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Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846)

Financier ou escroc ?

 

Gabriel Julien Ouvrard (Dictionnaire historique des Vendéens)
Gabriel Julien Ouvrard (Dictionnaire historique des Vendéens)

C’est à Cugand (dans l’actuel département de la Vendée) que naît, le 11 octobre 1770, Gabriel Julien Ouvrard. Il est le fils d’un papetier de la ville. Sa « vocation » de spéculateur lui est révélée dès l’âge de 19 ans. Dans les premières années de la Révolution, en effet, il lui vient à l’idée d’acheter, pour deux ans, la production de papier de la région nantaise, imaginant, avec justesse, que le bouillonnement d’idées va faire faire à l’édition un énorme bond en avant. Son investissement lui rapporte la coquette somme de 300 000 livres.

À la même époque, il s’associe avec des négociants de Nantes, qui font commerce régulier avec les colonies. Avec les bordelais Baour et Balguerie, il fait commerce de sucre, de coton, de café et d’indigo. Et les affaires vont bien : il devient bientôt millionnaire, ce qui, en ces temps troublés, on est en 1793, suffit à le faire considérer comme un accapareur. Alors, pour échapper à ceux qui aimeraient bien le voir derrière les barreaux d’une prison, il s’engage comme volontaire. L’uniforme, qu’il porte jusqu’à Thermidor, lui vaut certificat de civisme.

Ouvrard, le calme revenu, peut alors s’installer à Paris pour continuer d’y exercer négoce. C’est d’ailleurs dans ce milieu qu’il prend femme, épousant Élisabeth, la fille du négociant nantais Tébaud. Il va tromper cette dernière de manière assidue, et, de 1798 à 1804, sera l’amant de Theresia Cabarrus, la célèbre Madame Tallien, à qui il fera plusieurs enfants.

Dès 1795, Ouvrard reprend « les affaires ». Il acquiert des biens nationaux, continue de spéculer sur les denrées coloniales, se permet même de demander et d’obtenir des compensations pour la destruction, pendant la guerre de Vendée, de papeteries. Sa potion, au moment du Directoire, est en vue. Ses amis et relations se nomment alors : Michel, Vanlerberghe, Roy, Caroillon des Tillières. Il finance de nombreuses affaires, toutes ou presque toutes étant en rapport (par les frères Michel) avec les fournitures militaires et aux besoins des armées. Mais il est aussi engagé dans le secteur du bois et des forges, du blé (par Vanlerberghe).

Le 30 juin 1798, il soumissionne, auprès de l’amiral Bruix,  associé au négociant bordelais Claude Blanchart, pour l’ensemble des fournitures de la Marine (dans les ports, en mer et pour les forçats !), et ce jusqu’en…1804. Un an plus tard, s’y ajoute l’approvisionnement de la flotte espagnole, puis celui de l’armée d’Italie.  Le contrat est est parfaitement régulier, et Ouvrard et son associé livrent, jusqu’à la fin de 1799, pour plus de 48 millions de vivres et fournitures.

Cette même année Ouvrard s’assure la collaboration de Cambacérès. Protégé par Barras (au gouvernement duquel il a prêté 10 millions), il est désormais à la tête d’une immense fortune.

L’homme devient donc de plus en plus influent et peut envisager de jouer les premiers rôles lorsque Bonaparte arrive au pouvoir. Celui-ci a besoin d’argent : il demande, entre autres, 12 millions à Ouvrard, ce que ce dernier refuse, car il n’a pas encore été remboursé de son prêt précédent au Directoire. Bonaparte ne se sent pas en mesure de contrôler la grande finance et veux faire un exemple. Le projet d’Ouvrard de fonder un nouveau crédit public basé sur l’emprunt aux capitalistes, ce qui aurait sans aucun doute considérablement gêné l’Angleterre inquiète, ou gêne, le Premier Consul, qui n’entant pas devenir le simple exécutant de la finance.

De son coté, Ouvrard, croyant amener à sa merci Bonaparte, et, du même coup, mettre en difficulté ceux de ses concurrents qui viennent de fonder la Banque de France, Ouvrard réclame au Gouvernement le remboursement immédiat de l’avance de dix millions qu’il avait consentie au Directoire.

