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Davout et Napoléon – Étude de leurs relations personnelles

John Gallaher, Southern Illinois University at Edwardsville
Publié pour la première fois dans The Journal of Napoleonic Scholarship 1997: Volume 1, Number 1

Traduction – adaptation : Robert Ouvrard

Le 28 mars, 1798, le général de Brigade Louis Nicolas Davout (note du traducteur : voir également sur ce site une biographie abrégée de Davout) accompagne son bon ami le général Louis Desaix Veygoux rue de la Victoire où, pour la première fois, il va rencontrer le général Napoléon Bonaparte. Le conquérant de l’Italie prépare alors la campagne d’Égypte, et il a besoin de bons officiers. Cependant, le bourguignon de 28 ans ne fait pas une très bonne première impression. Mais, assuré par Desaix, pour qui Bonaparte a depuis peu beaucoup de considération, que Davout est un officier fiable et capable, son nom est ajouté à la liste de ceux qui prendront part à l’expédition. 

Davout était le descendant d’une famille noble dont les origines remontaient jusqu’au XIIIe siècle. La tradition militaire de la famille était si forte que toute la Bourgogne connaissait le dicton : « Quand un d’Avout naît, une épée sort de son fourreau.  » [1]  Le jeune Louis fait des études d’abord à l’école militaire d’Auxerre, puis à l’École Militaire de Paris.. [2]   En 1788 il entre au service du roi comme deuxième lieutenant et l’année suivante il embrasse beaucoup des idées de la Révolution. En 1790 Davout passe six semaines en prison pour ses activités politiques, puis il est congédié de l’armée. L’année suivante, il s’enrôle dans un bataillon de volontaire de l’Yonne et, grâce à sa formation militaire, est élu lieutenant-colonel (commandant en second). Il n’a que vingt-deux ans.  Il sert en Belgique et en Allemagne durant les  premières années des guerres révolutionnaires, y gagnant ses galons de général de brigade. Ses états de service sont louables pour si jeune un officier, mais pas nécessairement remarquables. 

La Campagne d’Égypte donne  à Bonaparte la première occasion d’observer Davout, placé au début sous les ordres directs du général  Alexandre Dumas, qui commande la cavalerie de l’expédition. En automne 1798, il est envoyé sur le Haut Nil, avec un détachement de cavalerie, pour rejoindre la division de Desaix dans la Haute Egypte. Plus tard il est commandant d’un district militaire, au sud du Caire. Le 10 octobre 1798, Bonaparte exprime pour la première fois sa satisfaction : « Le commandant général »  écrit-il, « souhaite témoigner au général de brigade Davout  la satisfaction du gouvernement pour le service qu’il a rendu aux armées de la République » [3]  En dépit de cette louange imprécise, quand Bonaparte retourne en France, à la fin de l’été 1799, Davout n’est pas  parmi les officiers choisis pour l’accompagner. Plus tard, lorsque Davout et Desaix reviennent d’Egypte l’année suivante, Davout est appelé à Paris pour y attendre un poste, alors que Desaix est envoyé en Italie, où il trouve la mort sur le champ de bataille de Marengo. 

Davout craignait la réception qu’il recevrait du Premier Consul, n’ayant pas été parmi ses préférés pendant la Campagne d’Egypte. Le général Andoche Junot, un ami proche de Davout à cette époque, dira à sa femme :

« le Premier Consul n’aime pas Davoust [sic], parce que en Egypte il s’est associé avec tous ceux qui se flattaient d’être hostile à Bonaparte. [4]  Je ne sais pas si Davoust [sic] peut être classé parmi les ennemis du Premier Consul, mais il est certain qu’il lui a inspiré une antipathie comme peu d’hommes peuvent en avoir pour un autre. C’est moi le plus désolé de ceci, car Davoust [sic] est mon camarade et un homme intelligent« [5] Ce à quoi Madame Junot (note du traducteur : la duchesse d’Abrantès), qui admettait  ouvertement qu’elle détestait Davout, ajouta, dans ses Mémoires  : « Cette répulsion , dont tous ceux qui étaient avec Bonaparte en Egypte pouvaient voir des preuves, avait une origine singulière. Il trouvait sa source dans le laisser-aller de Davoust [sic], qui, d’ailleurs, était à ce moment-là l’un des hommes les plus sales et les plus mal habillés  que l’on puisse imaginer- un défaut que Napoléon avait en aversion, étant par lui-même particulièrement  bien tenu et propre. » [6]

