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Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, Madame de Staël (1766-1817)

Ce qui caractérise le gouvernement de Bonaparte, c’est un mépris profond pour toutes les richesses intellectuelles de la nature humaine : vertu, dignité de l’âme, religion, enthousiasme, voilà quels sont, à ses yeux, les éternels du continent (Madame de Staël – Dix Années d’Exil)

 

Jacques Necker
Jacques Necker

Celle qui écrira ces lignes naît  le 22 avril 1766, à Paris (hôtel d’Halwyll, 28 rue Michel-le-Comte). Son père Jacques Necker, solide bourgeois de Genève, habile aux affaires, s’était fait une grosse fortune avant d’épouser Suzanne Curchod, du canton de Vaud, fille d’un pasteur devenue orpheline et restée pauvre. Ce sont des protestants convaincus, avec ce que cela sous-entend de  moralité, de tolérance et d’ouverture d’esprit. S’ils sont calvinistes fervents, ils ne sont ni puritains, ni dogmatiques. Ils élèvent donc Germaine dans la religion, mais avec humanisme et respect des vertus humaines.

Bientôt établis à Paris, les talents financiers de Jacques Necker  sont rapidement si bien reconnus  qu’il devient, avec son associé Thelusson, directeur général des finances, poste qu’il va occuper de 1777 à 1781. Cette année là, sa franchise ne lui porte pas chance : sa critique des dépenses publiques et des gaspillages de la cour lui valent son renvoi. Sept ans plus tard, Louis XVI le rappellera au même poste.

Suzanne Curchod
Suzanne Curchod

La mère de Germaine, de son coté, a tenu et tient salon dans la capitale, en fait le dernier des grands salons de l’Ancien Régime, où l’on discute amplement littérature, mais aussi politique. Ici les Encyclopédistes côtoient, croisent les Buffon, Diderot, d’Alembert, Grimm, Mably, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, Mme Geoffrin, Mme Du Deffand, etc. Et aussi des amis de Suisse, car les Necker ont l’amitié solide.

Lorsque son père prend pour la première fois la responsabilité des finances du royaume, la petite Germaine n’a que dix ans. Lorsque l’on sait que sa mère l’admet déjà dans son salon, on conçoit l’influence que va avoir sur elle ces rencontres avec tous ces familiers des affaires de l’État, ces ministres, ces diplomates. Bientôt elle va même avoir « son » cercle et conversera dignement avec eux.

Germaine Necker à 14 ans
Germaine Necker à 14 ans

Tout ceci n’empêche pas que l’on s’attache à l’éducation de la petite. Sa mère lui dispense une éducation très soignée, qui dépasse de loin celle qu’on donne aux jeunes filles du même milieu. Germaine apprend l’anglais et le latin, la diction, la musique, la danse ; on l’envoie au théâtre très jeune. Elle lit et écrit beaucoup.  Bientôt, elle  diffère tellement des autres femmes qu’elle déconcerte ses contemporains.

En mai 1784, les Necker achètent le château de Coppet, destiné à jouer un grand rôle dans la vie de leur fille.

« On gravit une rue étroite aux arcades de style bernois, on laisse quelques maisons placides aux toits tuilés en bistre, tout est paix, on se croirait enveloppé par l’âme du lac, au bord duquel les cygnes pontifient. On tourne à droite, on suit une allée d’ormes, on franchit une grande grille, pour entrer dans la cour d’honneur, en face du beau château ni trop imposant ni trop peu, deux étages sous un haut toit pentu, trois portes vitrées au centre donnant sur le hall, un fronton de pierre en triangle allongé portant les armes des Necker, « de gueule au cygne d’argent sur une mer de même ». Toute sa beauté vient de l’équilibre et des sages proportions, typiques du XVIIIe siècle. Un donjon carré, à l’angle nord, évoque un passé plus lointain. Les trois autres coins sont des tours arrondies. A droite, un pressoir, à gauche une écurie. Une immense vigne vierge, flamboyante à l’automne, grimpe à l’assaut des murs. Quand on franchit la grille, si l’on va droit à l’entrée, on ne remarque pas forcément, à gauche, à droite de l’entrée, deux fontaines murales dont un filet d’eau coule continuellement. Au-dessus de chacune d’elles, une date gravée sur l’ordre de Necker dès l’achat du château et de la baronnie, donc avec huit ans de retard : 1766…. l’année de la naissance de sa fille. Coppet, c’est le château de l’infante, mais beaucoup d’infantes auraient voulu être aimées et gâtées de cette façon par leur père.

Le domaine de Coppet
Le domaine de Coppet

De l’autre côté du château, comme il arrive souvent, on sort de plain-pied dans le pare de dimension relativement modeste, enclos d’un haut mur. Son centre est dévoré par une grande pièce d’eau toute ronde, presque un étang; ses eaux dormantes sont parsemées de plantes aquatiques et de feuilles arrachées par le vent à quelques hêtres pourpres et plusieurs arbres exotiques, un sophora notamment, dont les plants donnés à Mme Necker par Buffon, son vieil amoureux transi, ont été pris au Jardin du Roi et transportés jusqu’ici avec moult précautions. Avec un siècle d’avance sur eux, un cèdre gigantesque, deux fois haut comme le château, veille majestueusement sur la paix de ce lieu unique. Une pelouse fait un anneau de vert vif autour de l’étang. Un ruisselet murmure sur tout un côté du parc, et là ont été aussitôt posés, en 1784, jusqu’à la fin du monde, on dirait, les bancs sur lesquels elle s’est assise. (Claude Manceron, in La Révolution qui lève, Laffont, 1979)

Pourtant, Germaine ne s’habituera pas tout de suite à ce qui deviendra plus tard son asile :

C’était à Coppet que mon père était le plus heureux , certes, mais  je craignais mortellement qu’il voulut passer sa vie dans sa terre. Qu’il me pardonne : je n’ai pas encore assez fait provision de souvenirs pour vivre sur eux le reste de ma vie. Ce ne sont pas les illusions, les plaisirs qui me retiennent, mais mon cœur qui l’adore tremblerait cependant si la porte à jamais se refermait sur nous trois.