La réponse de Bonaparte ne va pas se faire attendre.

Les 16 et 26 janvier 1800, le conseil d’administration de la Marine examine (sur ordre ? c’est Bonaparte qui préside…) le marché Ouvrard. Il ne peut mettre à jour une quelconque malversation. Qu’importe ! Le 27, le décret d’arrestation est signé « …Le citoyen Ouvrard  n’offre ni la responsabilité, ni responsabilité pour soixante-deux millions qu’il a reçu, ni garantie pour la continuation du service qu’il a entrepris, et tout accuse dans sont traité et dans son exécution la dilapidation et l’infidélité. En conséquence, les Consuls arrêtent que le citoyen Ouvrard sera mis en arrestation, le scellé apposé sur ses papiers et le séquestre provisoire sur ses effets mobiliers et immobiliers. »

Thérésa Tallien (Wikipedia)
Thérésa Tallien (Wikipedia)

En fait, c’est un arrêté consulaire, portant la seule signature de Bonaparte, qui précise les mesures ordonnées, en parfaite contradiction avec la Constitution. Sans doute prévenu par Joséphine ainsi que par un des conseillers de Bonaparte, Ouvrard s’empresse de disparaître, se réfugiant chez sa maîtresse (Tallien est resté en Égypte), qui, le 1er (ou le 5 ?) février 1800, met au monde leur premier enfant. Huit jours plus tard, il réapparaît, retrouve sa maison, sur laquelle ont été apposés des scellés, où il est mis en arrestation, sous la surveillance de deux gendarmes.

La rencontre entre Thérésa Cabarrus, « Madame Tallien », « Notre-Dame de Thermidor » et Ouvrard semble se situer à l’automne 1798, au cours d’une chasse donnée au château de Grosbois. Certains prétendent (en clair : le Directeur La Réveillère-Lépeaux) qu’elle aurait fait l’objet d’un marché honteux entre Barras et Ouvrard. Quoiqu’il en soit, à partir de cette date, Thérésa est fréquemment vue au coté du fournisseur des armées.  A peine six mois après leur rencontre, celui-ci offre à sa maîtresse une maison près de la rue de Babylone.

Leur liaison, parfois tapageuse, durera six ans et sera prospère : en plus de Clémence Isaure, naîtront : Jules-Joseph-Édouard, le 19 avril 1801, ClarisseGabriel-Thérésa, le 21 mai 1802 et Stéphanie-Caroline-Thérésa, le 2 décembre 1803..

C’est d’ailleurs chez Thérésa que Bonaparte et Ouvrard se rencontrèrent. Ouvrard écrivit plus tard dans ses Mémoires : « J’étais loin de prévoir qu’il tiendrait dans ses mains les destinées du monde et que son inimitié aurait une si funeste influence sur ma vie« .

Les rapports de Madame Tallien avec Bonaparte seront toujours très tendus. Il écrira un jour à Joséphine :

« Je te défends de voir madame Tallien, sous quelque prétexte que ce soit. Je n’admettrai aucune excuse. Si tu tiens à mon estime, ne transgresse jamais le présent ordre ».

Devenu empereur, il lui refusera un jour une invitation pour le bal des Tuileries, au prétexte qu’elle avait  » eu deux ou trois maris, et des enfants de tout le monde« . Reine du Directoire, elle ne pourra devenir celle de l’Empire.

De là, il écrit à Bonaparte :

« Général !

Au mépris des lois qui protègent un citoyen dans ses biens et dans sa personne, vous venez d’attenter à ma liberté. A l’armée, sous la tente d’un dictateur, un acte aussi arbitraire pourrait trouver des approbations; mais en France, de la part du Chef du Gouvernement, il ne peut qu’exister l’indignation des amis de la justice et la résistance de tout homme qui connaît ses droits. Si vous croyez avoir agi en vertu d’une loi, que les tribunaux soient juges entre nous; en attendant, je ne cesserai de protester contre une telle mesure; certain, si je ne puis arrêter votre despotisme d’éveiller l’attention des citoyens sur les dangers qui les menacent.

