».
A Parme, Marie-Louise fait célébrer, à la mémoire du « Sérénissime mari de notre auguste souveraine » un Requiem, dont le public est exclu. Et les armoiries impériales sont absentes du catafalque.
Mais l’ex-impératrice est pressée : quatre jours plus tard, le 8 août 1821, elle devient officiellement la comtesse de Neipperg. Juste à temps pour accoucher d’une fille, prénommée Mathilde, qui décèdera la même année.
Le fils de Napoléon, de son côté, se replie sur lui-même, en tous les cas il va, à partir de ce jour, de moins en moins parler de son père, au grand étonnement de Dietrichstein, qui note
« qu’il parait que cet événement a mis un terme à sa curiosité, car au lieu de rendre les questions plus fréquentes, il les a complètement supprimées. »
Durant l’été 1822, l’empereur François nomme son petit-fils caporal : l’enfant en tire une très grande fierté et, lors du repas familial qui suit, il apparaît en uniforme, prenant place tout au bout de la table, pour laisser la place aux généraux présents.
Adolescence
Le 6 juin 1823, Marie-Louise retrouve son fils, après trois années de séparation ! Le 9 août, la Cour se rend, comme tous les ans, au château de Persenbeug, où la famille impériale, on l’a vu, vit sans cérémonial, ni apparat. Le jeune duc y est, selon ses dires, un vrai Spartiate.
Mais le 4 septembre, Marie-Louise repart une nouvelle fois pour Parme. Sur le chemin de Schönbrunn, le petit Franz pleure à grosses larmes. Et encore ne sait-il pas que sa mère ne reviendra que dans trois ans !
Le 4 novembre 1824, la princesse Sophie en Bavière épouse, plus par obéissance dynastique que par amour, l’archiduc François-Charles. Ils occupent alors un appartement à Schönbrunn. Sophie va, dans les années qui vont suivre, prendre une place importante dans la vie de François, en l’absence de sa mère. L’adolescent de 13 ans s’éprend sans doute de sa tante, mais comme on peut le faire à cet âge, ce qui n’empêchera pas les mauvaises langues de colporter d’absurdes mensonges.
Le 23 novembre 1824, Mathias Collin meurt. Dietrichstein note avec amertume l’absence (apparente) de sentiment de son élève. Mais il note également les succès de celui-ci à la Cour, dont il est devenu la coqueluche. Il n’a que 13 ans, mais il danse, parait-il, à ravir, en particulier le quadrille français
Le 20 mars 1825, le jour de ses 14 ans, Franz écrit à sa mère (toujours absente : pour la cinquième fois elle était enceinte, mais elle va faire une fausse couche), en français : c’est la première fois depuis novembre 1819 qu’il ne lui écrit pas en allemand
À la fin du mois de mai 1826, enfin, Franz revoit sa mère. Comme d’habitude, c’est Baden, puis Persenbeug. C’est là qu’un certain Doudeuil, décorateur à Paris, essaye de lui transmettre le célèbre message :
« Sire, trente millions de sujets attendent votre retour. Revenez en France. J’apporte à Votre Majesté l’étoile du matin. »
Mais le duc n’en a pas connaissance, car l’archiduc Louis (encore un oncle de sa mère) a réussi à l’intercepter.
À la fin de cette année 1826 se manifestent, chez le duc, les premiers signes de la maladie qui va l’emporter six années plus tard. Accès de fièvres, toux sèche, maux de gorges et douleurs rhumatismales se répètent.
Le 1er juin 1828, Marie-Louise revient à Vienne et elle découvre, à Melk, un jeune homme de 17 ans, d’un mètre quatre-vingt !
Le duc ne rêve désormais que d’une chose : revêtir l’uniforme blanc ! Son vœu est exaucé le 17 août : son grand-père le nomme capitaine dans son régiment de chasseurs tyroliens. Pour le récompenser, Marie-Louise lui donne le fameux sabre des Pyramides.