Le 14 janvier 1786,

Son Excellence Eric Magnus, baron de Staël de Holstein
Son Excellence Eric Magnus, baron de Staël de Holstein

Son Excellence Eric Magnus, baron de Staël de Holstein, chevalier de l’Ordre de l’Épée, chambellan de Sa Majesté la Reine de Suède et ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté suédoise à la Cour de France, a épousé Damoiselle Anne, Louise, Germaine, native de Paris, fille mineure et légitime de Messire Jacques Necker, ancien Directeur Général des Finances de France et de noble Dame Louise Curchod Nass, sa légitime épouse.

 

L’heureux époux est de 17 ans l’aîné de l’épousée, mais il est protestant, et les Necker ne veulent pas d’un catholique pour leur fille ! Voilà déjà deux trois ans que l’on « fiançait » Germaine aux quatre coins de l’Europe. Staël s’était déjà porté candidat, en 1779, mais la petite n’avait quand même que 13 ans. Il fut patient ! Entre temps, des noms prestigieux seront avancés . Le beau Fersen, le comte Stedingkt, tous deux suédois; ou Georges-Auguste de Mecklembourg; ou William Beckford, qui a connu les Necker avant qu’ils ne s’installent à Coppet, mais dont la triste société agit sur lui comme repoussoir; où William Pitt lui-même (là l’esprit se plait à rêver…), mais là, c’est Germaine qui s’était refusée; Narbonne, déjà, mais il est catholique (n’empêche, ils se reverront plus tard…). Et c’est finalement Staël qui parvient au port !

Elle désirait vivre à Paris, et M. le baron de Stael était le seul parti protestant qui pût lui donner un état dans cette ville

mande la mère de Germaine à Madame de Portes. Et puis, il est doux, aimable, honnête et sensible.

Quant à la mariée, elle admet  que :

c’est un homme parfaitement honnête, incapable de dire ni de faire des sottises, mais stérile et sans ressort; il ne peut me rendre malheureuse que parce qu’il n’ajoutera pas au bonheur, et non parce qu’il le troublera.

Le mariage est célébré par un pasteur dans la chapelle luthérienne de l’ambassade de Suède. Quelques jours plus tôt (le 6) la famille royale a solennellement signé le contrat de mariage, Louis XVI mettant de coté son antipathie pour le banquier genevois (toujours en disgrâce). Lequel constitue à sa fille, en dot inaliénable, six cent cinquante mille livres.

La cérémonie terminée, Germaine, comme le veut « l’usage », retourne pour cinq jours  chez ses parents, au terme desquels elle écrit à sa mère :

Ma Chère Maman,

Je ne reviendrai pas ce soir chez vous. Voilà le dernier jour que je passe comme j’ai passé toute ma vie. Qu’il m’en coûte pour subir un tel changement ! Je ne sais s’il y a une autre manière d’exister; je n’en ai jamais éprouvé d’autres, et l’inconnu ajoute à ma peine. Ah! je le sais, peut-être j’ai eu des torts envers vous, maman. Dans ce moment, comme à celui de la mort, toutes mes actions se présentent à moi, et je crains de ne pas laisser à votre âme le regret dont j’ai besoin ( … ). Mais je sens en ce moment, à la profondeur de ma tendresse, qu’elle a toujours été la même. Elle fait partie de ma vie et je me sens tout entière ébranlée, bouleversée, au moment où je vous quitte. Je reviendrai demain matin, mais cette nuit je dormirai sous un toit nouveau ( … ).

Je ne finirais pas : j’ai un sentiment qui me ferait écrire toute ma vie. Agréez, maman, ma chère maman, mon profond respect et ma tendresse sans bornes.

M. de Staël vous portera ma lettre. Il ne l’a pas vue : j’aurais trop gêné mes expressions, et malgré moi le plus vif sentiment de ma vie se serait montré de force.

Ce jeudi matin, chez vous encore » (Madame de Staël – Correspondance générale)

Ce n’est donc pas vraiment un mariage d’amour et Germaine, sa vie durant, ira chercher le bonheur ailleurs, de Narbonne à Benjamin Constant (elle rencontrera celui-ci dès 1794, à Paris).

Mais cette union, dont naîtront quatre enfants : Gustavine (1787 – 1789), Auguste (1790 – 1827), Albert (1792 – 1813) et Albertine,  futur duchesse de Broglie (1797 – 1838), et qui prendra fin en mai 1802 avec la mort du baron, lui ouvre les portes de l’aristocratie.

Auguste de Stael
Auguste de Stael
Albertine de Stael
Albertine de Stael

Prenant exemple sur sa mère, la nouvelle baronne de Staël-Holstein ouvre un salon qui va bientôt accueillir tout ce qui représente les nouvelles idées, notamment celles venues d’Amérique. Bientôt passeront sa porte, parmi beaucoup d’autres : le marquis de La Fayette, Noailles, Clermont-Tonnerre, Condorcet, et puis, surtout, ses préférés d’alors : Louis de Narbonne (1755-1813), qui sera vite sa première grande passion, Mathieu de Montmorency (1767-1826), à qui elle conservera son amitié sa vie durant, Talleyrand, enfin, le traître à l’amitié.

Quelques jours après son mariage, Germaine décide qu’elle enverra, tous les mois, à Gustave III de Suède, son nouveau roi par alliance, un petit journal qui ne sera rédigé qu’à son seul usage, et dans lequel elle donnera

les nouvelles de la Cour, et toutes les anecdotes de Paris, centrées surtout sur les personnes que Gustave avait connues lors de ses passages à Paris ou Versailles en 17771 et 1784 (selon les propres mots du roi de Suède).

Bientôt, la passion de l’écriture l’envahit : elle va s’y donner avec passion. Elle s’essaye à tous les genres, dresse des portraits, des amis de ses parents, de son père, compose des pièces de théâtre (en 1790-1791, elle  « publie » : Sophie ou les sentiments secrets, intime et grave à la fois, et Jane Gray, tragédie politique comme d’autres, encore inédites, mais qui ont subsisté), collabore à la célèbre Correspondance de Grimm.