J’ai l’honneur etc. »

Cette arrestation jette la consternation et inquiète le monde des affaires, d’autant que Bonaparte, qui s’entête, fait paraître des articles visant à déconsidérer Ouvrard. Une délégation de banquiers et de commerçants est envoyée à Bonaparte pour « l’avertir des mauvais effets d’une mesure qui dans un seul individu frappe le commerce et détruit la confiance.« 

Bonaparte ne veut pas céder : il demande à une commission du Conseil d’État de vérifier les papiers saisis au domicile d’Ouvrard, qui établi ainsi que la fortune de celui-ci est de 29 millions, ce qui met en rage le Premier Consul, qui n’a pu obtenir de lui, on l’a vu, un centime ! De plus, cette vérification fait apparaître les prêts consentis par Ouvrard à Joséphine pour, notamment, l’achat de Malmaison. Bonaparte demande l’examen des comptes du fournisseur.

Ce sont Cambacérès (qui dirige d’ailleurs le service du contentieux d’Ouvrard depuis 1799…) et, surtout, Lebrun, qui font reconnaître à Bonaparte son erreur.

Il est bientôt libéré, la vérification de ses comptes n’ayant rien révélé d’anormal (en fait l’État lui doit au moins quatre millions !), mais il sait maintenant que son rôle sera, dans le futur, celui d’un homme dont les services ne seront utilisés qu’en cas de besoins impérieux. De nouveau fournisseur de l’État, en quelque sorte !

Ces besoins vont très rapidement se faire sentir, et l’on fait de nouveau appel à lui, pour les fournitures de l’armée qui va aller gagner des lauriers à Marengo, pour une importante livraison de blé, enfin pour l’approvisionnement du camp de Boulogne, où se prépare l’invasion de l’Angleterre. Symbole de sa puissance retrouvée, la Compagnie des Négociants Réunis se voit même confier, en juin 1804, le service du trésor Public, à la place de l’Agence des receveurs généraux, incapable, en temps de guerre, de faire face à ses obligations.

On est alors à l’automne 1804. Ouvrard voyage en Espagne et, dans son esprit, germe un projet insensé : il ne s’agit rien moins que d’obtenir, pour la Compagnie des Négociants Réunis, le monopole du transfert vers l’Europe des piastres du Mexique, et celui du commerce avec l’empire espagnol en Amérique. Cela lui permettrait, pense-t-il, de se rembourser des dettes contractées par le gouvernement espagnol envers les fournisseurs de sa flotte, acquitter le subside dû à la France par l’Espagne, et aider le Trésor public français (notamment vis-à-vis de ses fournisseurs, dont l’un des premiers d’entre eux, Ouvrard lui-même).

Idée brillante, sans doute, mais qui ne tient pas compte de l’Angleterre. Celle-ci, sentant le danger, déclare dans la même temps la guerre à l’Espagne. Tout va s’écrouler, même si, un moment, Ouvrard imagine de faire transporter les piastres par des navires réputés « neutres ». Il perd le contrôle de l’opération et la défaite de Trafalgar, qui scelle la suprématie maritime de l’Angleterre sonnera le glas de l’opération..

Mais la guerre, qui suscite un besoin urgent de numéraire pour les approvisionnements militaires, entraîne une pénurie chronique du Trésor, dont les ressources ordinaires deviennent insuffisantes.  La Banque de France se trouve alors « forcée d’escompter davantage » (dixit Perregaux), aux maisons de négoce en rapport avec le gouvernement, et tout particulièrement à la Compagnie des Négociants Réunis, qui a à sa tête, en plus d’Ouvrard, le banquier Desprez, régent de la Banque. Grâce à ce dernier, la Compagnie se fait escompter par la Banque, à titre extraordinaire pour des dizaines de millions de traites, ne reposant sur aucune valeur réelle. La Banque est amenée ainsi à restreindre considérablement ses escomptes commerciaux, ce qui n’empêche pas son encaisse métallique de fondre, alors que le montant de ses billets en circulation double. D’où un discrédit inévitable, et un début de panique parmi les porteurs de ses billets qui se précipitent aux guichets de la Banque pour en obtenir le remboursement.