Un autre détracteur de Davout, Louis Antoine Bourrienne (note du traducteur : Louis-Antoine Fauvelet de Bourrienne, qui est en Égypte directeur de l’imprimerie de l’armée), un peu plus fiable que Madame Junot, témoigne aussi combien Bonaparte détestait Davout pendant qu’ils étaient en Egypte. « Comment avez-vous pu si longtemps être en compagnie d’un homme (Davout) que vous toujours avez appelé un f…- Bête » demandait Bourrienne au Premier Consul. « Mais je ne le connaissais pas vraiment [répond Bonaparte] Il est meilleur que sa réputation, vous passerez outre vous aussi. [7]« 

C’est évidemment après la campagne d’Egypte, c’est à dire durant le Consulat, que Bonaparte apprend à estimer Davout. Peu à peu, il reconnaît en lui des talents militaires et administratifs, et s’aperçoit qu’il lui est personnellement attaché.  Compétences et loyauté ne se rencontraient pas alors toujours chez un même individu, et le Premier Consul fera un plein usage de cette combinaison. En juillet 1800 Bonaparte le fait général de division et l’envoie en Italie pour commander la cavalerie pendant la dernière phase de la guerre avec Autriche (1800-1801). Davout se voit ensuite donner un commandement dans la Garde Consulaire. En 1803 il prend le commandement du camp de Bruges et commande  le IIIe Corps de la Grande Armée pendant la campagne d’Ulm/Austerlitz de 1805. Mais la marque de faveur la plus claire surviendra le 19 mai 1804, lorsque Davout sera parmi les premiers maréchaux de l’Empire récemment créés. 

Cette élévation de Davout à la dignité de Maréchal de l’Empire, qui est toujours sujette à spéculation et débats, est liée à beaucoup de facteurs. Son attachement personnel à Napoléon fut certainement un atout majeur. Ses capacités militaires et administratives ont sûrement joué un grand rôle. Mais ce ne pouvait être suffisant. Après tout, au retour d’Egypte, en 1800, il n’était qu’un général de brigade inconnu; et même en 1804 Davout n’a encore jamais commandé de division au combat. Mais en 1801 il avait épousé Aimée Leclerc, la sœur de Charles Leclerc, qui avait lui-même épousé Pauline, la sœur de Napoléon. De cette manière, il était devenu membre de « la famille » Bonaparte, pour utiliser le terme dans son sens le plus large. Après tout, si Charles Leclerc n’était pas mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue, en 1802, en menant une expédition contre les forces rebelles, il aurait été sûrement nommé maréchal. Alors, il est possible que Davout ait  reçu le bâton de maréchal qu’aurait dû recevoir son beau-frère. Ceci n’est sans doute qu’une simple spéculation, mais ce qui est certain, c’est que Madame Davout n’a jamais pardonné à Napoléon la mort de son frère,  dont elle le tenait responsable.

Il est aussi possible (là encore, spéculation), que Davout ait reçu le bâton de maréchal qui aurait dû être attribué au général Desaix s’il n’était pas mort des blessures reçues à Marengo. Davout était, après tout, l’ami le plus proche de Desaix, celui qui avait introduit Davout auprès de Bonaparte et l’avait alors soutenu pendant la Campagne d’Égypte.