L’officier de Sa Majesté
Marie-Louise est repartie à la fin de l’été 1828. En cours de route, Neipperg est victime d’une attaque cardiaque. Le 22 février 1829, il décède à Parme. Marie-Louise, qui se voit interdire, par son père, de porter le deuil, doit désormais avouer à son père que les enfants qu’elle a eus de Neipperg sont adultérins (jusqu’ici, elle a toujours prétendu qu’ils étaient nés après la mort de Napoléon). L’empereur François prend sur lui d’annoncer à son petit-fils que ce dernier a des frères et sœurs, sans toutefois lui en préciser la date de naissance. Celui-ci accuse le coup sans le laisser paraître.
Au début de 1830, sa santé n’est pas brillante. Il se plaint souvent d’enrouements fréquents et tousse en permanence. Il effectue un voyage à Graz, en compagnie de Dietrichstein, où il retrouve sa mère. Il y rencontre pour la première fois un compagnon d’armes de Napoléon : le comte Alois Mazzuchelli, maintenant au service de l’Autriche. Il fait également connaissance de celui qui va devenir un véritable ami, Antoine de Prokesch-Osten , avec qui, dans les mois qui suivent, il va avoir de longues conversations, le plus souvent au sujet de son avenir
Au début du mois de juillet 1830, il est nommé chef de bataillon au régiment Lemezan-Salins (n° 54).
1830, l’année cruciale .
Mais cette année 1830 est surtout marquée par les secousses politiques en Europe. Ici et là, le nom du fils de Napoléon Ier est prononcé, avancé, mis sur le devant de la scène, sans que l’intéressé ne soit vraiment mis au courant.
« Le petit Napoléon est un objet de désordre et de peur pour la plupart des cabinets européens. Il faut avoir entendu les conversations des dernières années, pour savoir jusqu’à quel point le nom de cet enfant énervait et effrayait même les ministres les plus habiles et être au courant de tout ce qu’ils inventaient et proposaient pour au moins faire oublier son existence. »
Cette remarque de Gentz est significative de l’état d’esprit qui régnait, en effet, à cette époque.
En France, d’abord, où, à la fin de ce même mois de juillet, Charles X signe les fameuses Ordonnances qui vont entraîner sa chute et celle des Bourbons. Le 28 juillet, deuxième des Trois Glorieuses, on crie, timidement certes, mais on crie Vive Napoléon II. Mais les bonapartistes sont trop timorés et vont laisser échapper l’occasion. Il leur manque, en cette occasion, un homme résolu (qu’il fut général ou homme politique) à faire basculer la situation. Gourgaud, un des fidèles de Napoléon, l’essaya, mais de façon trop timorée.
Au général Belliart venu annoncer à Vienne l’avènement de Louis-Philippe, devenu « roi des Français », mais aussi sonder l’Autriche sur un possible retour du fils de Napoléon Ier à Paris, le souverain autrichien répond qu’une telle éventualité est loin de sa pensée, qu’il « l’a élevé comme étranger à la France ».
Et il ne répond même pas à la lettre que lui envoie, en septembre, le roi Joseph, qui lui assure que « seul, avec une écharpe tricolore, Napoléon sera proclamé. » Et Metternich lance, sarcastique : « Les grands hommes ne se retrouvent que rarement dans leurs héritiers ! »
Bientôt, la Monarchie de Juillet va s’installer et l’oncle de l’Aiglon, le futur Napoléon III, que l’esprit de famille, en cet instant, n’étouffe pas, n’hésite pas à écrire :
« Quel cœur vraiment français voudrait pour souverain le petit-fils de l’empereur François et l’élève de Metternich et consentirait par-là à se voir sous l’influence de l’Autriche ? Non ! Non ! Cette influence autrichienne nous a constamment été funeste ! Une telle pensée me fait frémir ! »
Et ce n’est pas l’aventureuse comtesse Camerata – la fille d’Elisa, la sœur de Napoléon – qui pourra changer le cours de l’Histoire !
En Belgique, en novembre 1830, lorsque les Belges, après avoir chassé la Maison d’Orange, se cherchent un souverain pour leur royaume naissant, on parle du duc de Reichstadt. Mais cette idée va à l’encontre de la recommandation que Napoléon lui a faite, de ne jamais oublier qu’il était né prince français. Il ne pouvait donc devenir roi des Belges.