Le 9 août 1805, encore à Boulogne, Napoléon avait écrit à Barbé-Marbois :

Si la réserve est petite, c’est la faute à la Banque ; c’est qu’on négocie un grand nombre de petits papiers de circulation qui n’ont pas de marchandises derrière. Cela sera ainsi tant qu’on escomptera par actions, ce qui est contraire à la loi. Mon intention est que cette manière d’escompter finisse. C’est là où est tout le mal.

Le 24 août, dans une étonnante longue lettre à son ministre du trésor public, il lui affirme que le Trésor public doit aider la Banque à faire face à cette crise, ajoutant :

Malgré le mauvais esprit et la méfiance dont plusieurs Régents sont animés, j’arrêterai, s’il le faut, la solde de mes troupes pour la soutenir.

Et le 28 août il menace :

S’il arrivait des événements à la Banque, les Régents en seraient responsables, vu l’infraction et les transgressions de la loi.

Le 24 septembre, Napoléon qui Saint-Cloud, pour entrer personnellement en campagne contre l’Autriche et la Russie (2 décembre 1804 : Austerlitz). Il va suivre, de loin et avec irritation, les évènements financiers.. Le jour même de son départ de Paris, la foule stationnait devant les portes de la Banque de France : le peuple a peur de la guerre (qu’il a appris à oublier depuis trois ans) et veut récupérer du numéraire. Ces attroupements vont aller en grandissant dans les jours qui suivent. L’annonce de la victoire d’Ulm n’amène qu’un répit temporaire, car, bientôt, c’est celle de la débâcle de Trafalgar : les queues se reforment devant la banque. Fouché doit intervenir :

Le maintien de l’ordre ne me permet pas de tolérer plus longtemps la foule qui depuis quelques jours s’accroît et se presse autour de la Banque pour l’échange des billets. (Le Moniteur)

ce à quoi Barbé-Marois rétorque , par le même canal :

La solidité de cet établissement rend cette inquiétude absolument vaine (Le Moniteur)

La faillite du banquier Récamier n’est cependant pas là pour calmer les inquiétudes.

Le 15 novembre, l’Empereur est à Schönbrunn et transmet par écrit son opinion sur ces problèmes de numéraire :

Je ne sais à quoi pense Marbois; je crois qu’il est devenu fou. Il voudrait que je convoquasse le Corps législatif pour avoir de l’argent. Il est vraiment extraordinaire que, devant me savoir occupé comme je le suis, il vienne me faire des sermons si ridicules. S’il n’y a point d’argent, c’est qu’il y a de l’agio, que les Régents de la Banque ne suivent aucune loi consécutive de leur Banque, et que Roger n’y entend rien; on le dupe.

Lorsque, sur les injonctions réitérées de Napoléon, Cambacérès envoie un long rapport pour expliquer ce qui s’est passé, son rapport se croise avec la nouvelle de la victoire à Austerlitz. Si la crise financière est ainsi évitée, la colère de Napoléon n’est pas apaisée pour autant.

Le 15 décembre, il écrit à Barbé-Marbois :

Si vous avez eu des comptes satisfaisants à me rendre pendant quatre ans, c’est que vous avez suivi ce que je vous ai dit; mes finances sont dans une situation critique parce que, depuis quatre mois, vous vous en êtes écarté.

Il n’y a aucun de vos embarras que je n’aie prévu, même ceux de la Banque; vous êtes un très honnête homme, mais je ne puis ne pas croire que vous êtes entourés de fripons. Au reste je serai dans peu dans ma capitale et j’arrangerai mes affaires.

En attendant restreignez-vous dans les attributions de votre ministère, vous n’avez point le droit de donner un sou sans une ordonnance du ministre et le ministre ne peut ordonnancer que sur le crédit que je lui ai accordé. Je ne sais comment vous avez pu méconnaître ce principe et changer la destination d’aucune somme; d’ailleurs, le monde périrait, vous n’avez pas le droit de sortir de vos attributions.