Mais sa notoriété se fait jour en 1788. Grâce à un ami de ses parents, et à son insu, le public prend connaissance de ses Lettres sur J.-J. Rousseau, éloge vibrant du philosophe, sous une forme nouvelle pour l’époque : sa critique est en effet basée, non pas sur des critères abstraits totalement extérieurs à l’œuvre elle-même, mais sur la sympathie qu’elle éprouve à sa lecture. Une critique « de l’intérieur » de l’œuvre elle-même.

Cette même année, Necker a été rappelé aux affaires (mais il sera renvoyé en juillet 1789)

Sire

Dans d’autres circonstances, j’aurais appris avec plaisir à Votre Majesté la nomination de mon père, mais on lui remet le vaisseau si près du naufrage, que toute mon admiration que toute mon admiration suffit à peine pour m’inspirer de la confiance (Mme de Staël à Gustave III de Suède).

Le salon de Mme de Staël devient bientôt un des centres de la vie parisienne. Il se politise aussi Germaine se jetant avec passion dans la politique. Ce qu’elle tentera, sa vie durant, de faire triompher, à savoir la démocratie dont l’Angleterre offre, pour elle l’unique, naît à cette époque.

Pourtant, à ce moment le, le ménage Staël est chahuté par une tourmente, que la correspondance de Germaine reflète :

Je voudrais bien, mon cher ami, que nous ne nous tourmentassions pas mutuellement ( … ). Sans sujet positif de jalousie, tu viens de me faire passer trois jours anticipés sur le Purgatoire. Les expressions les plus insultantes et les plus dures, tu me les as prodiguées; incapable de dominer ton caractère, il n’est rien dont un mouvement de violence ne te rendît coupable.

J’ai des défauts, sûrement. Mais crois-tu donc que tu n’en aies pas qui me blessent ? Crois-tu que je ne sais pas mille traits de jalousie qui m’offensent ? (… ). Mon ami, le ciel n’est pas sur la terre. Et moi aussi, je pourrais m’affliger, et quand tu me traites comme tu m’as traitée depuis trois jours, beaucoup d’amères réflexions viennent troubler cette gaîté de la jeunesse, qui se passe tous les jours. Il se peut que nous ne nous convenions pas parfaitement, mais nous sommes unis, mais je suis la mère de ta fille , mais tu m’as beaucoup aimée, et ces titres doivent me rester ( … ).

Je t’en prie, plus d’orages. La foudre, ce n’est qu’une fois; mais le mauvais temps tous les jours, c’est presque pis

Grande lectrice de Rousseau, marquée par les idées des Lumières, Germaine de Staël accueille avec joie la Révolution.

Le 5 mai 1789, elle assiste à l’ouverture des États-Généraux, dans les places réservées aux familles des ministres.

Lorsque Mirabeau parut, un murmure se fit entendre dans l’assemblée. Il en comprit le sens, mais, traversant la salle fièrement jusqu’à sa place, il eut l’air de se préparer à faire naître assez de troubles dans l’État pour confondre les rangs de l’estime aussi bien que les autres.(

Pourtant, sa situation, à partir de 1792, devient intenable : elle soutient la monarchie constitutionnelle, se met à dos les républicains et la noblesse. Cette année là, qui voit la chute de la royauté et les massacres de septembre,  les Staël , comme tant d’autres, doivent fuir et rejoindre, en Suisse, à Coppet, ses parents qui l’ont précédée. Mais elle reste fidèle aux idées républicaines comme le montre l’ouvrage qu’elle écrira en 1798 (sans le publier) :

Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la république en France.

Du 20 janvier au 25 mai 1793, elle séjourne en Angleterre, quelquefois à Londres, le plus souvent à Juniper Hall, dans le Surrey, avec des amis émigrés, Narbonne, Talleyrand, Mathieu de Montmorency. Elle y travaille à De l’influence des passions. Sous la pression du gouvernement anglais, que la présence de tant d’émigrés de renom (Montmorency, Talleyrand, Lameth, Narbonne font partie de la société de Juniper Hall) elle est de retour en Suisse en septembre, publie les Réflexions sur le procès de la Reine, dans lesquelles, femme, elle prend la défense d’une autre femme humiliée, accusée de fautes qu’elle n’a pas toutes commises. On voit ici poindre ses idées sur les misères de la condition féminine : c’est en fait à toutes les femmes qu’elle s’adresse.

Elle commence à défendre une sorte de parlementarisme à l’anglaise auquel elle demeurera fidèle toute sa vie, et prône l’éducation du peuple, qui doit accéder à la plénitude des droits politiques. En fait, elle est la première femme officiellement reconnue comme philosophe politique.

Le gouvernement de Thermidor la rassure : elle regagne Paris en mai 1795. Pourra-t-elle, enfin, jouer un rôle actif auprès du gouvernement qui succède à la Terreur ? En fait, on se méfie en haut lieu de cette femme. Sa tolérance est suspecte. Surtout si elle s’enseigne dans un salon, vivier toujours possible pour l’opposition. Alors, le 15 octobre 1795, elle se voit signifier l’ordre de quitter la France (déjà !). Elle séjourne quelques temps dans la région de Paris, puis se rend en Suisse, en compagnie de Constant, dont elle a fait la connaissance en septembre de l’année précédente.

Elle publie désormais ses oeuvres littéraires : Zulma en 1794, Essai sur les fictions en 1795 (Goethe le traduira en 1796), dans lequel elle rejette le merveilleux et l’allégorique, les romans philosophiques et historiques, leur préférant ceux qui mettent en scène la variété des caractères et des conditions sociales. Selon Madame de Staël, la fiction doit peindre les mouvements du cœur et du caractère de l’homme au point de rencontre de l’imagination et de la philosophie. Dès cette année là elle a compris le « paradoxe du roman », où tout est inventé et imité, où rien n’est vrai mais où tout est vraisemblable.

En 1796, paraît De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, étude ambitieuse et pessimiste des souffrances que les passions engendrent; seule consolation: l’étude, qui fait progresser la pensée.