Si l’on met de côté toutes ces hypothèse et spéculations, il reste que Davout était devenu fermement attaché à Bonaparte pendant les années du Consulat. Il était arrivé au moment où le Premier Consul s’identifiait avec la destinée de France, et durant l’Empire il sera l’un de ses plus ardents partisans. Aux yeux de Davout, Napoléon était l’homme qui avait sauvé la Révolution et la France. Finalement, il faut remarquer que les partisans de Napoléon ont utiliser le choix de Davout pour être maréchal et lui donner le commandement du IIIe Corps de la Grande Armée avant qu’il n’ait fait ses preuves à Austerlitz et à Auerstaedt, pour montrer que l’Empereur était un juge excellent des caractères et des capacités, et des hommes en général. 

Napoléon à Austerlitz
Napoléon à Austerlitz

Davout s’efforça rapidement de justifier la confiance que Napoléon avait placée en lui, et les honneurs et la richesse qu’il lui avait accordés. Au cours des les principales campagnes de l’Empire il va se montrer l’un des généraux les plus capables de l’armée. A Austerlitz, il résiste au principal assaut russe sur l’aile droite, jouant ainsi  un rôle important dans la victoire de l’Empereur; à Auerstaedt il bat l’armée principale de la Prusse, deux fois plus importante que son IIIe corps; à Eylau,  il arrive sur le champ de bataille à temps pour empêcher un désastre français; à Eckmühl il tient l’armée autrichienne de l’archiduc Charles en respect, jusqu’à ce que Napoléon puisse lui porter assistance, et prend alors une grande part dans la défaite de l’ennemi; enfin, à Wagram, il tourne la gauche autrichienne, l’obligeant à retraiter. Comme administrateur, il se comportera tout aussi bien, dans le duché de Varsovie (1807-09), en Allemagne (1810-12), à Hambourg (1813-14), enfin comme Ministre de la Guerre, pendant les Cent Jours. Il fut aussi un des principaux organisateurs de l’armée qui envahi la Russie en 1812, et de celle que Napoléon emmènera en Belgique, en 1815. Son propre corps d’armée était toujours un des mieux entraînés, des mieux disciplinés, et des mieux équipés sur les champs de bataille. Le général Armand Augustin Caulaincourt, après avoir passé devant les hommes de Davout sur le chemin conduisant au Niémen, en 1812, écrit d’eux:

« Les hommes du Premier Corps (Davout) étaient reconnaissables par leur  belle allure et leur élégance. Venant de quartiers excellents, directement des mains de commandants qui les avaient entraînés longtemps et bien, ils pouvaient rivaliser avec la Garde » [8]

Libération de Hambourg
Libération de Hambourg

Des service tels que ceux rendus par Davout ne passent pas inaperçus ou sans reconnaissance pendant l’Empire. Napoléon fait pleuvoir sur lui les titres, les honneurs, et la richesse. En 1807 Davout est fait duc d’Auerstaedt, en reconnaissance de la défaite de 66,000 Prussiens avec son seul corps de 26,000 hommes. Deux années plus tard,  il est fait prince d’Eckmühl pour son rôle principal dans la défaite de l’armée autrichienne en avril 1809. Il  reçoit plus que 900,000 francs, en plus de sa paye régulière, des mains de l’Empereur, une somme approchée seulement par ce qui fut donné au maréchal Alexandre Berthier. Napoléon aurait dit un jour : « Il faut bien que je donne à Davout, car il ne prend rien pour lui.  » [9]  L’Empereur lui donne aussi de vastes terres en Pologne, dont il tirera un revenu annuel substantiel jusqu’ à 1813. Ces honneurs et bien d’autres, tels que le Grand Aigle de la Légion d’Honneur, montrent clairement que la relation amicale entre Napoléon et Davout n’était pas à sens unique et existait pour le profit des deux hommes. 