En Pologne, enfin, à l’annonce, fausse par ailleurs, que l’armée polonaise est requise par la Russie pour réprimer les révolutions française et belge, la population de Varsovie se soulève. L’armée polonaise se joint aussitôt à l’insurrection. C’est un ancien de la Grande Armée, qui a notamment fait les campagnes d’Italie, d’Espagne et de Russie, le général Joseph Chlopicki de Necznia, qui prend le pouvoir (il démissionnera l’année suivante). Dans Varsovie, on crie « Vive Napoléon, roi de Pologne ». On le représente revêtu du costume national polonais et son portrait est sur les chopes de bière et les têtes de pipe. L’idée d’aller se mettre au service de ce peuple qui avait fait preuve de tant d’attachement à son père plait au fils. Mais cette idée ne fera pas son chemin, malgré une campagne menée jusque dans le salon de Metternich.
Ce Metternich qui peut donc, le 26 décembre 1830, lancer son fameux
« Une fois pour toutes, exclu de tous les trônes ! »
Les dernières années
Le 6 novembre 1830, Franz, est nommé lieutenant-colonel du régiment d’infanterie Nassau (n° 29), dont la ville de garnison était Brünn, en Moravie. Sa Maison militaire est enfin constituée, et a reçu des instructions strictes pour surveiller le prince, notamment ses relations avec « les personnes de l’autre sexe », et combattre certaines « passions et inclinations de feu Monsieur son père – dont la plupart sont très coupables » dont le fils a peut-être hérité !
Mais l’état de santé du duc empêche qu’il rejoigne aussitôt sa ville de garnison et il reste à Vienne.
Le 25 janvier 1831, il fait, enfin, son entrée dans le monde (il n’a jusqu’ici connu que les salons de la Hofburg). Sa première apparition chez l’ambassadeur d’Angleterre, lord Cowley (quel symbole !) fait sensation.
« Il était rayonnant de beauté et de jeunesse ; le ton de son visage, le plus mélancolique de la bouche, son regard pénétrant et plein de feu », écrira Prokesch
C’est ce soir-là qu’il rencontre pour la première fois le maréchal Marmont, exilé de France après les événements de l’année précédente, et qui a reçu l’autorisation de Metternich de s’établir à Vienne. Trois jours plus tard, le duc de Raguse donne, avec l’accord du Chancelier, la première des dix-sept « leçons » qu’il donnera au fils de son ancien souverain, le faisant revivre avec fougue et chaleur.
Au mois de février 1831, le peuple se soulève à Parme. Le duc bouillonne d’impatience d’aller au secours de sa mère, mais son grand-père s’y oppose, par crainte de la réaction de la France, et parce que la région bouillonne des revendications des carbonari, en partie favorables aux Bonaparte. D’ailleurs, la situation est vite rétablie, avec l’aide des baïonnettes autrichiennes.
Le 14 juin 1831, il prend son service au régiment d’infanterie hongroise n° 60. C’est aussi le jour de son « émancipation » et de la fin des fonctions de Dietrichstein à ses côtés.
Ses espoirs de se rendre à Brünn ou Prague sont déçus, il reste à Vienne, son régiment étant stationné dans la Alser-Kaserne. Il ne commande qu’un bataillon, alors qu’il pensait, comme l’archiduc Albert, qui n’a que 13 ans, être nommé colonel-propriétaire. Commence alors pour lui cette « interprétation pédantesque du métier militaire ». Les manœuvres succèdent aux longues heures passées à cheval. Le jeune officier se casse la voix à hurler les commandements. Il use sa santé, que n’améliore pas la nouvelle habitude qu’il a de fumer.
Comme s’il voyait la fin de sa vie approcher à grand pas, il jouit pleinement de la relative liberté qu’on lui accorde. En même temps qu’il cache, le plus qu’il le peut, son véritable état de santé, ne disant mot de ses accès de fièvre, de ses douleurs, de ses frissons, de ses accès de lassitudes, il se dépense sans compter, fait de longues mais exténuantes promenades à cheval dans la forêt viennoise. Dans son uniforme blanc, portant au côté le sabre que son père portait aux Pyramides, il fait chavirer le cœur des jeunes viennoises, lorsqu’elles le voient passer à cheval.