Le 23, de Schönbrunn, c’est à Joseph qu’il fait part de sa colère :

Mon Frère, je vous envoie une lettre ouverte dont vous prendrez connaissance, et que vous remettrez à M. Barbé-Marbois après l’avoir cachetée. Je doute si je dois attribuer à la trahison ou à l’ineptie la conduite de ce ministre. Il a avancé aux fournisseurs quatre-vingt-cinq millions de l’argent du trésor. Si j’avais été battu, la coalition n’avait pas un allié plus puissant. Je suspends mon jugement jusqu’à ce que j’aie pu éclaircir par moi-même la nature d’un si énorme déficit. Causez-en confidentiellement avec le ministre des finances, et veillez, autant qu’il vous sera possible, à ce qu’il ne sorte pas un sou du trésor sans ordonnance, et à ce que le mal ne s’aggrave pas. M. Barbé-Marbois a trahi son devoir. Il est inutile de lui parler de cela et de trop l’alarmer jusqu’à mon arrivée, qui est imminente.

Vous pouvez montrer cette lettre au ministre des finances et faire venir secrètement le caissier qui tient les obligations, pour savoir ce qu’il en est sorti de sa caisse et vous assurer qu’il n’en sortira pas davantage. Je vous dirai franchement que je crois que cet homme m’a trahi. Ne dites rien de cela à M. Cambacérès, parce que les frères Michel y sont pour quelque chose  et que je ne sais pas jusqu’à quel point ses intérêts peuvent s’y trouver mêlés. Dites seulement légèrement à M. Marbois que ceci est l’avant-coureur d’un orage; qu’il n’y a qu’un moyen de le conjurer, c’est que les obligations soient rétablies au trésor à mon arrivée; qu’il fera bien de s’arranger avec Desprez pour faire tout rentrer dans l’ordre accoutumé, sans quoi l’orage éclatera. Il ne serait pas étonnant que Desprez et les deux ou trois meneurs de Barbé-Marbois, dans la crainte de ce qui leur arrivera, ne prissent le parti de faire rétablir les sommes. (ndlr: Deprez et Michel gèrent alors le patrimoine de Cambacérès)

Napoléon est de retour à Paris le soir du 26 janvier 1806. Il découvre une situation sérieuse : les fournisseurs ont perdu leurs gages espagnols, le commerce parisien à la déroute, due à un abus de l’escompte, une Banque de France compromise par son régent Desprez, enfin un Trésor public aux bords de la faillite.

Le lendemain, il commence par recevoir Cambacérès,

Je n’eu que le temps de prier l’Empereur de ne pas le (Barbé-Marbois) maltraiter. Il me le promit.

puis fait entrer dans son cabinet ses deux ministres, Gaudin et Barbé-Marbois, Mollien, qui est encore directeur général de la Caisse d’amortissement, les conseillers d’État, Defermon et Crétet, enfin les trois associés des Négociants Réunis, ainsi qu’un commis du Trésor, Roger, soupçonné d’avoir touché un pot-de-vin d’un million.

Le ministre Mollien
Le ministre Mollien

La scène a été rapportée par Mollien :

Alors, pendant une heure, il me sembla que la foudre tombait sur trois individus sans abri. L’un, Desprez, fondait en larmes ; l’autre, Roger, balbutiait des mots incohérents ; le troisième, Ouvrard, restait immobile comme un roc, ne proférant pas une parole, semblant dire par son attitude que, rien n’étant plus passager qu’une tempête, il suffit de savoir en attendre la fin.

Barbé-Marbois tente de se disculper. 

J’ose espérer que Votre Majesté ne m’accusera pas d’être voleur.

Ce qui lui vaut pour réponse :

Je le préférerais cent fois : la friponnerie a des bornes, la bêtise n’en a point.

Napoléon lui fait porter toute la responsabilité de la mauvaise gestion du Trésor, et, le soir même, son porte-feuille lui est retiré, au profit de Mollien.