Germaine de Stael à 30 ans
Germaine de Stael à 30 ans

Le 3 janvier 1798, elle rencontre le général vainqueur de la campagne d’Italie, lors d’une réception organisée, dans le magnifique hôtel Galliffet , par Talleyrand, le nouveau ministre des Relations extérieures, que  Germaine de Staël avait fait rayer de la liste des émigrés et à qui il doit en partie sa nomination (une plaque commémorative apposée au 50 rue de Varennes rappelle cette rencontre). Elle s’est approchée de lui, presque de force, s’est fait nommer, et l’assaille aussitôt de questions.

« Général, qu’elle est pour vous la première des femmes ? » – « Celle qui fait le plus d’enfants, Madame  » lui répond Bonaparte.

Elle le rencontrera plusieurs fois. Il l’impressionne vivement. Elle imagine que Bonaparte sera le libéral qui fera triompher la liberté, sa liberté, après les échecs de la Révolution.

Il était l’espoir de chacun : républicains, royalistes, tous voyaient le présent et l’avenir dans l’appui de sa main puissante (Madame de Staël – Mémoires)

De son coté, Bonaparte est décontenancé par cette femme aux idées si contraires aux siennes. Il ne sait comment se conduire avec elle, reste vague. Mais il la ménage, comme s’il sentait un danger qu’il n’arrive pas à cerner.

« Avertissez cette femme que je ne suis ni un Louis XVI, ni un La Revellière-Lépeaux, ni un Barras. Conseillez-lui de ne pas prétendre à barrer le chemin,  quel qu’il soit, où il me plaira de m’engager, sinon je la romprai, je la briserai; qu’elle reste tranquille; c’est le parti le plus prudent  » (Bonaparte)

Germaine revient de ses illusions après le 18 Brumaire et  la promulgation de la Constitution de l’an VIII : c’est dans l’interdit et la clandestinité qu’elle devra continuer son œuvre de philosophie politique.

En 1798, elle avait  écrit Des circonstances actuelles qui peuvent achever la Révolution, ou comment sortir la France de l’anarchie, fonder la République, écarter l’esprit terroriste ou royaliste outré, en un mot comment ramener la paix publique dans un pays épuisé par le malheur. Elle se souvient, ce faisant, des expériences vécues par son père lorsqu’il était ministre, mais en même temps se méfie des théories trop abstraites et inapplicables.

Les années suivantes, l’écrivain s’intéresse comme toujours à la vie publique, d’où quelques ouvrages qui ne sont pas tous publiés, tant les rapides changements politiques leur sont défavorables. Le plus important, qui aurait pu faire date s’il avait paru en son temps, est un appel à la raison écrit  : tout en estimant Rousseau, elle lui préfère Montesquieu et Necker.

Benjamin Constant
Benjamin Constant

Peu à peu, la combativité de Madame de Staël se mue en franche opposition. Son salon devient le rendez-vous des mécontents. Le pouvoir s’inquiète. Une femme, la séduction qu’elle exerce autour d’elle – sa liaison avec Benjamin Constant est connue de tous y compris dans l’entourage de Bonaparte – un salon, une puissance non négligeable sont autant de raisons de se méfier. Leur affrontement est celui de deux conceptions du rôle de l’écrivain. D’un coté, c’est la revendication d’une liberté absolue. De l’autre la nécessité, sinon la volonté, d’une remise en ordre de cette liberté.

C’est à l’orée du nouveau siècle (1800) que Mme de Staël va publier son premier grand livre. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions, est ainsi également le premier livre important de ce nouveau siècle. Quelques mois avant, Bonaparte était arrivé au sommet du pouvoir, et elle avait vu en lui l’homme qui allait sauver la Révolution. Hélas ! Elle déchante vite, et, au moment où sort son livre (mai) elle déchante déjà. Cette oeuvre, qui est une étude des rapports de la littérature avec la société et la politique où se rejoignent préoccupations politiques et préoccupations littéraires, est en fait un plaidoyer pour les Lumières et pour la perfectibilité. Elle y propose de puiser des thèmes nouveaux dans le passé national, réhabilite le Moyen Âge chrétien et démontre la stérilité à laquelle les règles élaborées par l’âge classique condamnent la littérature, thème qu’elle développera plus tard.

Le livre, tout à la fois hymne à la gloire de la littérature, prise au sens le plus large du mot (nous dirions aujourd’hui les sciences humaines) et plaidoyer en faveur du XVIIIe siècle qui vient de s’achever, est mal accueilli non seulement par Bonaparte, qui n’aime pas les remises en question, mais également par les milieux réactionnaires en politique et en littérature, qui s’élève contre celle qui affirme (mais c’est en écho à Voltaire) qu’il n’y a pas de goût absolu mais des goûts relatifs. Elle professe sans doute, trop d’idées neuves pour son époque : renouveau de la poésie par la rêverie, approfondissement des sentiments moraux et religieux, valorisation des littératures du Nord, plus modernes, qui doivent remplacer les sources antiques épuisées.

Paris, 19 mars 1800 (28 ventôse an VIII)

À Joseph

M. de Staël est dans la plus profonde misère, et sa femme donne des dîners et des bals. Si tu continues à la voir, ne serait-il pas bien que tu engageasses cette femme à faire à son mari un traitement de mille à deux mille francs par mois? Ou serions nous donc déjà arrivés au temps, où l’on peut, sans que les honnêtes gens le trouvent mauvais, fouler aux pieds non seulement les mœurs, mais encore des devoirs plus sacrés que ceux qui réunissent les enfants aux pères?

Que l’on juge des mœurs de Mme de Staël comme si elle était un homme; mais un homme qui hériterait de la fortune de M. de Necker, qui aurait longtemps joui des prérogatives attachées à un nom distingué, et qui laisserait sa femme dans la misère, lorsqu’il vivrait dans l’abondance, serait-il un homme avec lequel on pourrait faire société?