Mais cette vie débordante s’accompagne d’une dégradation de sa santé, au point que certains, à la cour, commencent à s’en inquiéter
En mai de cette année-là, le choléra s’abat sur l’Europe et Vienne. Toute la cour – et tous ceux qui gravitent autour – se réfugient à Schönbrunn, gardé par un cordon de troupes. Au début, le duc refuse de quitter sa caserne, mais il doit bientôt obéir à l’ordre de son grand-père de s’y rendre lui aussi.
« La volonté de l’Empereur, qui m’appelle, sauve je le sais mon honneur, mais elle ne peut pas apaiser ma conscience, et l’idée me révolte de fuir un péril quelconque quand mon devoir m’appelle » écrit-il à sa mère.
Le 16 septembre 1831, le duc reprend ses activités militaires. Pas pour longtemps : des cas de choléra se déclarant à la caserne, il doit de nouveau retourner à Schönbrunn. À Vienne, les victimes de l’épidémie sont nombreuses, on compte près de 2.000 morts.
Le 27 septembre, François apparaît si faible à la grande parade donnée sur la Schmelz, qu’il reçoit l’ordre de son grand-père de retourner au château. Il va rester trois semaines alité, atteint de catarrhe. Dans une longue lettre, il rassure sa mère : il n’est pas atteint par le choléra. Il lui dit sa confiance qu’il va bientôt retrouver sa santé. Ce que confirme le docteur Malfatti:
« Grâce à Dieu, l’état de S.A. s’est considérablement amélioré et son complet rétablissement est en vue. »
À la mi-novembre 1831, le choléra s’est éloigné et le duc retrouve la Hofburg. Mais il ne peut pas encore rejoindre tout de suite la caserne, se réfugiant dans la solitude et dans la mélancolie. Cette inactivité lui pèse, mais sans doute sent-il qu’elle est nécessaire à son rétablissement. Lorsqu’il se sent un peu mieux, il retourne à la chasse, se rend au théâtre. Les Viennois en profitent pour lui attribuer des tas d’aventures…
Au début de 1832, le Duc reçoit l’autorisation de reprendre ses activités militaires.
Le 9 janvier, il est à la parade devant le Burg. La baronne Luise von Sturmfeder assiste, avec le petit François-Joseph, le futur empereur d’Autriche, au défilé. Elle ne peut en réalité bien le voir, mais, comme le duc porte le chapeau « comme son père », elle a l’impression, de loin, de voir ce dernier, « ainsi qu’il est représenté sur les peintures de champ de bataille ».
Huit jours plus tard, il fait -16°C et le vent est violent, mais il assiste aux funérailles du général de cavalerie Siegenthal. Il doit brusquement, sa voix lui manquant, laisser son commandement et retourner à la Hofburg. Malfatti diagnostique une congestion pulmonaire.
En février, sa santé semble s’améliorer, mais son médecin le prévient : il devra, durant l’été, s’abstenir de tout service. Lui-même semble être parfaitement conscient de son état, même s’il cherche à dissimuler sa faiblesse à son entourage.
Le 17 mars, il écrit pour la dernière fois à sa mère, toujours à Parme. :
« Ma maladie principale est une rapide croissance » lui dit-il, ajoutant plus loin : « Si je pense à l’avenir qui peut s’ouvrir devant moi, je trouve que j’ai vis-à-vis de l’humanité le devoir sacré de me guérir ».
Mais Marie-Louise ne vient pas au secours de son fils : elle prend prétexte que la situation (ici aussi, le choléra sévit) ne lui permet pas de quitter son duché.
« Le devoir de tout Souverain est de sacrifier ses plus chères affections, pour rester au milieu du danger avec ses sujets »
écrit-elle le 14 mai à la comtesse de Crenneville. En réalité, rapportent les mauvaises langues, elle vient de faire une fausse couche.