Le premier signe d’un déclin dans ces rapport entre Napoléon et Davout peut être lié au destin de la Pologne. Davout, qui fut en fait le gouverneur militaire du Grand-Duché de Varsovie depuis sa création, durant l’été de 1807 jusqu’au printemps de 1809, était un partisan enthousiaste de l’indépendance polonaise. Quand l’occasion se présente, il rappelle à l’empereur, avec la Pologne à l’esprit, qu’ « un allié valait plus qu’un esclave.  » [10]  Napoléon, qui mettait constamment de coté l’espoir d’indépendance des polonais, ne pris jamais d’action directe pour satisfaire leurs aspirations. En 1811, les vues pro-polonaises de Davout sont interprétées à Paris comme intéressées, non sans quelque raison. Si un royaume Polonais indépendant venait à être créé, on aurait eu besoin d’un roi, et Davout était disponible. L’intelligente fille du maréchal, la marquise de Blocqueville, rapporte que Napoléon aurait un jour dit à son père:

« Eh bien, Davout, les commérages disent que vous êtes devenu obsédé avec l’ambition et que vous travaillez à devenir le roi de ce pays [Pologne]. » [11].

Même si, dans sa relation, elle insiste, et rapporte que son père avait nié qu’il était candidat, elle fait partie de cette très petite minorité qui doute de son intérêt pour le trône potentiel. Selon Raymond-Jacques de Narbonne, Napoléon lui aurait déclaré que Davout parlait des affaires polonaises par intérêt personnel, et avait terminé en disant que ce type d’égoïsme politique était toujours désagréable. [12]

Mais il y avait compétition pour un trône qui ne fut jamais concrétisé. Jérôme Bonaparte, bien que déjà roi de Westphalie, se considérait lui-même comme le candidat impérial; tandis que Joachim Murat, le roi de Naples et le beau-frère de l’Empereur aurait aimé être promu au trône de Pologne, surtout parce que Joseph Bonaparte avait été déplacé du royaume de Naples pour devenir roi d’Espagne, en 1808. Enfin, il y avait le prince Joseph Poniatowski, qui se tenait dans l’ombre comme l’héritier « légitime » du trône. Toutefois, Bourrienne note dans ses Mémoires que Davout lui aurait dit en fait, en 1811, que Napoléon lui avait déjà promis le royaume de Pologne. [13]  Quelques soient les efforts de la marquise de Blocqueville pour nier le désir de son père pour le trône de Pologne, il y a peu de doutes que Davout ait aspiré à la royauté. Après tout, n’avait-il pas sous les yeux l’exemple d’hommes moins capables que lui : es trois frères de Napoléon, Joseph, Louis et Jérôme, de même que Murat et Jean Baptiste Bernadotte (ce dernier deviendra l’héritier du trône de Suède) ? Napoléon, s’il n’a pas vraiment encouragé Davout dans cette aspiration, n’a certainement rien fait pour le décourager. L’Empereur a semblé approuver, si même il ne l’aimait pas, la compétition de ses subordonnés pour les trônes ou les bâtons de maréchaux.

Davout, qui était peut-être l’un des maréchaux les plus impopulaires parmi ses pairs, semble avoir eu un talent particulier pour se faire des ennemis dans les hautes sphères. En 1809, il se fait ainsi un ennemi, et  pour longtemps, du maréchal Berthier, le chef d’état-major le plus capable de Napoléon, et un homme qui a toujours l’oreille de l’Empereur. La campagne de cette année-là s’est ouverte presque sur un désastre pour Davout et son IIIe Corps,  à la suite de la mauvaise interprétation par Berthier des ordres de Napoléon. Bien que Davout sauve la journée, il critiquera Berthier, et le chef d’État-major ne l’oubliera, ni ne lui pardonnera. Pendant les premiers mois de la campagne de Russie, Davout se fait des ennemis de deux rois; Jérôme,  frère de Napoléon et son beau-frère Murat. Ses ennemis, qui avait l’accès facile à l’Empereur, rabaissent  la foi de Napoléon dans le Maréchal. L’enthousiasme de Davout pour la 1812 campagne est interprété par l’Empereur comme le reflet de son envie de monter sur le trône de Pologne lorsqu’elle sera victorieusement conclue. Ses actions énergiques sont présentées comme un désir de gloire personnelle. Louis Philippe de Ségur, qui se trouvait au Quartier Général durant les jours qui précédèrent l’ouverture de la campagne, rapporte l’attaque suivante contre Davout:

« Le maréchal, dirent-ils, souhaitait que l’on pensa qu’il avait tout prévu, arrangé, et exécuté. L’empereur en serait-il réduit à n’être plus alors qu’un spectateur dans cette expédition ? Toute la gloire de cette campagne revient à Davoust [sic] ? Ce à quoi Napoléon s’était écrié: ‘C’est à penser que c’est lui qui commande l’armée.[14]

Mais ses ennemis ne s’arrêtent pas en si bon chemin, continue Ségur. Une fois qu’ils se sont rendu compte qu’ils ont l’attention de l’empereur, ils lancent une attaque en règle contre le maréchal absent.

« N’était-ce pas Davoust [sic]  » continuent-ils, « qui, après la victoire de Iéna, a conduit l’Empereur en Pologne ? Lui qui possède déjà de si grandes propriétés dans ce pays, dont la probité précise et sévère a gagné les polonais, et qui est soupçonné d’aspirer à son trône?  » [15]

Il y avait assez de vérité dans ces mots, en dépit de leur exagération, leur inexactitude, et leur simplification, pour semer les graines du doute dans l’esprit de l’empereur. Rien ne prouve, comme le suggèrent les apologistes de Davout (Blocqueville, Vigier, Joly, et Chenier [16] , qui ce fut la fierté de Napoléon et l’égoïsme qui a introduit le coin entre le Maréchal et lui. Mais il ne fait aucun doute que Napoléon fut jalou de sa réputation et de sa gloire militaire, dont sa suprématie en France et Europe dépendait.. Sa répugnance à partager avec Davout la conquête de l’armée prussienne à l’automne 1806, bien qu’il lui ait finalement donné le titre de duc d’Auerstaedt, son refus d’accorder au maréchal  Nicolas-Jean de Dieu Soult le titre de duc d’Austerlitz, bien qu’il lui ait donné le titre de duc de Dalmatie, et la façon dont il s’est approprié  la bataille de Marengo, ne sont que quelques exemples. La conquête de Russie devait être son plus grand triomphe militaire. Davout n’était qu’un commandant de corps, certes l’un de ses meilleurs, mais, néanmoins, simplement un des nombreux rouages dans SA machine de guerre. L’Empereur avait besoin de bons généraux, mais il ne tolérait pas un rival dans son propre camp. 

Dès l’ouverture de la campagne de Russie, les rapports entre Napoléon et Davout avaient donc déjà commencé de se détériorer. Alors, la combinaison des querelles entre Davout et Jérôme et Murat d’une part, et l’échec désastreux de la campagne de l’autre, conduisent à amplifier la dégradation d’une relation autrefois excellente. Dans la phase qui ouvre la campagne, durant l’été de 1812, l’incompétence de Jérôme à commander plusieurs corps sur l’aile droite de l’armée permet à l’armée russe commandée par le général  Pierre Bagration de s’échapper. Dans une dernière tentative désespérée pour empêcher Bagration de joindre ses forces à celles de l’armée russe principale à Smolensk, Davout prend le commandement du corps d’armée de Jérôme, conformément aux ordres secrets de Napoléon, dont Jérôme n’a pas connaissance [17].  Les ordres de Davout sont de prendre le commandement des forces de Jérôme et des siennes, une fois réunies. Mais, Bagration ayant échappé au piège qui lui était tendu, par la faute de la lenteur de Jérôme, Davout prend le commandement du corps de Jérôme prématurément. Lorsque le roi de Westphalie apprend qu’il doit servir sous les ordres de Davout, un simple prince avec qu’il s’est disputé en Allemagne (en 1810-1811), il quitte l’armée et retourne dans son royaume. Napoléon sera furieux que les russes se soient échappés, par suite de l’action ou plutôt le manque d’action de son plus jeune frère. Mais il n’estime pas plus justifié le fait que Davout ait pris le commandement des troupes  de Jérôme avant même leur réunion.