Le droit absolu de l’écrivain à sa liberté est une idée que le Premier Consul ne peut accepter. Et qui lui fait peur. C’en est trop : il faudrait interdire à l’auteur de publier. Bonaparte commence à voir partout autour de lui l’empreinte de Madame de Staël. Ses principaux rivaux, dont Bernadotte, Moreau et Constant, ne fréquentent-ils pas son salon

Plutôt que de se réfugier dans le silence, elle publie les romans qui vont lui valoir une grande célébrité en France et en Europe. C’est, en 1802, Delphine, dédiée à « la France silencieuse ». Elle y aborde, sans détours, les questions politiques et sociales issues de la Révolution : l’émigration, le libéralisme politique, l’anglomanie, la supériorité du protestantisme sur le catholicisme, le divorce. S’il déplait au pouvoir (qui n’apprécie pas vraiment les lettres pour le divorce, contre les vœux monastiques, contre l’émigration, l’opposition manifeste au catholicisme ne sont pas vraiment propre à l’amadouer !), le livre remporte un immense succès dans le public, qui apprécie sans doute que cette femme, connaissant le monde et ses misères, sache prêter une attention particulière aux malheurs des femmes, et professe que la Révolution a fait régresser la condition féminine, réalité qu’elle constate et proclame, soulignant avec effroi le recul juridique, social, politique des femmes, et les malheurs auxquels les condamne leur position subordonnée dans la famille et dans la société.

Paris, 3 octobre 1803

Au citoyen Régnier

Je suis instruit, Citoyen Ministre, que madame de Staël est arrivée à Maffliers, près Beaumont-sur-Oise. Faites-lui connaître, par le moyen d’un de ses habitués et sans causer d’éclat, que si le 15 vendémiaire, elle se trouve là, elle sera reconduite à la frontière par la gendarmerie. L’arrivée de cette femme, comme celle d’un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n’est pas qu’elle reste en France.

Bonaparte

Face au nouveau maître de la France, qui vénère le siècle de Louis XIV, roi absolu, comme facteur de remise en ordre et d’autorité, contre un XVIIIe siècle, accusé des désordres révolutionnaires, elle ne peut rencontrer qu’hostilité, qui trouve son écho dans les journaux, où son livre est l’objet d’incroyables critiques alliant la sottise à la grossièreté. Bientôt, Bonaparte trouve Mme de Staël trop influente auprès des opposants regroupés autour des généraux Bernadotte et Moreau. C’est le début d’ une lutte permanente, perdue d’avance. Toutes ces idées sociales, politiques et religieuses qui l’exaspèrent. Le Premier Consul fait savoir à Madame de Staël qu’elle est indésirable dans la capitale; comme elle persiste, il lui donne ordre, le 15 octobre 1803, de se tenir à quarante lieues au moins de Paris (cette « zone d’exclusion » sera maintenue jusqu’en 1810).

Mme de Staël est de taille moyenne ; grande plutôt que petite, forte sans embonpoint ; sa gorge est haute et bien développée. Sa tête d’un beau galbe est couverte d’une abondante chevelure noire qui, suivant la mode actuelle, descend trop sur un front que l’on aimerait à voir entièrement, chez une personne aussi remarquable. A la façon dont il se détache des tempes et se relie par une courbe élégante à la racine du nez, on juge qu’il est d’un beau contour. Ses yeux pleins de vivacité et d’esprit, dominés par des sourcils noirs assez épais, mais bien dessinés, sont ombragés de longs cils ; tantôt ils expriment la plus aimable bienveillance, tantôt ils étincellent sous le coup du mécontentement. Le nez assez proéminent, légèrement relevé par le bout, est d’un profil hardi. La lèvre supérieure avance naturellement ; lorsque Mme de Staël parle, les dents du haut dépassent sensiblement la mâchoire inférieure ; avec son élocution rapide, il est parfois difficile de saisir chacune de ses paroles – c’est un Allemand qui parle ; quant aux dents, elles sont larges et écartées. Le menton est énergique et très bien formé. Son teint brun, marqué de traces de petite vérole, est généralement dissimulé sous une couche de rouge qui ressort d’autant plus, que la coiffure et le costume sont habituellement noirs ou bleu de ciel. La tête repose solidement sur un col un peu court qui se soude à une nuque heureusement modelée. L’ensemble de sa personne donne l’impression d’une nature vigoureuse, animée, plus virile que féminine.

Son esprit se distingue par l’énergie et la vivacité qui caractérisent sa physionomie. Mme de Staël sait animer pendant des heures ces grandes réunions au milieu desquelles elle se plaît, de même qu’elle soutient de la façon la plus attrayante un entretien avec un savant, un poète, un artiste, un homme du monde. Son langage abondant et facile est l’écho direct de sa pensée; jamais elle ne cherche le mot, elle emploie l’expression telle qu’elle se présente. Souvent eue vous dit en face, avec le ton souriant et railleur de la grande dame, des choses dont la forme vive et excessive blesserait si elle ne savait les atténuer immédiatement par un mot gra- cieux. Lorsque sa vivacité passionnée paraît avoir offensé, elle se prête facilement à avouer son tort.

Elle adore la discussion et la fait porter particulièrement sur l’amour platonique, sur le protestantisme, sur le progrès et la diffusion des lumières et du goût en matière d’art et de science. Elle creuse volontiers les systèmes philosophiques et se montre curieuse des côtés originaux de notre littérature ; mais elle m’a semblé plus disposée à comparer les résultats de ses recherches avec ses opinions personnelles, qu’à s’identifier avec l’objet de ses études. Aussi je crois que nos littérateurs se convaincront que Mme de Staël ne saurait les apprécier complètement. Son esprit est trop indépendant pour se laisser dominer par un poète ou par un philosophe et se livrer naïvement à l’influence du génie. Elle pourra savoir beaucoup de choses sur l’Allemagne; je doute qu’elle apprenne à connaître à fond Goethe et Fichte. (Reichardt).