Dietrichstein semble être le seul, dans l’entourage du duc, à être conscient de la gravité de la situation. Il est le seul à comprendre que, seul, un séjour en dehors de l’Autriche, à Naples, par exemple, peut encore le sauver.
La reine Caroline de Bavière écrit, le 25 mai, à l’archiduchesse Sophie qu’elle trouve totalement insuffisant que Malfatti ne fasse que suggérer Bad Ischl, qu’il faudrait l’envoyer, par exemple, à Nice, et « ne pas le sacrifier à de misérables considérations profanes, comme la politique »
Mais Metternich veille : il n’est pas question que le fils de Napoléon se montre en Italie, encore moins en France, même dans une chaise longue, sous peine de voir les peuples se soulever.
Pour ceux qui le voient alors, le destin du duc semble scellé. La baronne Sturmfelder écrit dans son Journal, le 13 mars, qu’il y a bien lieu « de se faire du soucis pour sa santé », et la princesse Metternich écrit, également dans son Journal, le 20 avril :
« Les médecins sont unanimes à considérer son état comme désespéré. Il crache déjà des morceaux de poumons et il ne pourra vivre que quelques mois encore. Telle est la volonté de Dieu ! Mais nous devons plaindre le destin de ce prince, à qui le talent, l’esprit et le génie ne manquent pas. »
Le 5 mai 1832, Metternich écrit personnellement à Marie-Louise pour l’informer de l’état de santé déplorable de son fils. Peu après Pâques, le duc retrouve Schönbrunn, le 22 mai. Le 1er juin, il reçoit Marmont pour la dernière fois.
Le 12 juin, au retour d’une promenade, qu’il a entrepris, malgré ses souffrances, en calèche découverte jusqu’à Laxenburg, il est pris d’une forte fièvre et se plaint, pour la première fois, d’une douleur au côté droit de la poitrine. Dans la nuit, il crache du sang.
Le 20 juin, il se confesse à l’abbé Wagner. Puis il reçoit les Derniers Sacrements, mais de telle façon qu’il ait l’impression de seulement communier.
Le dimanche 24 juin, Marie-Louise, enfin, est à Vienne et peut embrasser son fils. Les jours qui suivent ne vont être qu’une lente agonie, entrecoupée de moments de rémission, comme ce 4 juillet, lorsqu’il peut, un cours instant, quitter son lit et s’installer sur le balcon de sa chambre.
Le 7 juillet, le chancelier Metternich est à son chevet et lui promet, enfin, de lui chercher un logement à Naples !
« Je ne peux me rappeler d’avoir jamais vu une image plus terrible de destruction », écrira-t-il à l’empereur.
Deux jours plus tard, on transporte le duc dans une autre chambre du château. Il va vivre ses derniers jours dans la même pièce qui servit de bureau et de chambre à coucher à son père, en 1805 et 1809.
Les visites de sa mère sont devenues inutiles, il ne l’entend plus.
Le 16 juillet, il ne peut plus lui-même parler, et ne s’exprime que par des signes. Sa langue et son palais ressemblent à une plaie purulente, que l’on cache avec un mouchoir. Il dégage une odeur si fétide, que le baron de Moll, attaché à la maison militaire du duc, est pris de vomissements. « Son corps n’est plus qu’un squelette » écrit ce dernier.
Le 21 juillet, Marie-Louise rend pour la dernière fois visite à son fils et reste auprès de lui jusqu’à 21 h 30. Moll est au chevet du Duc jusqu’à 1 h 30 du matin. Un peu avant quatre heures du matin, il est sorti du sofa où il s’était allongé, par le serviteur Lambert, qui veillait auprès du lit du malade.
Marie-Louise, avertie en hâte, pourra encore voir son fils vivant.
Ce matin du 22 juillet 1832, quelques minutes après cinq heures, le fils de l’Aigle rend son âme à Dieu.