« Écrivez au prince d’Eckmühl, » ordonne-t-il au maréchal Berthier, « que je ne suis pas satisfait de sa conduite envers le Roi de Westphalie;. . . [Cependant, puisqu’il a pris le commandement, qu’il le garde; mais il eut été préférable qu’il ne le prenne point, puisqu’il n’avait pas fait sa jonction avec le roi. »e il a pris l’ordre, il doit le garder, mais qu’il aurait fait mieux ne pas l’avoir pris, parce qu’il ne s’avait pas uni avec le Roi. ] » [18]

Le conflit entre Davout et Murat a lui son origine dans la façon imprudente avec laquelle le roi de Naples emmène l’avant-garde, soutenu directement par Davout. Murat se plaint amèrement, justement, à son beau-frère, l’Empereur, du manque de soutien de la part de Davout; ce à quoi Davout répond que le roi peut détruire son propre corps, avant que l’ennemi n’ait été engagé dans le combat, mais pas le Ier Corps (Davout). [19]  Napoléon prend le parti de Murat et détache des unités du corps de Davout pour les placer directement sous les ordres du roi. Les deux hommes se disputent encore après le départ de l’armée de Moscou. Cette fois, c’est en présence de l’empereur, pour savoir quelle sera la meilleure route à prendre pour retourner à Smolensk. Napoléon prend encore le parti de Murat. 

Mais ce sera l’affaire avec Ney qui fournira l’indication la plus claire de l’évolution de l’attitude de Napoléon envers Davout. 

Quand le IIIe corps de Ney, qui forme l’arrière garde de l’armée pendant la retraite sur Smolensk, est isolé et détruit,  Davout  devient le bouc-émissaire. Son corps d’armée, qui marche une journée en avant de Ney, conformément aux ordres de l’empereur, doit forcer sa route au travers  d’une forte position russe, qui bloque la route de Smolensk,  à Krasny. Après que Davout, soutenu par ce qui reste du corps d’armée d’Eugène de Beauharnais, a pu s’échapper, l’ennemi fortifie sa position et attend Ney. Il y a peu d’espoir de sauver le corps de Ney, trop affaibli. Napoléon avait trop étendu sa marche, de sorte qu’il y avait au moins trois marches entre l’avant-garde et l’arrière garde. Il n’y a donc aucune possibilité de concentrer l’armée française afin d’ouvrir de force la route pour Ney. Davout, avec seulement une fraction de ses forces, n’aurait pas pu faire plus  qu’un simple geste, puisque, virtuellement, toute l’armée russe était entre lui et Ney.

Lorsque l’on crut que le maréchal Ney était perdu, avec tout son corps d’armée de 6000 hommes, Napoléon et Berthier blâmèrent Davout pour n’avoir pas rebroussé chemin pour les sauver. L’empereur donnant le ton, Caulaincourt écrit :

« Il est  impossible de décrire la rage et la fureur débridées que tout le monde a montrée envers le maréchal Eckmühl, et même quand il était en présence de l’empereur, ou quand on le rencontrait. » [20]  

Ce n’est que lorsque l’on sut que Ney s’était échappé avec une petite partie de son corps d’armée, que les critiques contre Davout diminuèrent. Néanmoins, avec l’aide de ses ennemis, particulièrement Berthier, il resta dans un état de demi disgrâce au quartier général impérial. Napoléon et Berthier profitaient évidemment du fait que Davout était rendu responsable de la perte du IIIe corps.. L’empereur était passé maître dans l’art de blâmer les autres, et dans certains cas avec raison, pour les fautes et les infortunes s’abattant sur l’empire. 