 

C’est le début d’une une lutte ouverte avec celui qui, à la fin de 1804, se fera couronner Empereur des Français. Celui-ci n’aime pas précisément les femmes influentes et craint une personne très éloquente tenant un salon fréquenté par des gens brillants, et professant des idées qu’il rejette. Il va croire ou feindre de croire, de trouver la trace de Mme de Staël au sein des opposants, puis dans des conspirations. Ce qu’il souhaite d’elle, en fait, c’est son silence. La lutte sera rapidement inégale, même si elle croit, un temps, que sa célébrité peut lui apporter l’apaisement. Il lui faudra des années pour finalement comprendre qu’elle est face à un homme à la volonté froide et pour qui la toute-puissance est le seul but. Les Dix années d’exil exposeront ce combat entre un individu désarmé et un pouvoir tyrannique.

De novembre 1803 à avril 1804, l’orgueil blessé, Mme de Staël, chassée de France sans recours possible, puisqu’on la tient pour étrangère, entreprend un voyage en Allemagne (Francfort, Weimar, Berlin), accompagnée de Benjamin Constant. Elle poursuit plusieurs buts. D’abord, faire reconnaître en France et par le Premier consul qu’elle n’est pas n’importe qui. Sa situation mondaine, l’hostilité que lui manifeste Napoléon, la célébrité de son père et la sienne propre lui ouvrent les portes des cours princières, qui l’accueillent comme un chef d’État..  Ensuite, elle ambitionne d’introduire et de populariser les chefs-d’œuvre allemands, alors peu connus en France.  Elle revient de ce voyage émerveillée : à Weimar, elle a découvert un des carrefours allemands de la pensée,  un Athènes d’un nouveau genre, une République des Lettres retrouvée, dont le souverain favorisait les génies littéraires.

Dès son départ, avait germé dans son esprit l’idée d’écrire des « Lettres sur l’Allemagne », projet modeste qui ne cessera de se développer, et auquel elle mettra la main en 1808. Elle étudie l’allemand pour le lire et le traduire elle-même (on ne trouve guère alors que de rares et médiocres traductions). Elle rencontre Schiller, Goethe, Wieland, Schlegel ( qui devient le précepteur du jeune Auguste de Staël, son fils) et bien d’autres, qui deviennent ses amis.

Le 9 avril 1804, le père de Germaine meurt. Germaine rentre à Coppet, écrit  Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, dans lequel elle annonce le livre sur la vie publique de Necker, qui deviendra une partie des Considérations sur la Révolution française.

Le 11 décembre, elle part pour l’Italie. Elle séjourne à Turin, Milan, Rome Naples, Rome, de nouveau, puis Venise, Florence et Milan, du 4 au 15 juin : Napoléon vient juste (le 26 mai) de s’y faire couronner roi d’Italie ! Fin juin, elle est de retour à Coppet. Chateaubriand lui rend visite.

Elle y commence Corinne. L’héroïne meurt elle aussi, désespérée; tout lui est donné, hors le bonheur par l’amour. Elle diffère cependant de Delphine en ce qu’elle est artiste:  ce qui donne au roman un éclairage différent; les arts, la littérature font corps avec l’intrigue au lieu d’en illustrer quelques épisodes. Enfin, Corinne est le symbole et le chantre de l’Italie (elle y passe cette année là plusieurs mois) à la recherche de son indépendance; elle est l’écrivain guide et prophète (ceci préfigure l’époque romantique).

1806 est l’occasion d’un voyage en France. Fin avril, elle est à Auxerre, au château de Vincelles. Du milieu septembre à fin novembre, elle séjourne à Rouen. Elle en part fin novembre pour se rendre près de Meulan, au château d’Acosta.

L’année suivante, ses relations avec Napoléon se détériorent une fois de plus.

Finkenstein, 18 avril 1807

A Fouché

Je vois avec plaisir que je n’entends plus parler de madame de Staël. Quand je m’en occupe, c’est que j’ai des faits devant moi. Cette femme est un vrai corbeau; elle croyait la tempête déjà arrivée et se repaissait d’intrigues et de folies.

Qu’elle s’en aille dans son Léman ! Ces Génevois ne nous ont-ils donc pas fait assez de mal ?

Finkenstein, 19 avril 1807

A Fouché

Parmi les mille et une choses qui me tombent dans les mains de Mme de Staël, vous verrez par cette lettre quelle bonne Française nous avons là. Si c’était le prince Louis, notre ennemi forcené et auteur de la perte de sa monarchie, elle eût tout fait pour le voir. Mon intention est qu’elle ne sorte jamais de Genève. Qu’elle aille, si elle veut, avec les amis du prince Louis. Aujourd’hui courtisant les grands, le lendemain patriote, démocrate, on ne saurait en vérité contenir son indignation en voyant toutes les formes que prend cette (…) et vilaine par-dessus.

Je ne vous dis pas les projets déjà faits par cette ridicule coterie, en cas qu’on eût le bonheur que je fusse tué, un ministre de la police devant savoir cela. Tout ce qui me revient de cette misérable femme mérite que je la laisse dans son Coppet, avec ses Genevois et sa maison Necker.

Le 27 avril elle repart à Coppet, juste avant la publication de Corinne. Corinne ajoute encore à la célébrité littéraire de Mme de Staël. Les journaux sont moins virulents, et le public va lire avidement les aventures de Corinne et d’Oswald.

Finkenstein, 7 mai 1807

A Fouché

Je vois dans votre bulletin du 27 avril, que Mme de Staël était partie le 27 avril pour Genève. Je suis fâché que vous soyez si mal informé. Mme de Staël était, les 24, 25, 26, 27, 28, et probablement est encore, à Paris.

Elle a fait beaucoup de dîners avec des gens de lettres. Je ne crois pas qu’elle soit à Paris sans votre permission; toutefois, il ne faudrait pas me dire qu’elle est partie pour Genève. Il est bien ridicule qu’on me fasse renouveler tous les jours un acte aussi simple.

Si l’on n’avait pas rempli d’illusions la tête de Mme de Staël, tout ce tripotage n’aurait pas lieu, et elle se serait tranquillisée. En ne lui ôtant pas l’espoir de revenir jamais à Paris et recommencer sn clabaudage, c’est accroître les malheurs de cette femme et l’exposer à des scènes désagréables; car je la ferai mettre à l’ordre de la gendarmerie, et alors je serai sûr qu’elle ne reviendra pas impunément à Paris.