Paris 27 janvier 1806

Monsieur de Champagny, m’étant déterminé à ôter le portefeuille du ministère du trésor public à M. Barbé-Marbois, je désire que vous vous transportiez dans la journée chez ce ministre, auquel vous annoncerez mes intentions. Vous aurez soin de lui faire connaître que je suis porté à ce changement par des considérations relatives au bien de mon service,. Vous vous transporterez en même temps chez M. le conseiller d’État Mollien, auquel vous remettrez le portefeuille du ministère du trésor public. Vous ferez en même temps connaître à l’archichancelier que j’admettrai ce soir M. Mollien au serment qu’il doit prêter entre mes mains, afin qu’il puisse, dès demain, prendre possession de son ministère. (Correspondance de Napoléon)

Ce dont il informe Joseph, bientôt roi de Naples :

Paris 27 janvier 1806

Je suis arrivé hier soir à Paris. J’ai présidé ce matin mon conseil. J’ai été indigné de la mauvaise direction que M. Barbé-Marbois a donné à mes finances. Je lui ai ôté le portefeuille. J’ai nommé le conseiller d’État Mollien pour le remplacer (…) (Correspondance de Napoléon)

Les Négociants réunis se voient réclamés la coquette somme de 141 millions.  Ouvrard commence par en rembourser 37, en piastres, mais suspend ses paiements, en décembre 1807, lorsque ses magasins sont saisis. Il est cependant autorisé à continuer ses affaires, mais il doit encore trop au Trésor public : il est arrêté et incarcéré à Sainte-Pélagie en juin 1809.

Il est bien sûr rapidement remis en liberté.

Il va bientôt être impliqué dans des négociations secrètes de paix avec l’Angleterre, dont l’instigateur n’est autre que Fouché :

J’y employai (envoyer des agents à Londres) M. Ouvrard, pour deux raisons : d’abord parce qu’une ouverture politique, à Londres, ne pouvait guère être entamée que sous le masque d’opérations commerciales, et ensuite parce qu’il était impossible de confier une mission aussi délicate à un homme plus rompu aux affaires, d’un caractère plus insinuant et plus entraînant. (Fouché – Mémoires)

C’est  M. Fouché (qui) se  servait d’un nommé Ouvrard, fameux fournisseur, connu d’abord par sa grande fortune et ensuite par une banqueroute très considérable qu’il fit l’année dernière (Nesselrode – Lettres et papiers)

L’Empereur (qui fait également mener des négociations de son coté) a bientôt vent de ce que trame Fouché

Comme il sait que seule le retour de la paix maritime, c’est à dire la paix avec l’Angleterre, peut permettre aux (à ses) affaires de redémarrer, il manigance, en mai 1810, un projet secret de paix avec celle-ci, dans lequel sont impliqués Fouché, mais aussi Louis, le roi de Hollande.

Le 2 juin, en plein Conseil, Napoléon demande à Fouché ce que M. Ouvrard est allé faire à Londres.

Le lendemain de son retour à Paris sa colère contre le duc d’Otrante éclat dans un conseil des ministres réuni à Saint-Cloud où, dans des expressions très fortes, il l’accusa d’avoir trahi sa confiance, d’avoir dépassé les limites de ses attributions, de l’avoir compromis vis-à-vis d’une puissance étrangère, en un mot d’avoir manqué à ses devoirs et prévariqué dans son ministère (Nesselrode – idem)

Le ministre répond :

M. Ouvrard, se croyant en mesure par M. Labouchère, (ndlr. de la maison Hope, à Amsterdam) gendre de Sir. Francis Baring, de sonder le terrain à Londres pour la paix, il lui avait recommandé de chercher à connaître les dispositions du ministère

qui se voit rétorquer

Ouvrard a été beaucoup plus loin. Il a fait des ouvertures, a présenté des articles. S’il n’a pas été autorisé par vous, il doit être arrêté comme un homme dangereux et coupable.