Alors, à la veille de son départ de l’armée condamnée, dans les premiers jours de décembre 1812, Napoléon reçoit Davout, avec les autres maréchaux, d’une façon amicale. En effet, il souhaite laisser derrière lui un groupe de généraux aussi loyaux que possible. Cependant, il n’y a pas de doute que Davout est tombé en défaveur. Il sera, par exemple, le seul maréchal ayant pris part à toute la campagne de Russie à ne pas être autorisé à retourner en congé en France en 1813. Quand l’armée est réorganisée pour la campagne de printemps, Davout est envoyé à Hambourg pour punir les civils Allemands de ne pas être de bons Français. Après la bataille de Leipzig, il est laissé sans ordres, pendant que l’ensemble de l’armée recule derrière le Rhin. Encerclé et assiégé par une armée alliée, il va tenir Hambourg jusque après l’abdication de Napoléon, et il ne remettra son commandement qu’à un général nommé par le nouveau gouvernement des Bourbons 

A son retour en France, au début de l’été 1814, Davout n’est pas reçu par Louis XVIII et les royalistes. [21]  Il se retire dans ses terres, au sud de Paris, et on lui interdit de venir dans la capitale. 

Quand Napoléon revient de l’île d’Elbe, en mars de 1815, Davout, qui n’avait jamais juré la fidélité à Louis XVIII, comme l’on fait la plupart de ses camarades maréchaux – offre de nouveau ses services. C’est la première fois qu’il revoit l’empereur depuis le départ de ce dernier de Russie en 1812. Bien qu’il demande un commandement dans l’armée, Napoléon insiste pour qu’il accepte un travail de bureau, celui de ministre de la guerre. L’empereur a besoin d’un organisateur et un homme discipliné qui, par la seule vertu de son expérience militaire et de sa réputation incitera le respect et la loyauté à l’armée, sans être contrôlé voire dominé par les civils [22]. En dépit de leurs différents passés, Napoléon pense alors qu’il n’y a en France qu’un seul homme dans les mains duquel il pourra remettre Paris et son gouvernement lorsqu’il sera en campagne : cet homme, c’est  Louis Nicolas Davout. 

Le rapport entre l’empereur et son ministre de la guerre sera de besoin et de devoir. Beaucoup d’anciens  partisans anciens de Napoléon, les maréchaux Ney, Murat, Nicolas Oudinot, pour n’en mentionner que quelques-uns, soit n’offrir pas leur services, soit refusèrent de servir en raison de leurs services précédents. L’empereur avait un besoin impérieux d’hommes loyaux et capables, et Davout fut un apport au régime impérial. Mais il n’y avait plus l’attachement qui avait marqué les premières années de l’empire. Davout voyait toujours Napoléon comme le sauveur de la révolution et le meilleur gouvernement pour la France. Mais l’attachement personnel, que Davout avait ressenti dans les années avant 1812, avait diminué. Il  continuait d’associer Napoléon à la France et, donc, il pensait qu’il était de son devoir de servir, mais sa considération principale, ce faisant, était maintenant la France.

Quand Napoléon revient de Waterloo, Davout est un des seuls à conseiller de continuer la lutte. Mais quand l’empereur d’abord hésite, puis refuse de dissoudre les assemblées, Davout soutient l’abdication. En tant que commandant militaire de Paris et chef de l’armée, il arrangera le transfert  de Napoléon à Malmaison, puis finalement à Rochefort. 

Davout restera loyal à Napoléon jusqu’après la deuxième abdication. Il empêchera Joseph Fouché et les anti-bonapartistes d’utiliser l’ex empereur comme monnaie d’échange dans leurs négociations avec les Alliés. La deuxième abdication coupe le lien unissant Napoléon et Davout. 

Leur rapport s’était terminé en termes presque neutres, comme il avait commencé. Napoléon avait eu besoin de et avait utilisé Davout, sans que ce dernier devienne un ami ou un confident très proche. Le maréchal su gré à Napoléon de tout ce qu’il avait fait pour lui et pour la France.