Le 4 décembre, Mme de Staël part pour Vienne, où elle arrive le 28. Elle loge au palais Seilern (Bäckerstrasse 8). Elle va y rester jusqu’à fin mai de l’année suivante. Elle passe un hiver brillant dans la société viennoise. Elle y rencontre souvent le prince de Ligne, travaillant à une anthologie de textes de ce dernier. Quittant Vienne le 22 mai, elle traverse l’Allemagne, rencontrant Gentz à Tauplitz (ce qui n’est pas pour plaire à Napoléon), et visitant Dresde, Weimar et Munich. Elle est de retour à Coppet le 6 juillet et commence De l’Allemagne.

Dans De l’Allemagne, qu’elle commence en 1808 mais ne terminera qu’en 1810, et d’où la fiction est absente, l’auteur parle sans aucun intermédiaire. Car il s’agit là d’un projet didactique. Elle entreprend de tout apprendre aux Français : l’aspect du pays, son histoire, ses habitants. Le livre expose et analyse la découverte émerveillée d’une littérature et d’une pensée, et culmine dans la dernière partie avec les admirables chapitres sur l’enthousiasme, évoquant l’éloquence lyrique de Corinne.

De l’Allemagne propose à ses lecteurs l’Allemagne comme modèle. Mais il ne s’agit pas de copier les Allemands (qui d’ailleurs ne s’y reconnaissent pas entièrement), mais de réfléchir sur leur exemple, en s’évadant des règles trop étroites où s’enlise leur littérature.

Comme Corinne, De l’Allemagne contient une critique implicite de la politique napoléonienne. Napoléon voit le danger, interdit le livre le 24 septembre 1810 et le fit détruire. Madame de Staël avait séjourné, d’avril à août à Chaumont-sur-Loire, pour surveiller la publication de son livre, confié au célèbre imprimeur Mame, de Tours. Savary, est alors le tout nouveau ministre de la police, nommé à la place de Fouché.

 

De même que Napoléon, il (Savary) prit en haine Mme de Staël, et s’acharna contre elle de concert avec Esmenard : persécution impolitique, en ce qu’elle fit de la nombreuse coterie de cette femme célèbre un foyer d’opposition contre le régime impérial et d’animosité contre l’empereur (Fouché – Mémoires)

Il fait saisir la totalité de l’édition. Deux mille exemplaires sont brûlés. Par miracle, les manuscrits et plusieurs jeux d’épreuves échapperont à la vigilance policière. De l’Allemagne sera publié trois ans plus tard, à Londres.

De l'Allemagne. Page d'introduction
De l’Allemagne. Page d’introduction

Au moment où cet ouvrage allait paraître, et lorsqu’on avait déjà tiré les dix mille exemplaires de la première édition, le ministre de la police, connu sous le nom du général Savary, envoya ses gendarmes chez le libraire, avec ordre de mettre en pièces toute l’édition, et d’établir des sentinelles aux diverses issues du magasin, dans la crainte qu’un seul exemplaire de ce dangereux écrit ne pût s’échapper. Un commissaire de police fut chargé de surveiller cette expédition, dans laquelle le général Savary obtint aisément la victoire; et ce pauvre commissaire est, dit-on, mort des fatigues qu’il a éprouvées, en s’assurant avec trop de détail de la destruction d’un si grand nombre de volumes, ou plutôt de leur transformation en un carton parfaitement blanc , sur lequel aucune trace de la raison humaine n’est restée ; la valeur intrinsèque de ce carton , estimée à vingt louis, est le seul dédommagement que le libraire ait obtenu du général ministre.

Au moment où l’on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne l’ordre de livrer la copie sur laquelle on l’avait imprimé, et de quitter la France dans les vingt- quatre heures. Je ne connais guère que les conscrits , à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en voyage; j’écrivis donc au ministre de la police qu’il me fallait huit jours pour faire venir de l’argent et ma voiture. » (Germaine de Staël – Préface de 1813 à De l’Allemagne)

« Il ne faut. point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié, dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage, ce serait une erreur; il ne pouvait pas y trouver de place qui fût digne de lui; mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point , et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez.

Votre dernier ouvrage n’est point français ; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire, mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître. » (Lettre de Savary à Germaine de Staël – 3 octobre 1810 – idem)

Elle est de nouveau assignée à résidence à Coppet, dont elle ne doit pas s’éloigner de plus de quatre lieues, étroitement surveillée par la police de Genève, avec interdiction de publier quoi que ce soit. Napoléon fait même écrire à Schlegel pour lui interdire de revoir Madame de Staël. Il empêche le jeune Auguste d’entrer à l’École Polytechnique.

Sous le coup de cette condamnation de De l’Allemagne, Mme de Staël commence les Dix années d’exil, d’abord conçu comme un violent pamphlet contre l’empereur qui l’écrase de sa toute-puissance. Espionnée, tourmentée sans relâche, réduite à vivre à Coppet et Genève, ne pouvant plus rien publier, elle décide de s’évader de l’Europe napoléonienne.

En 1812, elle s’enfuit avec ses deux enfants, et un jeune officier suisse (elle a deux fois son âge), grand blessé de la guerre d’Espagne, M. de Rocca, qu’elle épousera secrètement en 1816 et dont elle aura un enfant. Les deux forment à vrai dire un couple déséquilibré, lui, avec la beauté de la jeunesse, elle, presque deux fois plus âgée et pas le moins du monde séductrice, ce que sa manie de s’habiller beaucoup trop jeune pour son âge exagère.

Depuis longtemps, elle rêvait de l’Angleterre, seul pays à ses yeux capable d’incarner la véritable liberté. Mais des fuites l’empêchent de s’y rendre directement et à changer ses plans. Elle gagne d’abord Vienne, où elle arrive le 6 juin.