Les papiers d’Ouvrard sont examinés par Desmarest :

Les papiers de M. Ouvrard firent connaître clairement les points suivants :

  • qu’il avait suivi, par M. Labouchère, une négociation avec le premier ministre, marquis de Wellesly;
  • qu’il avait établi pour base que l’Empereur était disposé (mais à cause de son mariage seulement) à se relâcher sur Malte, Naples, les îles Ioniennes, la Hollande et même l’Espagne. Ce sont les termes formels d’une note de la main de M. Ouvrard neveu, remise à l’Empereur par le roi de Hollande qui la tenait de M. Labouchère;
  • qu’on avait proposé au marquis de Wellesley de s’entendre sur les États-Unis d’Amérique, c’est-à-dire d’y envoyer une armée française sur une flotte anglaise. (Desmarest – Quinze ans de haute police sous le Consulat et l’Empire)

qui procède également à un interrogatoire :

Je le trouvai fort calme; et, contre mon attente, il m’assura n’avoir point agit sans prévenir l’Empereur, dont il avait eu le consentement positif, quoique indirect ( Desmarest – idem)

Quoiqu’il en soit, Ouvrard est arrêté (Fouché en même temps, perd son poste, et est remplacé par Savary), et visite de nouveau les prisons : l’Abbaye, Vincennes, Sainte-Pélagie encore.

Le même jour, il fit arrêter Ouvrard, contre lequel il avait, d’ailleurs, d’anciens griefs (Nesselrode – idem)

Il n’est libéré, moyennant cautionnement, qu’en septembre 1813.

Il va se faire oublier jusqu’à la Restauration. Sa famille et des prête-noms, l’avait aidé à mettre ses biens à l’abri. Le nouveau régime lui fait remise de sa dette envers le trésor public… et lui confie l’approvisionnement en blé du pays et de sa capitale ! Le retour de l’île d’Elbe ne change rien : Napoléon lui confie même l’approvisionnement de l’armée de Waterloo ! Après la défaite, Wellington loge chez lui, il devient le familier du duc de Richelieu. C’est avec lui qu’il revient sur son idée de toujours : fonder le crédit public sur un grand emprunt. Il participe à la création , en 1816, de la Caisse d’amortissement, et négocie l’emprunt libératoire du territoire.

En 1823, c’est l’intervention française en Espagne : on fait de nouveau appel à lui, comme munitionnaire général, ce qui n’est pas du goût des militaires, qui complotent contre lui et convainquent son ancien associé, Seguin, à réclamer une vieille créance, dont il ne peut S’acquitter : c’est de nouveau la prison, de 1824 à 1829. Toutefois, il n’est pas un prisonnier ordinaire, vivant largement et continuant de gérer ses affaires.

À sa sortie de prison, il recommence ses nombreuses opérations financières dans toute l’Europe. Il s’établit définitivement à Londres, en janvier 1846. C’est là qu’il décède, six mois plus tard, le 21 octobre 1846. Il repose au cimetière du Père-Lachaise de Paris (20e division – chapelle de la famille Rochechouart .

La tombe de Gabriel Ouvrard au cimetière du Père Lachaise
La tombe de Gabriel Ouvrard au cimetière du Père Lachaise

 

NOTE

Le 5 janvier 1822, en l’église Saint-Roch de Paris, la fille d’Ouvrard, Élisabeth, épousait le général commandant la Place de Paris, le comte Louis Victor Léon de Rochechouart, descendant de l’une des plus illustres familles de France. Le contrat de mariage avait été signé le 13 décembre 1821, à la résidence parisienne du financier, 24 place Vendôme, en présence du roi Louis XVIII, de leurs Altesses Royales, le comte d’Artois, héritier de la Couronne et la comtesse, du duc d’Orléans et de la future reine des français, Marie-Amélie avec leurs fils aîné, le duc d’Angoulême et sa femme (Madame Royale), dernière fille de Louis XVI, de duc de Richelieu, oncle du futur marié, du ministre Maurice de Talleyrand-Périgord, des banquiers Grefhule et Lesseps.

Quelques repères bibliographiques

  • J. Ouvrard. Mémoires. Paris, 1827
  • Le financier Ouvrard – Tallandier, Paris, 1992
  • G.J. Ouvrard. Calmann Lévy, Paris, 1929.
  • Tel fut Ouvrard. Fasquelle, Paris, 1954.
  • Les français vus par eux-mêmes – Le Consulat et l’Empire. Laffont, Paris, 1998
  • Quinze ans de Haute-Police sous le Consulat et l’Empire. Levavasseur, Paris, 1833