Notes

[1] Vicomte d’Avout, Les d’Avouts: étude généalogique d’une famille d’ancienne chevalerie du duché Bourgogne. (n.p., 1952), p. 10.

[2] Davout ne fut pas camarade de classe du jeune Napoléon Bonaparte. Napoléon quitta l’école militaire juste avant l’arrivée de Davout.

[3] Napoléon I, Correspondance Napoléon Ier. 32 vols. No. 3452, à Davout, 10 octobre 1798, (Paris: Imprimerie Impériale, 1858-70), vol. 5, pp. 66-67. [dans la suite  : Corresp. Nap.]

[4] L’un des plus ardents critique du général Bonaparte fut le général Alexandre Dumas, le supérieur immédiat de Davout durant l’été et l’automne 1798.

[5] The Duchess d’Abrantes, Madame Junot, Memoirs of Napoleon, His Court and Family. (London: 1836), vol. 2, pp. 38-39.

[6] Ibid., vol. 2, p. 39.

[7] Louis-Antoine Fauvelet de Bourrienne, Memoirs of Napoleon Bonaparte. vol. 4, p. 292.

[8] Armand-Augustin Marquis de Caulaincourt, Duc de Vicence, Mémoires du général de Caulaincourt, duc de Vicence, grand écuyer de l’empereur. (Paris: Plon, 1933), vol. 1, p. 342.

[9] In Joseph Vigier, Davout: maréchal d’empire, duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl. 2 vols, (Paris: Paul Ollendorff, 1898), vol. 1, p. 25

[10] Adélaïde-Louise de Blocqueville, Le Maréchal Davout prince d’Eckmühl: correspondance inédite 1790-1815: Pologne, Russie, Hambourg. 4 vols. (Paris: Perrin, 1887). vol. 2, p. 160. Adélaïde-Louise était la fille de Davout.

[11] Ibid., vol. 2, p. 261.

[12] Ibid., vol. 2, p. 262.

[13] Bourrienne, Memoirs of Napoleon Bonaparte. vol. 3, pp. 178-79.

[14] Paul-Philip, Comte de Ségur, History of the Expedition to Russia Under-taken by the Emperor Napoleon in the Year 1812. (London: Treuttel and Wurtz, 1827), vol. 1, p. 97.

[15] Ibid., vol. 1, pp. 97-98.

[16] Joseph, Comte Vigier, Davout: maréchal d’empire, duc d’Auerstaedt, prince d’Eckmühl, 2 vols. (Paris: 1898); Charles Joly, Le Maréchal Davout: prince d’Eckmühl, (Auxerre: 1864); L.-J.-Gabriel, de Chénier, Histoire de la vie politique, militaire et administrative du maréchal Davout, (Paris: 1866).

[17] See Corresp. Nap., No. 18911, July 6, 1812, vol. 24, p. 28

[18] Ibid., No. 18984, July 20, 1812, vol. 24, pp. 93-94. Ségur écrira plus tard que Napoléon accusa Davout « d’avoir favoriser la fuite de l’aile gauche des russes en restant 4 jours à in Minsk. » See Ségur, History of the Expedition to Russia, vol. 1, p. 151.

[19] See Ségur, History of the Expedition to Russia, vol. 1, p. 281.

[20] Caulaincourt, Mémoires, vol. 2, p. 158.

[21] Suite à sa défense du maréchal Ney lors de son procès pour trahison (automne 1815), Davout sera envoyé en exil. Ce n’est qu’en1818, grâce à l’intervention de ses amis à la Cour, – en particulier du maréchal Nicolas-Charles Oudinot, que Davout sera reçu à la Cour et complètement réhabilité.  S’il rechercha  la réconciliation avec les Bourbons, ce fut seulement pour le bien de sa famille.

[22] Napoléon n’avait pas oublié l’affaire Malet de 1812, lorsque ce général annonça la mort de l’empereur en Russie et essaya de prendre possession du gouvernement à Paris.