Metternich, qui se trouve alors à Dresde, n’est pas vraiment enclin, pour le moment, à déplaire à Napoléon. Il sait ce que celui-ci pense de Madame de Staël.  Il donne instruction à la police viennoise de lui rendre la vie aussi désagréable que possible. Alors, lorsque Germaine s’installe à l’hôtel « Römischer Kaiser », la police viennoise ne la quitte pas d’une semelle ! Et le célèbre chef de la police viennoise, Hager, lui fournit juste ce qu’il faut de désagrément. Rocca est ainsi considéré comme un déserteur. Elle s’en plaint à la police, qui lui rétorque que l’Autriche ne va quand même pas faire la guerre à la France à cause de M. Rocca !

Alors elle se rend à Brünn, d’où elle espère, sitôt ses passeports obtenus, passer en Russie. Elle approche  l’archiduc Ferdinand, le frère de l’impératrice, qui est alors Gouverneur de la Moravie. Sans succès.  » Ce n’est qu’une vieille sotte et une méchante langue »

Mais le 24 juin, la Grande Armée traverse le Niemen. La route directe de Saint-Petersbourg lui étant interdite, Mme de Staël doit passer par Kiev et Moscou. Le 14 juillet, elle franchit la frontière russe, à Brody. Dans la capitale russe, elle est accueillie par Pouchkine. Elle y reste du 2 au 7 août. Du 13 août au 7 septembre (ce jour là, c’est la victoire de la Moskowa), elle séjourne à Saint-Pétersbourg.

Durant ce long périple, elle observe sans cesse, prend d’innombrables notes, pour un De la Russie et des Royaumes du Nord, qui aurait dû compléter De l’Italie et De l’Allemagne, mais dont la mort empêchera la parution.

Enfin, le 24 septembre, elle arrive à Stockholm où l’attend Bernadotte, l’ami de longue date devenu prince héritier de Suède et régent du royaume. La lutte contre l’Empereur prend une nouvelle ampleur. L’enjeu : préserver l’esprit des Lumières. Partout Madame de Staël tente de stimuler l’ardeur des ennemis de Napoléon. Elle va vivre là plusieurs mois (mettant la main à la deuxième partie des Dix années), puis elle rejoint l’Angleterre, en juin 1813. Là, elle publie De l’Allemagne, et travaille aux Considérations sur la Révolution française. A Londres elle rencontre le futur roi Louis XVIII en qui elle veut voir l’homme capable de réaliser la monarchie constitutionnelle idéale. Lucide, elle perçoit la désastreuse influence que vont avoir sur le roi les émigrés arrogants.

« .. un livre riche d’idées, d’imagination, de style incomparable, comme tout ce que cette femme extraordinaire a écrit… Pas un des portraits qu’il contient – à l’exception de ce qu’elle dit de Bernadotte – qui ne soit marqué du sceau de la vérité et du génie de l’écrivain. Par exemple, les français sont parfaitement décrits :« le pouvoir de l’ambition l’emporte sur celui du caractère. Il est incroyable comment le peuple le plus spirituel  de la terre est  capable, si facilement, d’inscrire une stupidité sur son drapeau » » (Metternich à la comtesse Lieven , à propos de Dix années d’exil – 24 mars 1820)

Elle est alors à l’apogée de sa vie, devenant l’inspiratrice d’une politique d’alliance anti-napoléonienne. Son éloquence naturelle se donne libre cours, aidée en cela par ses relations politiques.

Lorsqu’elle rentre en France, c’est pour retrouver un pays humilié, dont le chef va connaître à son tour les affres de l’exil. Abasourdie, elle réussit cependant à survivre et se remet à écrire, dans le secret. En 1813, c’est Sapho (1811), qui rappelle le sujet de Corinne sur le fond tragique de la femme géniale victime de l’amour, puis, en 1813, ses  Réflexions sur le suicide (1813).

Mme de Staël rentre à Paris le 12 mai 1814. Elle reçoit souverains, ministres et généraux. Un soir, elle rend visite, à Malmaison, à Joséphine, déjà très malade. Celle-ci la conduit dans sa galerie de peintures. Elle ne pas vraiment preuve de délicatesse à l’égard de l’impératrice, l’interrogeant sur sa vie avec Napoléon, sur leurs habitudes, sur les maîtresses de l’empereur, n’hésitant pas même à lui demander si elle l’aimait encore. La rencontre éprouve Joséphine terriblement.

Germaine se rallie aux Bourbons à regret. Pendant le premier exil de l’Empereur, elle le fera prévenir d’une tentative d’assassinat à son égard. Au moment des Cent-Jours, elle se réfugie à Coppet, refusant de rentrer à Paris.

Elle approuve l’Acte Additionnel, mais n’est pas disposer à oublier le passé et la vie que Napoléon lui a fait mener. Pourtant, ce dernier, pour la rallier, lui fait promettre le remboursement des deux millions de livres prêtés au Trésor Royal par son père, et qui lui serait bien utiles pour doter Albertine, sur le point d’épouser de Broglie. Elle hésite un moment, puis termine la négociation et, en septembre, rallie de nouveau les Bourbons.

« C’était une niaiserie de vouloir masquer un tel homme en roi constitutionnel. L’on déconsidérait nécessairement Bonaparte en lui faisant tenir un langage tout contraire à celui qui avait été le sien pendant quinze ans. Il était clair qu’il ne pouvait proclamer des principes si différents de ceux qu’il avait suivis, quand il était tout puissant, que parce qu’il y était forcé par les circonstances; or, qu#est-ce qu’un tel homme lorsqu’il se laisse forcer ? La tereur qu’il importait, la puissance qui résultait de cette terreur n’existait plus; c’était un ours muselé qu’on entendait murmurer encore, mais que ses conducteurs faisaient danser à leur façon » (Considérations sur la Révolution française)

La fin de sa vie sera occupée à la rédaction des Considérations sur la Révolution française, qui paraîtront en 1818. Le 21 février 1817, elle est atteinte de paralysie, et meurt le 14 juillet, dans sa cinquante et unième année.

Germaine de Staël repose dans le parc du château de Coppet, au coté de son père Jacques Necker.

On trouvera une bibliographie détaillée des oeuvres de Madame de Stael sur le site des Bibliothèques de la Sorbonne Nouvelle