Après l’autopsie, par les docteurs Semlitsch, Malfatti, Wierer, Edler von Sticker, Rinna et Zangerl, le cœur est placé dans un vase canope, pour être gardé dans la crypte des Capucins, les viscères étant enfermés dans une urne en argent, scellée dans une boite boîte métallique, destinée à la crypte de la cathédrale Saint-Étienne. Puis, le duc de Reichstadt, revêtu de son uniforme blanc de colonel du régiment d’infanterie Nassau, est présenté au public, dans un cercueil habillé de velours rouge, sur une table recouverte d’un drap noir, dans le salon des Laques. Beaucoup de ceux qui défilent devant sa dépouille ne peuvent retenir leurs larmes.
Le corps est plus tard transporté, de nuit !, sur une civière tirée par deux barbeaux, et entourée d’officiers à cheval du régiment de Wasa à la chapelle de la Hofburg, où il est veillé. Devant le catafalque sont présentées ses armes, ainsi que l’urne contenant son cœur, et celle contenant ses entrailles. Des officiers de la Garde forment le piquet d’honneur. Une foule nourrie, malgré l’heure tardive, va défiler devant la dépouille.
Le 27 juillet, selon le cérémonial ancestral prévu pour un archiduc, Napoléon-François-Joseph-Charles, prince impérial, Roi de Rome, duc de Reichstadt, après avoir été transporté de la Hofburg, sur le catafalque rouge et or des archiducs, par la Michaelerplatz et l’Augustinerstrasse, jusqu’au Neuermarkt, est descendu dans la Crypte des Capucins – la Kaisergruft, « ce débarras de rois » dont parle Edmond Rostand.
Sur le cercueil, une plaque de cuivre porte une inscription en latin. Ce fut le seul document à mentionner, en Autriche, que le corps enfermé dans ce cercueil était le fils de Napoléon, empereur des Français et, par sa naissance, Roi de Rome !
Épilogue
Cet exposé aurait pu se terminer là.
Et pourtant, il était dit que le fils de Napoléon serait, une fois encore, l’objet de pensées politiques.
Le 15 décembre 1940, par un temps pluvieux, cent ans après l’inhumation de l’Empereur aux Invalides, l’Aiglon est enfin de retour auprès de son père.
Cela se passe, hélas, dans des conditions tragiques.
La France vient de connaître la pire débâcle de son histoire et se retrouve occupée par l’armée allemande. Adolf Hitler espère, en faisant ce geste; se rallier les Français à sa cause.
C’est Otto Abetz (ambassadeur du Reich à Paris, en 1940) qui avait émis cette idée de restitution, deux ans auparavant, pensant que cela servirait à un rapprochement franco- allemand.
Au cours d’une conversation avec les autorités allemandes, Félicien Faillet, secrétaire de rédaction au journal l’Illustration, rappelle cette idée et insiste pour qu’elle soit réalisée. Le projet, cette fois, est adopté, et, c’est le baron Méchin, qui, s’occupant alors de la question des prisonniers, se chargea du dossier.
Le Führer, par un télégramme personnel, avise le maréchal Pétain de son intention, à l’occasion du centenaire du retour des cendres de Napoléon, de remettre à la France la dépouille mortelle de son fils, pour qu’elle repose désormais auprès de lui, sous le même dôme.
Le maréchal lui adressa aussitôt ses remerciements « et ceux du peuple Français». La nouvelle est tenue secrète jusqu’au dernier moment, afin d’éviter les curiosités inopportunes. C’est seulement dans la journée qui précède l’arrivée de la dépouille aux Invalides, qu’un petit nombre de journalistes parisiens reçoivent une invitation les conviant à se rendre à l’ambassade d’Allemagne, à 23 h., et beaucoup d’entre eux, en y arrivant, ignorent encore la raison de cette convocation à une heure aussi tardive.
Le cercueil du fils de l’empereur Napoléon, recouvert du drapeau tricolore, est finalement déposé, en pleine nuit, en présence d’une assistance restreinte.
Mais, dans la hâte, ou tout simplement par ignorance, les responsables d’alors oublièrent d’envoyer à Paris le cœur et les entrailles du duc : ces restes sont encore aujourd’hui à Vienne !
Robert Ouvrard
(Conférence présentée à l’Institut Français de Vienne, le 30 mars 2011)